Fragment Raisons des effets n° 12 / 21 - Papier original : RO 231-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 123 p. 33 v° et 35 / C2 : p. 51-52
Éditions savantes : Faugère I, 219, CXXXII / Havet V.2 bis / Michaut 497 / Brunschvicg 328 / Tourneur p. 190-3 / Le Guern 86 / Lafuma 93 / Sellier 127
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Bibliographie ✍
ALEXANDRESCU Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, p. 202 sq. COUSIN Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 182. DUNS SCOT, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, éd. Boulnois, Paris, P. U. F., p. 15-16. MARIN Louis, La critique du discours, Paris, éd. de Minuit, 1975. MESNARD Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 338 sq. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 205-206. |
✧ Éclaircissements
Raison des effets.
Renversement continuel du pour au contre.
Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi‑habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière.
Mesnard Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 339. ✍
Pascal utilise ici l’expression renversement du pour au contre dans le contexte restreint de la gradation des opinions dans la liasse Raisons des effets, pour désigner la relation d’opposition qui existe entre les opinions, et le passage d’une idée à l’idée contraire lorsque l’on suit la gradation dans le sens ascendant. Il est fréquent que les commentateurs emploient la même formule pour désigner le mouvement qui, dans l’ordre des liasses, passe de l’affirmation de la misère de l’homme à celle de sa grandeur, qui est résumé par le fragment Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163) :
S’il se vante je l’abaisse.
S’il s’abaisse je le vante.
Et le contredis toujours.
Jusqu’à ce qu’il comprenne
Qu’il est un monstre incompréhensible.
Mais les deux renversements du pour au contre n’opèrent pas de la même manière. Il s’agit bien dans les deux cas de passage d’un contraire à l’autre, mais la différence consiste en ce que la Gradation de Raisons des effets n’est pas strictement circulaire, dans la mesure où les opinions reviennent au même dans les degrés pairs et dans les degrés impairs, sans être pour autant entièrement identiques, alors que dans la dialectique de la grandeur et de la misère, on a affaire à un véritable cercle, dont il n’est possible de sortir qu’en remettant en cause toute la manière dont le problème de la condition humaine a été posé. Sur cette deuxième forme de renversement du pour au contre, voir la bibliographie du fragment Contrariétés 13.
Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles.
Le mot donc indique qu’il s’agit d’une conclusion : c’est une accroche, ou ce que E. Martineau appelle une ligature, avec un autre texte, ou avec un texte que Pascal n’a pas encore écrit, mais qui devrait précéder celui-ci. On peut effectuer le raccord avec Raisons des effets 9.
Et toutes ces opinions sont détruites.
Et toutes ces opinions sont détruites : le mot détruites est original et peu courant. Que signifie le verbe détruire ? Il n’est équivalent ni de récuser, ni de réfuter.
Dans l’Entretien avec M. de Sacy, c’est le mot qu’emploie Pascal pour dire que Montaigne « détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes » ; voir l’éd. J. Mesnard et P. Mengotti, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 101.
Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, éd. Boulnois, Paris, P. U. F., p. 15-16. Duns Scot emploie couramment le terme de destruction comme synonyme de réfutation. Mais le concept de destruction implique une rigueur méthodique supplémentaire. Par opposition à la manière d’argumenter constructivement, en procédant destructivement on rejette une conséquence comme fausse. Détruire, c’est procéder dans l’ordre à
une délimitation du champ des prédicats possibles,
une réduction des prédicats de la conclusion à leur fondement,
une destitution de l’ordre philosophique envisagé.
Construire, c’est opérer la même délimitation et la même réduction, sans que le troisième moment intervienne, puisqu’aucune contradiction ne surgit.
Chez Pascal, la destruction ne réfute pas seulement l’idée ; elle enferme une disqualification du point de vue à partir duquel cette opinion est formulée. En raison d’une sorte de relativisme ambiant, nous admettons souvent qu’une opinion diffère de la nôtre en déclarant que c’est une question de point de vue, et que tous les points de vue ont leur légitimité ; cela permet de ne se brouiller avec personne. Dans le cas présent, ce n’est pas seulement l’opinion du demi-habile qui est démontrée fausse ; c’est le point de vue du demi-habile dont il est montré que, ne prenant en compte qu’une partie de la réalité sociale, il ne peut pas répondre aux données du problème, et par conséquent qu’il n’est pas tenable. La destruction s’en prend au point de vue qu’elle discrédite plus qu’elle ne démontre par raisonnement la fausseté d’une thèse. On ne montre pas au demi-habile qu’il a tort : on considère que son point de vue est partiel, et qu’il ne pense pas assez. De ce fait, détruire une opinion ne suppose pas que celui dont on détruit l’opinion soit susceptible de passer au degré supérieur : le demi-habile demeure demi-habile, et ne devient jamais habile. De même le peuple, lorsqu’on lui montre que les grands ne sont pas ce qu’ils en croient, ne pensent qu’à remplacer ceux qu’ils jugent indignes par d’autres, qu’ils croient dignes, mais qui en réalité ne valent pas mieux. Autrement dit, le peuple est vain par nature, et il ne s’améliore pas.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple.
Paradoxe : toutes ces vanités [sont] très bien fondées, alors que le propre de la vanité est de manquer de fondement. Les opinions du peuple sont bien fondées, mais de manière extrinsèque, de sorte que le peuple ne voit pas quel est ce fondement, ni en quoi ses opinions sont pertinentes ; il n’y a que les habiles qui, de l’extérieur, constatent que le peuple pense et agit de manière convenable.
♦ Le mouvement peut-il continuer ?
Le fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124), ajoute deux degrés dont il n’est pas question ici : Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière.
Pourquoi Pascal n’en dit-il rien dans le présent fragment, alors que le lecteur est tout naturellement conduit à se demander en quoi le point de vue du dévot diffère de celui du demi-habile, et le point de vue du parfait chrétien de celui de l’habile.
On se poserait aussi la question de la continuation de la destruction mutuelle des opinions : l’opinion du demi-habile détruit celle du peuple, en montrant qu’il est dupe des apparences ; celle de l’habile détruit celle du demi-habile, en montrant que le peuple raisonne bien, et que le demi-habile n’a qu’une vue partielle. Mais l’opinion du dévot détruit-elle celle de l’habile ? Ce n’est pas évident, et on aurait aimé avoir là-dessus quelques indications. De même, le rapport de l’opinion du parfait chrétien à celle du dévot et de l’habile demanderait un éclaircissement.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.
Les éditions orthographient mal saines, comme les Copies. Seul Faugère édite « malsaines ».
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 201. Pascal avait d’abord choisi comme titre Opinions du peuple saines de la liasse Raisons des effets ; voir la table des matières des Copies.
Saines est sans doute choisi par homophonie avec vaines. Saint Augustin donne l’opposition de vanus et de sanus.
Que signifie saine ? Santé : convenable disposition et tempérament des humeurs et des parties d’un corps abimé, qui est cause qu’il fait bien ses fonctions (Furetière). C’est en ce dernier point que les opinions du peuple sont saines : elles permettent au peuple d’agir de manière à assurer un bon fonctionnement au corps social. Une opinion saine est une opinion qui n’est pas dangereuse.
Une même opinion peut donc être à la fois vaine, c’est-à-dire dépourvue de fondement, et saine, en ce sens qu’elle ne fait pas courir de danger à la société. L’opinion saine n’en est pas plus vraie ; mais elle coïncide avec la vérité pour ainsi dire par hasard : c’est en quelque sorte pour des raisons qui lui sont extrinsèques qu’elle tombe juste. Dans cette mesure elle n’est pas nocive, comme l’est par exemple l’opinion d’un demi-habile ou d’un frondeur qui conteste la légitimité des lois.
Une opinion peut être saine sans cesser d’être vaine.
Mais on peut préciser le rapport d’antonymie entre vanité et santé en remarquant que si les opinions vaines sont celles qui manquent de fondement, celles qui sont vaines bénéficient, sinon d’un fondement, du moins d’une certaine justification.
Marin Louis, La critique du discours, Paris, éd. de Minuit, 1975, p. 385. Les opinions du peuple sont saines parce que, dans le discours que tient le peuple, où s’applique réellement la force institutionnelle, s’exprime de façon transparente l’effet de cette force comme ensemble de signes imaginaires où cette force se conserve en se réfléchissant. Le peuple dit vrai lorsqu’il dit qu’il faut honorer les gentilshommes, mais il se trompe en prenant pour réel l’imaginaire, l’effet pour la raison de l’effet, savoir que la naissance est un avantage effectif. Elle n’est pas un avantage réel ou naturel, mais elle est un avantage réel comme effet réel d’une institution imaginaire. Le peuple raisonne bien en évaluant l’avantage procuré, mais il oublie seulement que l’institution n’a rien de naturel.