Fragment Raisons des effets n° 17 / 21 - Papier original : RO 232-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 129 à 132 p. 35 v°-37 / C2 : p. 53-54
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 276-277 / 1678 n° 10 p. 271-272 ;
Chap. XXVIII - Pensées Chrétiennes : 1669 et janv. 1670 p. 267 / 1678 n° 61 p. 259-260
Éditions savantes : Faugère I, 217, CXXIX / Havet V.10 et XXIV.37 / Michaut 502 / Brunschvicg 80 et 536 / Tourneur p. 191-1 / Le Guern 91 / Lafuma 98 et 99 / Sellier 132
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Bibliographie ✍
BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 231. ÉPICTÈTE, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian, translatés du grec en françois par Fr. I. D. S. F. (dom Jean de Saint-françois, Goulu), 1609. ÉPICTÈTE, Manuel, éd. Emmanuel Catin, Paris, Garnier-Flammarion, 1997. FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 225 sq. GÉNÉTIOT Alain, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, p. 355 sq. GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001. HARRINGTON Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 41. HELLER Lane M., “Quelques allusions à Epictète dans les Pensées de Pascal”, XVIIe Siècle, n° 96, 1972, p. 3-10. ICARD Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Paris, Champion, 2010. LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 101-102. MÉRÉ, Conversations, I, éd. Boudhors, Fernand Roches, Paris, 1930. MÉRÉ, Discours, De la conversation, éd. Boudhors, Paris, Fernand Roches, 1930. MESNARD Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. MOREAU Denis, Deux cartésiens, Paris, Vrin, 1999, p. 42 sq. MOREAU Joseph, “Sur Épictète et Pascal”, Giornale di metafisica, nov.-déc. 1962, p. 653-666. THIROUIN Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 81-102. TOSI Renzo, Dictionnaire des citations latines et grecques, Million, 2010. |
✧ Éclaircissements
Rapport entre Raisons des effets 17 et 18
Le fragment Raisons des effets 18 ne redouble pas le fragment Raisons des effets 17. Il semble correspondre à un état antérieur de la réflexion, qui sera développé et amplifié dans Raisons des effets 17.
Le paragraphe Épictète. Ceux qui disent : vous avez mal à la tête, ce n’est pas de même trouve son écho dans le deuxième paragraphe de Raisons des effets 17 : Épictète demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchons‑nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal ?
La proposition On est assuré de la santé, et non pas de la justice est développée par : Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne.
Dans le dernier mouvement de Raisons des effet 18, Pascal s’oriente vers la critique de la doctrine morale d’Épictète. Mais la suite de Raison des effets 17 suit ensuite une autre voie, à partir de l’idée que, dans la situation où mille autres se moquent de notre choix, et où il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres.
Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Analyse de cet exemple, p. 576 : que l’exemple soit inclus dans une question en fait une sorte d’énigme, qui est par nature chargée de sens. C’est sur un exemple que repose la preuve que les impressions physiques s’imposent sans contestation possible, alors que dans les choses de l’esprit, la critique ne peut jamais être tout à fait surmontée, ce qui est source de malaise et d’agressivité. L’exemple appuie la distinction fondamentale du contestable et de l’incontestable.
D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié, et non colère.
Montaigne, Essais, De l’art de conférer, III, 8, éd. Balsamo et alii, Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, p. 974. « De vrai, pourquoi sans nous émouvoir, rencontrons nous quelqu’un qui ait le corps tortu et mal bâti, et ne pouvons souffrir le rencontre d’un esprit mal rangé, sans nous mettre en colère ? Cette vicieuse âpreté tient plus au juge, qu’à la faute. Ayons toujours en la bouche ce mot de Platon : Ce que je trouve mal sain, n’est-ce pas pour être moi-même mal sain ? Ne suis-je pas moi-même en coulpe ? mon avertissement se peut-il pas renverser contre moi ? »
Laf. 577, Sel. 480. Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain sur mer, en bataille, etc. - mais il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet.
Esprit boiteux : esprit qui ne va pas droit, qui ne raisonne pas correctement. Esprit mal rangé, dit Montaigne. M. Le Guern remarque que c’est Pascal et non Montaigne qui établit une analogie entre boiteux et esprit boiteux, et qui crée la notion d’esprit boiteux.
Thirouin Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, p. 88 sq. Analyse de ce texte sur l’effet du boiteux. Reconstitution du raisonnement de Montaigne : il cherche surtout à dénoncer l’absurdité d’une situation paradoxale. Le développement est le suivant : il est ridicule de se gendarmer contre des défauts dont on n’est pas garanti soi-même ; l’intolérance est blâmable sous toutes ses formes. Le raisonnement de Pascal est différent : il admet que l’esprit boiteux est effectivement irritant ; puis il donne raison à l’effet et justifie l’irritation que l’on ressent face à cet esprit qui pense mal. Mais il constate qu’il y a une différence entre le corps boiteux et l’esprit boiteux, c’est que le premier est immédiatement et certainement constatable, et de manière incontestable, alors que dans le cas de l’esprit boiteux, il y aura nécessairement contestation, puisque le propre de l’esprit boiteux est de ne pas se savoir boiteux, et de dire que ce sont les autres qui boitent. C’est cette disparité, et l’effet qu’elle engendre chez nous, qui intéressent Pascal.
Épictète demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchons‑nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal ?
Fortement : voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, 1664, III, XIX, éd. Descotes, p. 488 : « la pureté du langage, le nombre des figures sont tout au plus dans l’éloquence ce que le coloris est dans la peinture, c’est-à-dire que ce n’en est que la partie la plus basse et la plus matérielle ; mais la principale consiste à concevoir fortement les choses, et à les exprimer en sorte, qu’on en porte dans l’esprit des auditeurs une image vive et lumineuse, qui ne présente pas seulement ces choses toutes nues, mais aussi les mouvements avec lesquels on les conçoit ; et c’est ce qui se peut rencontrer en des personnes peu exactes dans la langue, et peu justes dans le nombre, et qui se rencontre même rarement dans ceux qui s’appliquent trop aux mots, et aux embellissements, parce que cette vue les détourne des choses, et affaiblit la vigueur de leurs pensées, comme les peintres remarquent que ceux qui excellent dans le coloris, n’excellent pas ordinairement dans le dessein, l’esprit n’étant pas capable de cette double application, et l’une nuisant à l’autre. »
Pascal se place-t-il dans la ligne d’Épictète ? Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 1006. Selon un propos recueilli par Racine, « M. Pascal était respecté parce qu’il parlait fortement, et M. Singlin se rendait dès qu’on lui parlait avec force ».
Épictète, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian, translatés du grec en françois par Fr. I. D. S. F. (dom Jean de Saint-François, Goulu), I, XVIII, Qu’il ne faut pas s’indigner contre ceux qui pèchent, éd. de 1630, p. 85, ne semble pas en rapport avec le texte de Pascal. Voir II, XIV, p. 218. Il y est question de fièvre et non mal de tête : « Si ce n’est aussi que le médecin semble faire tort au malade quand il lui dit, Il vous est à voir que vous n’aurez rien, mais vous avez bien fort la fièvre, faites diète aujourd’hui et buvez de l’eau, nul ne dit en ce cas : ô le grand affront qu’il m’a fait. Mais si vous dites à quelqu’un, vos désirs sont trop bouillants, vos fuites basses, vos entreprises sont trop impertinentes, vos mouvements sont déréglés et discordants de la nature, vos opinions sont vaines et trompeuses, incontinent sortant hors de soi-même s’écriera : il m’a fait un affront ». Note de Dom Jean Goulu en marge : « On ne s’offense pas du médecin qui dit que nous sommes malades de corps. Mais à celui qui dit que nous sommes malades d’esprit. »
Thirouin Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 90 sq. Analyse de ce texte et de son rapport avec les lignes qui précèdent. La différence tient d’abord à ce que si, dans le cas précédent, nous étions juges, dans celui-ci nous sommes objets de jugement. D’autre part, alors que dans le cas du boiteux, le jugement était vrai, ici, on a affaire à un jugement faux, puisque nous savons que nous n’avons pas mal à la tête, et qu’il est faux que nous raisonnions mal. L’irritation vient de ce que la réalité ne parvient pas par ses propres forces à s’imposer.
Le fragment Laf. 577, Sel. 480, dans lequel Pascal note que Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet, vient après des considérations sur le certain et l’incertain, tels que saint Augustin les a pensées. La réflexion sur ce dont l’esprit peut être sûr et ce sur quoi il ne peut s’assurer est au centre de ce fragment.
Montaigne s’étonne de ce qu’ordinairement, les hommes ne réagissent pas de la même manière, dans des circonstances qui paraissent semblables les unes aux autres. Dans le premier exemple, un boiteux ne nous irrite pas, mais un esprit boiteux nous irrite. Dans le second, nous ne nous fâchons pas si on dit que nous avons mal à la tête, mais nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal. On se trouve donc là dans une situation proche de celle du cheval bien enharnaché du fragment Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123) : Montaigne s’étonne qu’on ne juge pas de la valeur d’un homme comme de celle d’un cheval. Dans les deux cas, le demi-habile soutient que l’on devrait agir de la même manière, dans des circonstances où le peuple distingue sans trop y réfléchir. Dans les deux cas aussi, Pascal montre que, contrairement à ce que Montaigne le demi habile pense, le peuple a raison d’agir comme il le fait, et que son attitude a un fondement solide.
Pour l’établir, il remonte à la raison des effets, par une démarche qui justifie la présence des fragments Raison des effets 17 et 18 dans la liasse Raisons des effets. La raison des effets est la différence de certitude que l’homme a de soi-même dans les deux cas. Dans le cas du boiteux, il est visible que l’infirme boite ; en revanche, dans le cas de l’esprit boiteux, nul n’est jamais certain de ne pas être dans l’erreur. Dans le premier cas, la confiance qu’il a dans son jugement lui permet de rester serein ; dans le second, le sentiment de pouvoir se tromper l’irrite. De la même manière, si un interlocuteur nous dit « que nous avons mal à la tête », l’évidence immédiate que nous avons de ne pas souffrir fait que nous pouvons mépriser cet avis ; mais lorsqu’on nous dit « que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal », même si nous sommes convaincu de bien choisir, nous n’en avons pas une certitude absolue, et cette vulnérabilité nous irrite. Le fragment Raisons des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133), résume l’idée comme suit : Ceux qui disent : vous avez mal à la tête, ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice.
Les deux exemples choisis par Pascal ne sont pas redondants. Le premier ne comporte pas explicitement de mise en cause de la personne concernée : c’est seulement le spectacle d’un esprit faux qui irrite. En revanche, dans le second, Pascal imagine que l’on soit mis en cause personnellement, soit par un médecin qui croit que nous souffrons d’une migraine ou d’une fièvre, soit par un interlocuteur qui s’en prend aux principes qui règlent notre manière d’agir. L’irritation se comprend alors beaucoup mieux, parce que le reproche touche directement l’amour propre.
Nicole Pierre, Des moyens de conserver la paix avec les hommes, ch. III, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 160. « Nous ne nous mettons pas en colère lorsque l’on s’imagine que nous avons la fièvre quand nous sommes assurés de ne pas l’avoir. Pourquoi donc s’aigrit-on contre ceux qui croient que nous avons commis des fautes que nous n’avons point commises, ou qui nous attribuent des défauts que nous n’avons pas, puisque leur jugement peut encore moins nous rendre coupables de ces fautes, et nous donner ces défauts, que la pensée d’un homme qui croit que nous avons la fièvre, n’est capable de nous la donner effectivement ? ». Mais l’interprétation donnée par Nicole est différente de celle de Pascal : « C’est, dira-t-on, qu’on ne méprise pas une personne qui a la fièvre, et que c’est un mal qui ne nous rend pas vils aux yeux du monde ; qu’ainsi le jugement de ceux qui nous l’attribuent ne nous blesse pas ; mais que ceux qui nous imputent des défauts spirituels, y joignent ordinairement le mépris et causent la même idée et le même mouvement dans les autres ».
♦ Épictète
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Épictète, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian, translatés du grec en françois par Fr. I. D. S. F. (dom Jean de Saint-françois, Goulu), 1609.
Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 41 sq. Découverte de Strowski et de Bédier ; Pascal a lu Épictète dans la traduction française des Propos (ou Entretiens) suivis du Manuel par le feuillant Jean de Saint-François, Jean Goulu avant son entrée en religion, publiée en 1609. Épictète a été lu, et repensé par Pascal, et surtout rattaché à son univers propre : Pascal connaît la distance qui sépare Épictète du christianisme, que Jean Goulu et certains adeptes du stoïcisme chrétien, ont voulu réduire ; mais il pénètre Épictète de christianisme : p. 48-49.
Courcelle Pierre, L’entretien de Pascal et Sacy. Ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1981 (reprise de l’édition de 1960). Voir p. 87 sq., sur Pascal lecteur d’Épictète.
Gounelle André, L’entretien de Pascal avec M. de Sacy, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 40 sq. et 53 sq.
Dictionnaire des philosophes, article Épictète, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 1998, p. 517-521.
Heller Lane M., “Quelques allusions à Épictète dans les Pensées de Pascal”, XVIIe Siècle, n° 96, 1972, p. 3-10.
Moreau Joseph, “Sur Épictète et Pascal”, Giornale di metafisica, nov.-déc. 1962, p. 653-666.
Ohtomo Hiroshi, Le problème du stoïcisme dans Pascal, thèse, Bordeaux, 1970.
Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.
Le fond du fragment consiste donc dans une réflexion sur l’assurance que donne à l’homme le témoignage de ses sens ou celui de son esprit, dans le cas où d’autres ne sont pas d’accord avec ce qui nous paraît certain.
Il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres : on ne peut pas faire autrement que préférer nos lumières à celles des autres, car on ne peut pas nier ce qui semble évident aux yeux et à l’esprit, ni croire quelque chose seulement parce que d’autres l’affirment, contre notre certitude. Le fragment fait contrepoint avec Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141) : Contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte mais nous le supposons bien gratuitement car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions. Et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre, qu’il s’est mû et de cette conformité d’application, on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée. Mais cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller au moins la matière non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses. Les académiciens auraient gagé, mais cela la ternit et trouble les dogmatistes à la gloire de la cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.
Lorsque l’évidence des sens et de l’esprit est contredite par les autres, sans que l’on puisse croire autre chose que ce que l’on voir, que l’on sent ou que l’on sait, il faut du courage pour maintenir sa conviction contre l’opinion commune.
L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit. Et à force de se le dire à soi-même, on se le fait croire. Car l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava.
Le problème que pose ce passage est celui de son unité : fait-il corps avec le précédent ? Le sujet n’est pas visiblement le même. Les éditeurs de Port-Royal pensent qu’il manque d’unité, puisqu’il le coupent, classant le dernier paragraphe parmi les Pensées chrétiennes, chap. XXVIII, alors que tout le début est placé dans les Pensées morales.
De l’avis des théoriciens de l’honnêteté, les conversations ont un effet bénéfique pour la formation de l’esprit. Voir ce qu’écrit par exemple le chevalier de Méré, Conversations, éd. Boudhors, Paris, Fernand Roches, 1930, p. 17. Le meilleur moyen pour se rendre habile et savant, n’est pas d’étudier beaucoup, mais de s’entretenir souvent des choses qui ouvrent l’esprit. Voir aussi Méré, Discours, De la conversation, éd. Boudhors, Paris, Fernand Roches, 1930, p. 99 sq. La conversation, considérée par opposition au conseil ou à la conférence : p. 103. La conversation est pure, libre, honnête, le plus souvent enjouée ; elle vise au bonheur.
Génétiot Alain, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, p. 355 sq. Une poésie de la conversation. Esprit et rhétorique de la conversation : p. 401 sq.
Mais la conversation peut avoir ses dangers : L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot il le croit. La maxime Corrumpunt bonos mores colloquia prava, « Les mauvais entretiens gâtent les bonnes mœurs », est un vers célèbre attribué à Ménandre, fr. 165 K.-A. On l’attribue aussi à Euripide, voir Socrate de Constantinople, Historia ecclesiastica, III, 16, 26. La citation est reprise dans saint Paul, Cor. I, XV, 33, que la Vulgate transcrit Corrumpunt mores bons colloquia mala, comme saint Augustin, De disciplina christiana, XV, 48, et De correptione et gratia, IX, 9. Le français a pour équivalent la maxime Mauvaise compagnie au gibet convie, par exemple.
Pascal remarque l’ambivalence des conversations dans le fragment Laf. 814, Sel. 658. Comme on se gâte l’esprit on se gâte aussi le sentiment. On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations, on se gâte l’esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir pour se le former et ne le point gâter. Et on ne peut faire ce choix si on ne l’a déjà formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle dont sont bienheureux ceux qui sortent.
Cependant la méditation solitaire peut aussi avoir des effets néfastes. Le fragment Raisons des effets 17 (Laf. 98, Sel. 132), suggère que le danger ne vient pas seulement des autres, mais de soi, par la pensée non de derrière, mais de dedans. La conversation intérieure peut être mauvaise. On peut rapprocher cette remarque de ce qu’écrit Moreau Denis, Deux cartésiens, p. 42 sq., sur l’hostilité d’Arnauld à l’égard du caractère méditatif, c’est-à-dire solitaire, de la réflexion de Malebranche : « Il est bon de méditer, mais c’est quelquefois aussi une voie bien périlleuse », car certaines pensées éblouissent sans rien avoir de solide, « et à force de s’en entretenir soi-même, on s’accoutume tellement à les regarder comme vraies qu’on n’est plus capable d’en découvrir la fausseté » : p. 42. « L’esprit humain, abandonné à soi-même, peut trouver partout des écueils [...]. Il en peut trouver autant et plus que partout ailleurs dans ses propres méditations ». Pour éviter une telle dérive, il n’y a pas selon Arnauld d’autre moyen que de sortir de la solitude et de solliciter les avis et remarques d’autrui.
Les mauvais effets que peuvent avoir les conversations tiennent, d’après Raison des effets 17, provenir du manque d’assurance de l’esprit. Pascal remarque ailleurs que l’inconstance de l’esprit demande à être corrigée, notamment par l’automate, par exemple dans Laf. 821, Sel. 661 : Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit, et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’ils suffit d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus.
Il faut se tenir en silence autant qu’on peut, et ne s’entretenir que de Dieu, qu’on sait être la vérité. Et ainsi on se la persuade à soi‑même.
Il faut signifie-t-il il faut bien que, au sens d’une nécessité inconfortable, ou il est impératif que… ? Il est possible que le second sens s’impose une fois qu’on a admis le premier. La mauvaise influence des colloquia prava contraint à se tenir en silence, en suite de quoi on comprend que c’est une obligation morale de ne s’entretenir que de Dieu.
S’entretenir de Dieu : le Mystère de Jésus (Laf. 919, Sel. 751) contient un entretien avec Dieu. Mais ici, s’entretenir avec Dieu n’implique pas qu’il s’agisse d’un dialogue avec Dieu. Dans le Discours de la méthode, Descartes parle de s’entretenir de ses pensées. Il s’agit donc d’un entretien avec soi-même, où, comme l’indique le fragment, on se dit des choses à soi-même : il s’agit donc d’une méditation, et dans le cas présent d’une méditation sur Dieu, proche de la lectio divina et de l’oraison mentale de la règle de saint Benoît. D’autre part, il ne s’agit pas d’une prière solitaire. Pascal semble penser plutôt à une conduite de retraite destinée à échapper aux conversations mondaines.
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Voir ce qu’écrit Simon Icard, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Paris, Champion, 2010, p. 47, sur la rumination et p. 308 sq.
Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 231.