Fragment Philosophes n° 8 / 8 – Papier original : RO 255-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 199-200 p. 61 v° / C2 : p. 87

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 167-168 / 1678 n° 1 p. 165

Éditions savantes : Faugère II, 92, VI / Havet VIII.4 / Michaut 535 / Brunschvicg 350 / Tourneur p. 215-4 / Le Guern 136 / Lafuma 146 / Sellier 179

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Bibliographie

 

BALZAC J.-L. Guez de, Socrate chrétien, in Œuvres de J.-L. de Guez de Balzac, II, éd. L. Moreau, Paris, Lecoffre, 1854.

BUSSON Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 35 sq.

ÉPICTÈTE, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian son disciple, translatés du grec en françois par F. Jean de Saint-François, dit le P. Goulu, Paris, Jean de Heuqueuille, 1630.

GUION Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002.

JULIEN-EYMARD D'ANGERS, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954, p. 158.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 159 sq.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier,143, anno XVIII, fasc.. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

 

Éclaircissements

 

Stoïques.

Ils concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois

 

C’est la généralisation abusive du point de vue de la variété interne : L’art de persuader, § 11. « il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de soi-même dans les divers temps ». L’idée de l’inconstance de l’homme a été développée dans les liasses Vanité et Misère. Voir notamment Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87) : Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l'âme diverses inclinations, car rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme. Et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit d'une même chose.

Ce thème de l’inconstance est amplement développé chez Montaigne, Essais, II, 1, De l’inconstance de nos actions, éd. Balsamo, I, p. 357 : « Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui ». Il le sera aussi dans La Rochefoucauld, Maximes, n° 135, éd. Truchet, Garnier, p. 36 : « On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres. »

Pascal applique ici cette remarque à la qualité de constance, l’une des vertus majeures de la morale stoïcienne. Il en donne une définition qui lui est personnelle. Comme l’indique l’édition Havet, Pensées, I, Delagrave, 1866, p. 118, le mot constant, employé plus bas à propos des chrétiens, s’entend le plus souvent au sens stoïcien, comme la force d'âme qui ne se laisse vaincre ni au plaisir ni à la douleur. Pascal l’entend en un sens plus abstrait et plus compréhensif, comme la capacité de faire toujours ce qu'on peut quelquefois, c’est-à-dire de faire au moment suivant ce que l’on a fait au précédent et en général de faire à tout moment ce qu’on a fait une fois, indépendamment des circonstances extérieures.

Pascal nie que l’on ait droit de conclure de ce qu’on fait à un moment donné à ce que l’on peut toujours faire : ce n’est pas parce qu’un homme a pu être courageux ou héroïque à un moment qu’il peut l’être constamment durant toute son existence. La matière de cette pensée a pu lui être fournie par une réflexion sur l’héroïsme tragique, notamment par le plaidoyer dramatique que prononce Horace dans la pièce de Corneille, V, 2, sur laquelle Pascal a réfléchi :

« Sire, c'est rarement qu'il s'offre une matière

À montrer d'un grand cœur la vertu toute entière.

Suivant l'occasion elle agit plus ou moins,

Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.

Le peuple, qui voit tout seulement par l'écorce,

S'attache à son effet pour juger de sa force ;

Il veut que ses dehors gardent un même cours,

Qu'ayant fait un miracle, elle en fasse toujours :

Après une action pleine, haute, éclatante,

Tout ce qui brille moins remplit mal son attente:

Il veut qu'on soit égal en tout temps, en tous lieux;

Il n'examine point si lors on pouvait mieux,

Ni que, s'il ne voit pas sans cesse une merveille,

L'occasion est moindre, et la vertu pareille :

Son injustice accable et détruit les grands noms;

L'honneur des premiers faits se perd par les seconds;

Et quand la renommée a passé l'ordinaire,

Si l'on n'en veut déchoir, il faut ne plus rien faire. »

La pensée de Pascal va pourtant plus loin que celle de Corneille : celui-ci suppose en effet que la vertu demeure constante et que c’est seulement l’occasion qui lui manque pour se révéler ; Pascal, lui, pense que c’est la vertu elle-même qui ne saurait se maintenir égale. Il illustre plus bas sa pensée par un exemple emprunté à la médecine : « Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter ». La fièvre est, selon la médecine de l’époque, une maladie qui vient d’une intempérie chaude et sèche du sang et des humeurs, qui du cœur se communique à tout le corps par les veines et les artères, et qui se connaît par une violente agitation du pouls et est ordinairement précédée de frisson. Furetière en distingue plusieurs types. Un « transport furieux » peut amener un homme à accomplir des actions extraordinaires qu’il sera incapable de réitérer lorsqu’il sera revenu à lui-même.

Noter l’ironie par laquelle Pascal procède à une inversion des comparaisons conventionnelles. Ordinairement, on assimile la maladie à un état de diminution des forces. Ici, Pascal rapporte au contraire à une maladie les grands actes d’héroïsme que l’homme accomplit parfois.

 

 Portée théologique de cette remarque

 

L’expression on peut toujours ce qu'on peut quelquefois prend un relief saisissant lorsqu’on la rapproche des Écrits sur la grâce, que Pascal a composés en 1655-1656, à l’occasion des controverses sur le pouvoir prochain et la grâce efficace (voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 592 sq.). Elle souligne le caractère synthétique de la pensée de Pascal, qui saisit selon des cadres unificateurs des problèmes apparemment éloignés.

Pascal établit visiblement une correspondance entre le stoïcisme philosophique et les formes théologiques modernes du pélagianisme et du semi-pélagianisme, comme le molinisme, qui consistent en effet, selon la Lettre sur la possibilité des commandements, à penser que l’homme a toujours le pouvoir prochain de faire ce qu’il a fait une fois (voir sur ce point les commentaires de J. Mesnard, OC III, p. 597 sq.). Selon la Lettre sur la possibilité des commandements, la doctrine des molinistes veut qu'une action de bien est toujours possible à l’homme, parce que, soit par sa force intrinsèque, soit par un secours de grâce que Dieu lui accorde toujours, il a constamment le pouvoir prochain de bien agir. D’autre part, la théologie semi-pélagienne de la grâce suffisante, contre laquelle Pascal a écrit la deuxième Provinciale et la Lettre sur la possibilité des commandements, soutient que par une grâce habituelle toujours présente à la disposition des hommes, ceux-ci ont en permanence le pouvoir prochain de prier, qui leur permet d’obtenir à coup sûr la grâce de prier, qui leur assure à son tour le pouvoir prochain d’accomplir les commandements et de faire le bien à l’instant suivant. Sous des formes différentes, pélagianisme, semi-pélagianisme et molinisme consistent donc bien à affirmer que ce qu'on peut faire une fois, on peut le faire à l’instant suivant, c’est-à-dire toujours. Les stoïciens sont en quelque sorte dans la philosophie païenne ce que le pélagianisme et le molinisme sont dans la religion chrétienne : ils croient que parce que l’homme a pu faire le bien une fois, il est toujours capable de le faire ensuite, ou, comme dit Pascal, à l’instant suivant.

Dans ses textes théologiques, surtout la Lettre sur la possibilité des commandements, Pascal établit au contraire que ce n’est pas parce qu’on a à un moment le pouvoir prochain d’accomplir les commandements qu’on est assuré de l’avoir à l’instant suivant, et que ce n’est pas parce qu’un homme a pu accomplir les commandements que tous les autres peuvent le faire. L’erreur des stoïciens est donc substantiellement la même que celle des molinistes, à ceci près qu’elle revêt une forme philosophique, et non pas théologique.

Voir Busson Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, p. 397 sq., sur ce rapprochement avec le pélagianisme tel qu’il se manifeste dans les Provinciales.

Ce rapprochement du stoïcisme avec le pélagianisme n’est du reste pas propre à Pascal. On trouve chez Nicole l’idée que le stoïcisme est un avatar du pélagianisme. Voir Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, p. 485 sq. C’est aussi une thèse de Jansénius : voir Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 158.

 

et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi.

Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter.

Épictète conclut de ce qu’il y a des chrétiens constants que chacun le peut bien être.

 

La critique du caractère abusif de l’inférence de ce que l’on fait à un moment donné à ce que l’on peut faire toujours est complétée par celle de la généralisation du point de vue de la variété externe. Après avoir dit que ce n’est pas parce qu’un homme a pu être courageux ou héroïque à un moment qu’il peut l’être au suivant, il ajoute à présent que ce n’est pas parce que certains individus sont constants que les autres, et par extension tout le monde, peuvent l’être. L’idée est différente, dans la mesure où elle concerne non la notion de la constance en elle-même, mais l’idée qu’elle pourrait constituer un pouvoir partagé par tous les hommes.

Pascal s’appuie sur un cas concret emprunté au stoïcien Épictète.

L’exemple est tiré du jugement que le stoïcien Épictète portait sur la constance des chrétiens devant la persécution qui les accablait. Épictète semble avoir été frappé par la constance des chrétiens, qu’il attribue à l’habitude, sans avoir pour autant une idée bien précise de leur doctrine.

Épictète, Entretiens, IV, VII, 6. La traduction d’Épictète par Goulu, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian son disciple, translatés du grec en françois par F. Jean de Saint-François, 1630, p. 559, est assez obscure : « Quel tyran lui peut encore être formidable ? quels hallebardiers ? quelles épées ? Que si par une espèce de manière, aucun peut être ainsi disposé, à l’endroit de ces choses, et par une coutume comme les Galiléens, [Ainsi appelaient-ils les chrétiens], personne ne pourra-t-il apprendre par raison et démonstration, que Dieu a fait tout ce qui est au monde ? » Voir Les Stoïciens, éd. Pléiade, p. 1080 : Épictète imagine un homme qui parvient à ne pas tenir compte des choses qui ne dépendent pas de lui : « quel tyran, quels gardes, quelles épées pourraient encore l’effrayer ? » : un tel homme n’aurait peur de rien. « Voilà donc un homme que la folie pourrait mettre dans ces dispositions, comme l’habitude y met les Galiléens ». Épictète demande si l’on ne peut pas, dans ces conditions, comprendre par raison que Dieu a créé le monde, et que l’homme, « s’il place son bien et son utilité » dans ce qui dépend de la volonté, « sera libre, heureux, fortuné, hors d’atteinte, généreux, pieux, reconnaissant envers Dieu en toute chose ».

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 118. Balzac a rappelé le passage d'Épictète en question dans son Socrate chrétien, Discours III, in Œuvres de J.-L. de Guez de Balzac, II, éd. L. Moreau, Paris, Lecoffre, 1854, p. 29-30. « C’était donc dans les joies et dans les plaisirs, qu’ils disaient à Dieu c’est assez, et qu’ils lui demandaient des trêves et du relâche, et non pas dans les supplices et dans les tourments. Ô mon âme, que d’honneur et de gloire ! ô mon imagination, que de délices et de douceurs, s’écriaient-ils au milieu des flammes ! En cet état-là, pour parler encore le langage de la primitive église, ils étaient pleins, ils étaient possédés de Jésus-Christ. Jésus-Christ avait pris la place de leur esprit et de leur raison : ils n’étaient plus animés que de Jésus-Christ : ils ne songeaient plus qu’à lui : ils ne se souvenaient plus que de lui : il leur tenait lieu de toutes choses. Ce n’était plus amour ni constance ; c’était une aliénation de sens, une maladie surnaturelle, une sainte, une divine fureur.

Aussi les païens s’en étonnaient-ils, et en faisaient des proverbes. Vous le pouvez voir dans les propos d’Épictète, recueillis par Arrien. Ils parlaient des chrétiens, comme de personnes travaillées d’une mélancolie incurable ; personnes tentées par le désespoir ; ennemies du jour et de la lumière. À leur dire, c’étaient des gens qui voulaient périr ; qui s’ennuyaient en ce monde ; (ce sont les différents termes dont ils se servaient) qui se dévouaient, qui se précipitaient à la mort. »

Épictète attribue la constance des chrétiens devant les supplices au désir de la gloire, c’est-à-dire à la libido excellendi.

Il conclut du fait que les chrétiens sont capables, animés par le désir de la gloire, de se montrer constant devant la douleur et la mort, les autres hommes peuvent bien le faire sous l’action d’une passion équivalente. L’induction est évidemment défectueuse : ce n’est pas parce que quelques individus se montrent capables d’une action que tous les autres le sont aussi. Pascal a déjà évoqué ce point, justement à propos d’Épictète, dans le fragment Raisons des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133). Épictète […] ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens. En d’autres termes, comme le règlement de son cœur échappe à l’homme, il n’est pas possible d’inférer de ce peut faire l’un à ce que peuvent faire les autres.

Cette libido excellendi, est en tous les hommes depuis le péché originel, selon Jansénius, Pentateuchus, Caput tertium Geneseos, p. 23. « Eritis sicut dii, non naturâ vel omnipotentiâ vel omniscientiâ, sed per dignoscentiam boni et mali »..., savoir « dignosceris non ex praeceptis alienis, tanquam qui instructione egeatis, sed per vos ipsos propriâ industriâ, quid bonum, quid malum, quid appetendum quid fugiendum sit dignoscentes ». Augustin explique que Ève n’aurait pu le croire, s’il n’y avait déjà eu dans son esprit « amor quidam propriae potestatis », et « quaedam de se superba praesumptio, quae per illam tentationem fuerat convincenda et humilianda ». Le premier péché de l’homme a été la superbia, « seu amorem istius excellentiae ». « Non quasi talis amor excellendi innatus sit, et intensus in natura rationali etiam integra et perfecta, hoc enim et falsum est et male à quodam recentiore Aug. imponitur, sed quia talis amor tanquam primum peccatum auditis illis verbis exortus est : quem Aug. vocat saepissime amorem propriae potestatis. »

Sur ce point aussi la critique qu’il oppose à la philosophie stoïcienne fait écho aux controverses théologiques sur la grâce. Cette thèse, comme la précédente, fait écho à une controverse d’ordre théologique à laquelle Pascal a pris part. Il a pu réfléchir sur ce problème lors de la rédaction des Écrits sur la grâce et lors de la controverse sur la grâce suffisante, à l’époque des premières Provinciales. Le propre de cette grâce, de quelque manière qu’on l’entende, consiste en ce que, même après le péché originel, elle est présente à tous les hommes, qui peuvent en disposer comme ils veulent. Si l’on admet, comme les molinistes, que cette grâce suffisante est assez puissante pour permettre à chaque homme de passer à l’acte et de faire le bien, il est clair, puisqu’elle est supposée mise à la disposition de chacun, que ce que certains hommes peuvent faire, les autres le peuvent aussi.

 

 La grâce suffisante

 

En fait, le mot latin sufficiens ne signifie pas exactement assez grand pour produire un effet, comme on l’entend dans le langage ordinaire, mais plutôt qui fournit ou apporte une aide propre à produire cet effet.

Sur la grâce suffisante, voir la Provinciale II et le Traité de la prédestination, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.

Voir aussi Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, article Grâce, p. 291, et les explications de Saint Thomas, Somme théologique, Ia IIae, Q. 109-114, La grâce, tr. Héris, p. 358 sq. et p. 371 sq.

Comme l’écrit J. Mesnard, OC III, p. 605, la distinction entre grâce suffisante et grâce efficace chez les thomistes est conçue selon le modèle de la distinction aristotélicienne entre la puissance et l'acte. Pour les augustiniens, Dieu donnait à Adam avant le péché, une grâce habituelle et permanente qui le mettait en état de faire librement le bien ou le mal selon sa volonté. Après le péché originel, selon les augustiniens, cette grâce demeure attachée à la nature de l’homme, mais elle est devenue trop faible pour surmonter la blessure causée par le péché, et ne comprend plus le passage à l'acte, qui est réservé à l’action de la grâce efficace. Il faut donc, pour que l’homme puisse faire des actions conformes à la volonté de Dieu, que cette grâce suffisante soit renforcée par la grâce efficace. Cependant, si la grâce suffisante, attachée à la condition première de l’homme, subsiste dans l’état de nature corrompue intacte et entière en tous les hommes, la grâce efficace, elle, est due à la pure miséricorde de Dieu, et n’est donnée qu’à ceux que Dieu choisit : cette grâce efficace n’est pas donnée à tous les hommes, et elle n’est pas accordée en permanence à un même homme. De sorte que l’on ne peut dire ni que ce qu’un homme a fait à un moment donné, il pourra le refaire à l’instant suivant (c’est l’objet de la Lettre sur la possibilité des commandements dans les Écrits sur la grâce), ni que ce qu’un homme peut faire, les autres peuvent le faire aussi.

La controverse sur la grâce et le pouvoir prochain de 1655-1656 provient du fait que les molinistes soutenaient que la grâce suffisante était assez forte pour mettre l’homme en état de faire le bien par sa seule force, ou au moins, dans la pensée de certains théologiens, pour permette à l’homme de demander par la prière ce pouvoir à Dieu, qui ne le refuse jamais lorsque la prière est sincère. La doctrine des molinistes est analogue à celle des semi-pélagiens : selon eux, la grâce suffisante est une grâce donnée à tous, qui conduit à l’effet : voir Arnauld, Seconde Lettre à un duc et pair, p. 203 et p. 311 sq. Selon le P. Annat, la grâce intérieure ne manque jamais, et elle est à la disposition de tous. Il en résulte que l’homme a toujours la grâce nécessaire pour faire le bien, et que, comme cette grâce suffisante est commune à tous, ce qu’un homme fait, les autres le peuvent aussi.

Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, Livre IV, Troisième point, Œuvres, XVIII, p. 310 sq. Des prétendues grâces suffisantes données à tous les hommes. État de la question, p. 310. « Les disciples de Molina soutiennent après les semi-pélagiens que la grâce de Jésus-Christ, nécessaire pour le salut, est donnée si généralement à tous les hommes sans exception que ni ceux qui avant Jésus-Christ sont demeurés ensevelis dans les ténèbres de l'idolâtrie, ayant été abandonnés à leurs propres désirs, selon l'Écriture, ni ceux qui, depuis son Incarnation, n'ont point ouï parler de son Évangile et de ses mystères, ni les enfants qui meurent sans pouvoir renaître en Jésus-Christ par le baptême, ni enfin aucun homme, tel qu'il puisse être, hérétique, juif, turc, païen, athée, n'ont jamais manqué de moyens ni de grâces suffisantes pour se sauver. Les disciples de saint Augustin soutiennent au contraire  [...] que cette grâce du Sauveur n'est point donnée à tous les hommes indifféremment, mais que, comme elle n'est vraiment grâce que parce qu'elle est entièrement gratuite [...], Dieu la donne à qui il lui plaît, par sa seule miséricorde, et ne la donne pas aux autres, par un jugement très juste, quoique souvent très caché... »

Le caractère général de cette grâce suffisante, dans la doctrine moliniste, permet de conclure sans paralogisme que si un homme peut faire le bien grâce à elle, tous les hommes le peuvent aussi. En augustinien en revanche, Pascal pense que comme Dieu ne donne pas la grâce efficace à tous les hommes, il est impossible de conclure de ce qu’un homme ne pèche pas qu’un autre peut ne pas pécher, puisque la grâce efficace qui pourrait l’en rendre capable n’appartient qu’à Dieu.

L’opposition entre le stoïcien Épictète et Pascal est de même ordre. Parce qu’il ignore « qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur », le stoïcien pense que si un homme peut être sage, tout homme peut parvenir à l’être. Pascal pense au contraire que comme « il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur », l’inférence d’un à tous n’est pas recevable.

 

 Portée et signification du fragment

 

Dans le cadre argumentatif des Pensées, au-delà de la critique des paralogismes du stoïcien Épictète, Pascal s’en prend ici à la présomption dont témoigne la méconnaissance de l’inconstance de l’homme. Voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 159 sq. : La présomption est un concept anti-stoïcien, que Pascal emprunte à Montaigne pour ruiner la prétention de la seconde nature à revendiquer sa grandeur et sa perfection, et à disqualifier Épictète dans la liasse Philosophes des Pensées : p. 160-161. C’est un vice spécifiquement stoïcien : Épictète, selon L’entretien, « se perd dans la présomption de ce qu'on peut ». Elle consiste à conclure qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois. C’est la première figure philosophique de l’amour propre, qui révèle la misère de l’homme dans la méconnaissance qu’il a de son infirmité et de ses incapacités. La liasse Philosophes affirme l’échec d’une philosophie de la grandeur, confiante dans les capacités de la volonté humaine, qui ne peut que se pervertir en philosophie de l’orgueil.