Fragment Soumission et usage de la raison n° 4 / 23  – Papier original : RO 161-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 228 p. 81 / C2 : p. 107

Éditions de Port-Royal : Chap. V - Soumission, et usage de la raison : 1669 et janv. 1670 p. 47-48 / 1678 n° 2 p. 50

Éditions savantes : Faugère II, 347, II / Havet XIII.2 / Michaut 388 / Brunschvicg 268 / Tourneur p. 228-7 / Le Guern 159 / Lafuma 170 / Sellier 201

 

 

 

Soumission.

 

Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y [en] a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.

 

 

À en croire la Vie de M. Pascal de Gilberte Périer, cette maxime critique qui distingue trois dispositions d’esprit, correspondant chacune à un domaine différent, a sans doute été inspirée à Pascal par les principes que lui a inculqués son père dans sa jeunesse. Dans les sciences, la raison peut construire des démonstrations en se fondant sur les principes des sens et du cœur, mais elle ne doit pas tenter de démontrer ce qui est indémontrable, comme l’indique le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142). Dans les matières de mémoire, qui sont normalement soumises à l’autorité, on ne doit pas appliquer un doute systématique, comme le montre la Préface au traité du vide. Enfin, abdiquer son jugement en se soumettant à l’autorité en tout, y compris pour ce dont les sens et la raison sont légitimement compétents, dans les questions de fait ou dans les observations scientifiques, conduit à la superstition, dont la liasse Soumission et la XVIIIe Provinciale dénoncent les méfaits. Une telle règle s’oppose ainsi aussi bien à l’obscurantisme superstitieux qu’à l’esprit critique intempérant.

Ce fragment renvoie donc aussi bien aux ouvrages de controverse religieuse de Pascal qu’à ses travaux scientifiques. Comme l’indique le fragment Soumission 1, le « vrai christianisme » consiste, aussi bien que les sciences, à savoir quelle méthode doit être appliquée dans chaque situation.

Michel Prigent écrit, à propos de ce fragment : « Il n’est pas de chrétien qui ait plus clairement exposé le problème de la foi dans ses rapports avec la raison qui ait plus respecté la vérité » : « les trois attitudes que Pascal nous recommande, celle du pyrrhonien qui doute où il faut, celle du géomètre qui assure où il faut, celle du chrétien qui se soumet où il faut, composent son propre personnage intellectuel et religieux. Les travaux du mathématicien, les expériences et les polémiques du physicien, les réflexions du philosophe sur les systèmes prétentieux et décevants, l’humilité raisonnable du chrétien se retrouvent et s’entretiennent. Entendre la force de la raison, c’est reconnaître l’étendue de son empire et les limites de son autorité ».

Enfin, il faut rapprocher ce fragment de Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et 7 (Laf. 58, Sel. 92), Tyrannie : définir les manières de penser qui correspondent à chaque domaine, c’est, dans la connaissance, s’opposer à la tyrannie, qui consiste, selon Pascal, à vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre.

 

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Fragments connexes

 

Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et 7 (Laf. 58, Sel. 92), Tyrannie.

Soumission 15 (Laf. 181, Sel. 212). La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu'à la superstition c'est la détruire.

Règle de la créance 1 (Laf. 505, Sel. 672). Nier, croire et douter sont à l'homme ce que le courir est au cheval.

 

Textes connexes

 

Provinciale XVIII, § 29-34. « D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. C’est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans l’Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés : Ut sensus a deceptione reddantur immunes.

30. Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître ».

L’esprit géométrique, § 5-19, OC III, éd. J. Mesnard, 393 sq.

Préface sur le traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 778 sq.,

 

Mots-clés : Accorder – AssurerChrétienDémonstrationDouteForceGéométrieJugerManquePrincipePyrrhonismeRaisonSavoirSoumission Tempérer.