Fragment Prophéties n° 23 / 27  – Papier original : RO 442-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Prophéties n° 359 p. 171 / C2 : p. 205

Éditions savantes : Faugère II, 273, X / Havet XXV.163 / Brunschvicg 756 / Tourneur p. 288-2 / Le Guern 325 / Lafuma 344 / Sellier 376

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 176.

PERATONER Alberto, Blaise Pascal, Ragione, rivelazione e fondazione dell’etica. Il percorso dell’Apologie, I, Venise, Cafoscarina, 2002.

VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § XVIII, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010.

 

 

Éclaircissements

 

Que peut‑on avoir sinon de la vénération

 

Vénérable : le mot ne désigne pas une dignité extérieure, mais le fait qu’un homme possède une connaissance authentique, en l’occurrence celle de la vraie nature de l’homme. La religion est digne de vénération parce qu’elle a bien connu l’homme (Ordre 10). C’est en fait tout le premier mouvement de l’apologie qui a montré ce point.

Ce fragment combine des idées proposées dans deux liasses précédentes. L’idée que la religion chrétienne est vénérable parce qu’elle connaît le vrai bien provient de la liasse Rendre la religion aimable. D’autre part, le fait que Moïse, David et les prophètes en général étaient habiles hommes, contrairement aux philosophes, capables de soutenir les doctrines les plus absurdes, a été évoquée dans Loi figurative.

On retrouve ici un fil argumentatif déjà présent dans la liasse Ordre.

Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46). Ordre. Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.

L’idée que la vérité  chrétienne est vénérable se trouve déjà dans la Provinciale XI, § 6. « Comme les vérités chrétiennes sont dignes d'amour et de respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine ; parce qu'il y a deux choses dans les vérités de notre Religion ; une beauté divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables ; et qu'il y a aussi deux choses dans les erreurs ; l'impiété qui les rend horribles, et l'impertinence qui les rend ridicules. Et c'est pourquoi comme les Saints ont toujours pour la vérité ces deux sentiments d'amour et de crainte, et que leur sagesse est toute comprise entre la crainte, qui en est le principe, et l'amour qui en est la fin ; les Saints ont aussi pour l'erreur ces deux sentiments de haine et de mépris, et leur zèle s'emploie également à pousser avec force la malice des impies, et à confondre avec risée leur égarement et leur folie. »

Mais le présent fragment montre que la vénération que méritent les prophètes tient à d’autres caractères, plus complexes, qui ont été évoqués dans certains fragments précédents.

 

d’un homme

 

Problème : à quel est l’homme pense ici Pascal ? C’est nécessairement un prophète, puisqu’il prédit clairement des choses qui arrivent. On peut tenter de préciser en s’appuyant sur le fait que cet homme déclare son dessein et d’aveugler et d’éclaircir.

Fondement 5 (Laf. 228, Sel. 260). Que disent les prophètes de Jésus-Christ ? Qu’il sera évidemment Dieu ? non mais qu’il est un Dieu véritablement caché, qu’il sera méconnu, qu’on ne pensera point que ce soit lui, qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté puisque nous en faisons profession. Mais, dit-on, il y a des obscurités et sans cela on ne serait pas aheurté à Jésus-Christ. Et c’est un des desseins formels des prophètes : excaeca. Excaeca : Isaïe, VI, 10. Voir le commentaire de cette formule dans la traduction d’Isaïe par Sacy : « Aveuglez le cœur de ce peuple. Quand Dieu dit à Isaïe Aveuglez le cœur de ce peuple, ce n’est pas que celui qui est la bonté et la sainteté même, puisse avoir aucune part à la malice de l’homme : mais il prédit l’effet que la prédication de sa parole doit produire dans le cœur des Juifs, comme s’il lui disait : Éclairez ce peuple, faits-lui entendre ma volonté ; mais la lumière que vous lui présenterez ne servira qu’à l’aveugler davantage. Il se bouchera les oreilles, et il fermera les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n’entendent, et que son cœur ne se convertisse. C’est pourquoi l’on peut dire dans ces rencontres, que toute gloire est due à Dieu, et la confusion à l’homme ; parce que Dieu ne tend qu’à éclairer l’homme, et à la guérir, et que l’homme au contraire s’endurcit le cœur par les mêmes choses qui auraient dû le porter à se convertir. Ainsi lorsque l’œil qui est gâté par une mauvaise humeur, s’expose au soleil, il en devient encore plus malade. Et alors on n’accuse pas le soleil de cet effet si mauvais, mais on l’attribue à l’indisposition de l’œil. »

Pascal penserait donc plutôt à Isaïe. Mais on peut aussi penser à Moïse, que le fragment Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268) présente comme un « habile homme » digne de vénération : Principe : Moïse était habile homme. Si donc il se gouvernait par son esprit il ne devait rien mettre qui fût directement contre l’esprit.

 

qui prédit clairement des choses qui arrivent et qui déclare son dessein et d’aveugler et d’éclaircir et qui mêle des obscurités parmi des choses claires qui arrivent ?

 

Cette formule réunit des éléments qui ont été proposés dans les liasses précédentes et forment à présent un ensemble.

Pascal se place ici à deux niveaux différents et conjoints.

D’une part, au premier degré, les prophètes annoncent des événements à venir, et leur prédiction s’avère exacte. Comme ils parlent clairement, la réalisation de leurs prédictions est susceptible de vérification. Ils sont donc « habiles » et dignes de considération. D’autre part, cette formule fait directement allusion à la doctrine des prophéties comme miracle subsistant : comme la prophétie n’entre pas dans les dons naturels des hommes, et comme la prophétie est preuve de divinité (Prophéties VI - Laf. 489, Sel. 735), ces prophètes sont dignes de vénération.

Preuves de Jésus-Christ 17 (Laf. 315, Sel. 346). Moïse d’abord enseigne la Trinité, le péché originel, le Messie.

David grand témoin. Roi, bon, pardonnant, belle âme, bon esprit, puissant. Il prophétise et son miracle arrive. Cela est infini.

Pascal insiste sur la réalisation de ces prédictions dans les fragments suivants.

Prophéties 17 (Laf. 338, Sel. 370). Prédictions. Qu’en la quatrième monarchie, avant la destruction du second temple, avant que la domination des Juifs fût ôtée en la soixante-dixième semaine de Daniel, pendant la durée du second temple les païens seraient instruits et amenés à la connaissance du Dieu adoré par les Juifs, que ceux qui l’aiment seraient délivrés de leurs ennemis, remplis de sa crainte et de son amour.

Et il est arrivé qu’en la quatrième monarchie avant la destruction du second temple, etc. les païens en foule adorent Dieu et mènent une vie angélique. [...] Qu’est-ce que tout cela ? c’est ce qui a été prédit si longtemps auparavant ; depuis deux mille années aucun païen n’avait adoré le Dieu des Juifs et dans le temps prédit la foule des païens adore cet unique Dieu. Les temples sont détruits, les rois mêmes se soumettent à la croix. Qu’est-ce que tout cela ? C’est l’esprit de Dieu qui est répandu sur la terre.

Prophéties 18 (Laf. 339, Sel. 371). Les prophètes ayant donné diverses marques qui devaient toutes arriver à l’avènement du Messie, il fallait que toutes ces marques arrivassent en même temps. Ainsi il fallait que la quatrième monarchie fût venue lorsque les septante semaines de Daniel seraient accomplies et que le sceptre fût alors ôté de Juda. Et tout cela est arrivé sans aucune difficulté et qu’alors il arrivât le Messie et Jésus-Christ est arrivé alors qui s’est dit le Messie et tout cela est encore sans difficulté et cela marque bien la vérité de prophétie.

D’autre part, au niveau second, les prophètes sont habiles et ne manquent pas de sens, au sens du fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), dans la mesure où, quoique clairs dans leurs prédictions, ils savent accorder leur dessein d’aveugler et d’éclaircir et la présence de certaines obscurités parmi des choses claires qui arrivent. Ce dessein a été annoncé dans les fragments suivants :

Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.

[...] Principe : Moïse était habile homme. Si donc il se gouvernait par son esprit il ne devait rien mettre qui fût directement contre l’esprit.

Laf. 594, Sel. 491. Conduite générale du monde envers l’Église. Dieu voulant aveugler et éclairer.

Miracles II (Laf. 835, Sel. 423). Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants, mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres, mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale pour le moins l’évidence du contraire, de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre, et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur. Et par ce moyen il y a assez d’évidence pour condamner, et non assez pour convaincre, afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent c’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu’en ceux qui la fuient c’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir.

Les prophètes méritent ainsi vénération à deux titres : d’une part parce qu’ils annoncent clairement des choses vraies, d’autre part parce que leur manière de parler s’accorde avec le dessein qu’ils déclarent d’éclairer et d’obscurcir.

La volonté de combiner clarté et obscurité chez les prophètes est une conséquence de celle de Dieu, exprimée dans le fragment Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264) : On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres.

Voltaire a fermement réagi contre cet argument. Voir les Lettres philosophiques, XXV, § XVIII, éd. O. Ferret et A. McKenna, p. 175. « Voilà d’étranges marques de vérité qu’apporte Pascal ! Quelles autres marques a donc le mensonge ? Quoi ! il suffirait, pour être cru, de dire : Je suis obscur, je suis inintelligible ! Il serait bien plus sensé de ne présenter plus aux yeux que les lumières de la foi, au lieu de ces ténèbres d’érudition ».