Fragment Soumission et usage de la raison n° 1 / 23  – Papier original : RO 247-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 227 p. 81 / C2 : p. 107

Éditions de Port-Royal : Titre du chapitre V - Soumission, et usage de la raison : 1669 et janv. 1670 p. 47 / 1678 p. 50

Éditions savantes : Faugère II, 347, I / Havet XIII.2 bis ; XXV.182 / Brunschvicg 269 / Tourneur p. 228-4 / Le Guern 156 / Lafuma 167 / Sellier 199 (titre de chap.)

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Bibliographie

 

ARNAULD et NICOLE, La logique ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011.

BOUCHILLOUX Hélène, Pascal, Paris, Vrin, 2004, p. 160 sq.

BOUCHILLOUX Hélène, “Pascal dans la Logique de Port-Royal”, Sources et effets de la Logique de Port-Royal, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 84, n° 1, Vrin, Paris, Janvier 2000, p. 44-45.

DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886, p. 116 sq.

LE GUERN Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, p. 140 sq.

MERSENNE Marin, L’impiété des déistes, I, XII, p. 260 sq., éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, p. 186 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, SEDES-CDU, 2e éd., 1993.

MESNARD Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 343.

PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 277 sq.

PASCAL Blaise, Provinciale XVIII, § 26.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

PRIGENT Jean, “Pascal pyrrhonien, géomètre, chrétien”, in Pascal présent, 1662-1692, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 59-76.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.

SELLIER, Pascal et saint Augustin, p. 530 sq. Soumission et usage de la raison.

SELLIER Philippe, “Pascal et la philosophie : la dérision de la raison”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 223-229. Voir p. 530 sq.

THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in LOPEZ Denis, MAZOUER Charles et SUIRE Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr verlag, 2008, p. 237-256.

 

Éclaircissements

 

Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme.

 

L’idée de soumission en matière religieuse est de celles qui ont suscité le plus de réflexions de la part de Pascal, en raison des difficultés que Port-Royal a rencontrées à l’intérieur même de l’Église. Les fragments de la liasse Soumission et usage de la raison font sur plusieurs points écho aux controverses sur la signature du formulaire.

Sur le Formulaire et son histoire, voir les ouvrages suivants :

Adam Antoine, Du mysticisme à la révolte. Les jansénistes du XVIIe siècle, Fayard, Paris, 1968.

Dictionnaire de théologie catholique, “Jansénisme”, col. 476.

Gouhier Henri, “Pascal et la signature du Formulaire, en 1661”, Studi francesi, n° 9, 1959, p. 368-378 ; n° 11, 1960, p. 252-259.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, p. 459 sq.

Pascal, Œuvres complètes, IV, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, p. 1176 sq.

Shiokawa Tetsuya, “Logique et politique : le rôle de la notion de foi humaine dans l’affaire de la signature du formulaire”, Ferreyrolles Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, p. 307-318.

Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007. La soumission ou le désaveu de la raison, dans son sens général, signifie que la raison renonce à traiter les problèmes qui dépassent manifestement sa capacité de comprendre. NB : L’auteur ne distingue pas soumission et désaveu. On peut cependant remarquer que le mot désaveu semble impliquer que l’on récuse les prérogatives auxquelles la raison prétend avoir droit, alors que soumission n’implique pas nécessairement que cette raison affiche des prétentions abusives.

L’idée de soumission est directement liée aux textes des Pensées relatifs à l’autorité et à la tyrannie. Elle peut se définir comme obéissance à une autorité, soit dans la vie civile (auquel cas on se soumet à l’autorité de la force, lorsqu’elle est légitime), soit dans la pensée (le mot autorité s’entend alors au sens de la Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 772 sq.).

La nuance politique du verbe soumettre se trouve aussi dans le verbe captiver, qui, du temps de Pascal, se dit figurément en choses spirituelles au sens d’assujettir à la foi. Il signifie aussi se contraindre, s’assujettir soi-même, s’attacher à quelque chose (Furetière), en bonne ou en mauvaise part selon le contexte. Dans le cas de la signature du formulaire, par exemple, il peut être pris en mauvaise part, dans la mesure où l’exigence d’une signature de foi sur un fait peut être considérée comme un abus d’autorité ou de tyrannie. Pris en mauvaise part, le terme apparaît par exemple dans le Traité de la foi humaine de Nicole, Partie I, ch. XVIII, contre le formulaire : « On ne se contente pas d’introduire une domination injuste sur les esprits, en voulant que la qualité de supérieur donne droit de captiver l’entendement de tout le monde sous une prétendue foi humaine et ecclésiastique, comme Dieu les captive sous la foi divine ».

Mais ce n’est pas toujours le cas, comme le montre la Logique de Port-Royal, IV, ch. XI (1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 58 sq. : « Que si on compare ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est, la raison, et la foi, il est certain que la foi suppose toujours quelque raison : car comme dit saint Augustin dans sa lettre 122 et en beaucoup d’autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadé qu’il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre. Ce qui est principalement vrai à l’égard de la foi divine, parce que la vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même il ne nous peut tromper en ce qu’il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit saint Paul, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement, ce qui est l’origine de toutes les fausses religions, mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sous l’autorité de Dieu, lorsqu’il nous a donné des preuves suffisantes, comme sont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent de croire que c’est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nous devons croire. » La Logique se réfère ici à Corinthiens II, X, 4-5 : « Nam arma militiae nostrae non carnalia sed potentia Deo ad destructionem munitionum consilia destruentes, et omnem altitudinem extollentem se adversus scientiam Dei et in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi ». Cependant, ce n’est pas à la lettre 122 de saint Augustin qu’il faut se rapporter, mais à la lettre CXX, I, 3, à Consentiu : « Absit, inquam, ut ideo credamus, ne rationem accipiamus sive quaeramus ; cum etiam credere non possemus, nisi rationales animas haberemus. Ut ergo in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nondum percipere valemus, sed aliquando valebimus, fides praecedat rationem, qua cor mundetur, ut magnae rationis capiat et perferat lucem, hoc utique rationis est. Et ideo rationabiliter dictum est per prophetam : Nisi credideritis, non intellegetis. Ubi procul dubio discrevit haec duo, deditque consilium quo prius credamus, ut id quod credimus intellegere valeamus. Proinde ut fides praecedat rationem, rationabiliter jussum est. Nam si hoc praeceptum rationabile non est, ergo irrationabile est : absit. Si igitur rationabile est ut ad magna quaedam, quae capi nondum possunt, fides praecedat rationem, procul dubio quantulacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ». Ce passage de la Logique provient des Réflexions d’un docteur de Sorbonne sur l’avis donné par Monseigneur l’évêque d’Alet, sur le cas proposé touchant la souscription de la dernière constitution du pape Alexandre VII, et du formulaire de l’assemblée générale du clergé de France, d’Arnauld (27 avril 1657), inséré dans le Cas proposé touchant la signature de la bulle d’Alexandre VII et du formulaire du clergé, reproduit in Arnauld A., Œuvres, XXI, p. 22.

Il existe des degrés dans la soumission à l’autorité, que le groupe de Port-Royal a été conduit à éclaircir lors des controverses sur la signature du Formulaire. Voir par exemple Arnauld Antoine, Réponse à quelques raisons par lesquelles on prétend montrer que ceux qui sont persuadés que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius doivent néanmoins signer la nouvelle bulle d’Alexandre VII, qui déclare qu’elles y sont, Œuvres, XXI, p. 51 : « On obéit et on se soumet à un jugement en deux manières ; l’une en y adhérant, ce que l’on témoigne par la souscription ou par le serment, comme lorsqu’on fait jurer d’observer une ordonnance ; l’autre en n’y résistant pas, et en ne faisant positivement rien de contraire, surtout publiquement. On peut appeler la première sorte de ces soumissions, une soumission positive, et l’autre une soumission négative ». La soumission négative est aussi dite non-résistance. Il est bien clair que, lorsque Pascal parle de soumission et usage de la raison, il entend le mot soumission au premier sens.

En tout cas, la soumission ne traduit un esprit d’obscurantisme que lorsqu’elle est tyrannique. Au sens où l’entend Pascal, elle n’est donc pas une obéissance aveugle à n’importe quelle autorité. Elle répond à des règles variables selon les domaines considérés.

Arnauld et Nicole, La logique, Discours I, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2001, p. 18. « La vraie raison place toutes choses dans le rang qui leur convient ; elle fait douter de celles qui sont douteuses, rejeter celles qui sont fausses, et reconnaître de bonne foi celles qui sont évidentes, sans s’arrêter aux vaines raisons des pyrrhoniens qui ne détruisent pas l’assurance raisonnable que l’on a des choses certaines, non pas même dans l’esprit de ceux qui les proposent. »

Dans ce domaine, Pascal a dès sa jeunesse été marqué par les instructions de son père. Voir Périer Gilberte, Vie de Pascal, 1re version, § 23, OC I, éd. J. Mesnard, p. 578 : « Il m’a dit plusieurs fois qu’il joignait cette obligation à toutes les autres qu’il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l’enfance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est l’objet de la foi ne saurait m’être de la raison, et beaucoup moins y être soumis ».

On ne peut s’étonner de trouver, dans la liasse Soumission, un fragment qui répond au texte d’Arnauld cité plus haut : Soumission 4 (Laf. 170, Sel. 201) : Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y [en] a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.

Dans la Préface au Traité du vide, Pascal distingue les matières de raison (mathématique, physique, etc.), dans lesquelles les sens et la raison agissent librement, et les matières de mémoires (histoire, géographie, théologie), où ils sont soumis à des témoignages autorisés (rapports ou documents), qui leur fournissent des principes à partir desquels ils peuvent s’exercer.

Pascal, dans la Provinciale XVIII, § 29 sq., développe amplement cette règle de séparation des domaines :

« 29. D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. C’est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans l’Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés : Ut sensus a deceptione reddantur immunes.

30. Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître.

31. Cette règle est si générale que, selon saint Augustin et saint Thomas, quand l’Écriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l’autorité de ce sens apparent de l’Écriture ; mais il faut interpréter l’Écriture, et y chercher un autre sens qui s’accorde avec cette vérité sensible ; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces deux vérités s’accordent ; et comme l’Écriture se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l’Écriture celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin : l’une, que l’Écriture a toujours un sens véritable ; l’autre que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s’obstiner à dire que c’en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s’y accorde.

32. C’est ce qu’il explique par l’exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles ; par où l’Écriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles : mais parce qu’il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s’opiniâtrer à défendre ce sens littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait ; comme en disant : Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en lui-même.

33. Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l’Écriture vénérable, mais ce serait au contraire l’exposer au mépris des infidèles ; parce, comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans l’Écriture des choses qu’ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l’entrée.

34. Et ce serait aussi, mon Père, le moyen d’en fermer l’entrée aux hérétiques, et de leur rendre l’autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour catholiques ceux qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où elles ne se trouvent point, parce qu’un Pape l’aurait déclaré par surprise. Car ce n’est que l’examen d’un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont. Les choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est véritable, montrez-le ; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire ; ce serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité persuader un point de fait, non plus que le changer ; car il n’y a rien qui puisse faire que ce qui est ne soit pas. »

C’est un thème ordinaire dans le groupe de Port-Royal, que dans les choses de la grâce, la raison n’a pas sa place. Voir ce qu’écrit Saint-Cyran, cité d’après Dontezkoff Denis, Saint-Cyran épistolier, Thèse, p. 294 : « Je n’aime rien moins que les raisonnements dans les choses de la grâce, dont le principe est la foi, qui ne raisonne point, mais va simplement où Dieu lui découvre la vérité ».

L’idée vient de ce que, dans ce domaine, la foi doit précéder la raison. Pascal le dit sous une autre forme dans De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 3-4, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413-414 :

« Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.

Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. »

Cependant, chez saint Augustin déjà, se dessine l’idée que si l’acte de foi comporte une soumission, celle-ci ne peut être dénuée de tout appui sur la raison. Voir saint Augustin, Épître CXX, 3, à Consentius : « Que la foi doive précéder la raison, cela même est un principe de la raison. Car si ce précepte n’est pas raisonnable, il est donc déraisonnable, ce qu’à Dieu ne plaise ! Si donc il est raisonnable que, pour arriver à ces hauteurs que nous ne pouvons encore atteindre, la foi précède la raison, il est évident que cette raison telle quelle qui nous persuade cela, précède elle-même la foi ».

L’idée est reprise à Port-Royal. Voir ce qu’écrit Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 271. Pascal et Port-Royal (et Descartes) sont d’accord sur la valeur de l’esprit critique. Devant les exigences de la raison qui exige son autonomie, Pascal et Port-Royal n’hésitent pas à affirmer l’existence du mystère lorsque c’est nécessaire, mais cette réserve faite, ils ne prétendent pas étouffer l’essor de la pensée et de la recherche, tout au contraire.

Il est en effet nécessaire que la religion comporte une part de mystère, faute de quoi elle se réduirait au rang de philosophie naturelle : comme Pascal l’écrit dans Soumission 7 (Laf. 173, Sel. 204), Si on soumet tout à la raison notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. En revanche, il n’est pas possible que la part du mystère s’étende si loin qu’elle finisse par contredire ce que la raison et les sens démontrent clairement : Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule.

Nicole-Wendrock, Provinciales, tr. Joncoux, II, p. 299, écrit que le principal usage qu’un chrétien fait de sa raison est de se convaincre que rien n’est plus raisonnable que de soumettre sa raison à la loi de Dieu.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 275 sq. Intrinsèquement, les dogmes sont obscurs, mais ce qui doit être clair, donc évident, ce sont les raisons pour lesquelles nous les croyons. Comme dit Descartes dans les Réponses aux deuxièmes objections, AT, IX, p. 115 : « Encore qu’on dise que la foi a pour objet des choses obscures, néanmoins ce pourquoi nous les croyons n’est pas obscur, mais il est plus clair qu’aucune lumière naturelle ». La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait pas qu’elle doit le faire : p. 278.

L’homme ne peut vraiment se connaître que par la soumission de la raison : voir Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164, partie barrée) : D’où il paraît que Dieu pour se réserver à soi seul le droit de nous instruire de nous‑mêmes voulant nous rendre la difficulté de notre être inintelligible à nous-mêmes en a caché le nœud si haut ou pour mieux dire si bas que nous étions bien incapables d’y arriver. De sorte que ce n’est pas par les superbes agitations de notre raison mais par la simple soumission de la raison que nous pouvons véritablement nous connaître.

La soumission touche donc les principes : elle consiste, une fois compris que la solution des contrariétés de la nature de l’homme ne peut être dénouée par la philosophie naturelle, à accepter que les principes sur lesquels doit se fonder l’anthropologie doivent être pris d’un autre ordre, surnaturel, à « écouter Dieu ».

Cependant, loin que la raison s’en trouve anéantie ni paralysée, l’homme en conserve l’usage efficace, et cela sous deux aspects :

1. en amont, la soumission doit se fonder sur des raisons de croire, qui ont été exposées par Pascal dans la première partie de son ouvrage,

2. en aval, une fois les principes admis par soumission, la raison peut s’exercer en tirant les conséquences de ces principes, ce qui est proprement la théologie ; Pascal lui-même a pratiqué cet usage de la raison dans les Écrits sur la grâce, où il tire des principes de saint Augustin les conséquences qu’ils enferment sur le pouvoir des justes d’accomplir les commandements, le double délaissement des justes et la persévérance dans la foi, la prière et les bonnes actions. Voir particulièrement sur ce point la Lettre sur la possibilité des commandements et le Discours sur la possibilité des commandements.