Fragment Vanité n° 23 / 38 Papier original : RO 23-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 43 p. 91 / C2 : p. 22 et 23

Éditions savantes : Faugère II, 41, IX / Havet VI. 59 bis / Brunschvicg 164 / Tourneur p. 172-1 / Le Guern 33 / Maeda I p. 170 / Lafuma 36 / Sellier 70

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Bibliographie

 

 

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 43.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES-CDU, 1993, p. 183.

 

 

Éclaircissements

 

Le mouvement d’ensemble de l’argument

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES-CDU, 1993, p. 183. Sens général et contexte du fragment.

Tout le monde voit la vanité du monde. Sauf les jeunes gens… Et même eux en ont une sensation…

 

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même.

 

L’argument est une fois de plus au second degré, mais il est également double : il est étonnant de voir que d’autres ne voient pas quelque chose. La vanité consiste ici en ce que les jeunes gens du monde dont il est question ne comprennent pas ce qui est compréhensible par tout le monde. Mais les autres voient tous la vanité, tant elle est visible.

Cet argument semble contredire celui de Vanité 4 (Laf. 16, Sel. 50) : Vanité. Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs. Cela est admirable.

 

Monde

 

Vaugelas, Remarques sur la langue française, Paris, Champ libre, 1981, p. 129.

Monde : assemblage de toutes les parties qui forment l’univers (Furetière). Se dit aussi des systèmes particuliers que les philosophes se sont imaginés dans cet univers (comme quand on dit qu’il y a plusieurs mondes). Et particulièrement de notre planète, qui est notre monde. Se dit des peuples, des habitants de la terre : il y a bien du monde à la Chine. Se dit des manières de vivre et de converser avec les hommes ; les gens qui hantent la cour sont appelés les gens du monde, le beau monde, le monde poli. Les gens de lettres sont appelés le monde savant. C’est un homme qui sait son monde, qui a vu le monde. Ce provincial est un homme de l’autre monde, qui ne sait point de nouvelles, ni l’état des affaires. Il faut laisser dire le monde. Monde se dit aussi des opinions qu’ont les hommes, et particulièrement de celles qui sont corrompues et contraires à la pureté chrétienne. Dieu a donné la paix à ses apôtres, mais non pas selon que le monde la donne. Le Seigneur a dit que son royaume n’est pas de ce monde. Monde se dit aussi par opposition à la vie religieuse et à la retraite : ce dévot a quitté le monde ; cet homme a quitté le monde, il ne voit plus compagnie, il vit dans la retraite.

Génétiot Alain, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, p. 109 sq. Définition et évocation sociologique du monde.

 

Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ?

 

Aussi s’entend aussi bien, ou d’ailleurs.

 

Bruit

 

Bruit au sens de confusion, de querelles, d’affaires confuses qui produisent de l’éclat.

Voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), bruit et remuement.

 

Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui.

 

se sécher d’ennui

 

Voir la présentation de la liasse Ennui.

Vanité 12 (Laf. 24, Sel. 58). Condition de l’homme. Inconstance, Ennui, Inquiétude.

 

Divertissement

 

Voir la liasse Divertissement, notamment sur le roi sans divertissement.

Le déplacement dans le sens du mot divertissement se trouve dès ce fragment : dans la deuxième phrase, il a le sens ordinaire d’amusement. Dans la dernière, il a un sens plus spécial de diversion.

Vanité 33 (Laf. 47, Sel. 80), sur la pensée de l’avenir.

 

Ils sentent alors leur néant sans le connaître,

 

Sentir désigne ici une forme inférieure de connaissance, un savoir non réflexif ; le substantif correspondant serait sensation plutôt que sentiment. Voir Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167). Je sens que je puis n’avoir point été.

L’idée du néant de l’homme a plusieurs sens, selon le contexte.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 40 sq. Selon Bérulle, l’homme est trois fois néant, de trois manières qu’on retrouve chez Pascal : 1. comme créature tirée du néant ; 2. comme pécheur ; 3. comme racheté, la grâce nous permettant de devenir un néant devant Dieu : p. 40.

 

Néant

 

Il y a un premier sens du mot néant qui est tiré de la mathématique, dont traite particulièrement l’opuscule De l’esprit géométrique. « Encore qu’une maison ne soit pas une ville, elle n’est pas néanmoins un néant de ville ; il y a bien de la différence entre n’être pas une chose et en être un néant » : être un néant de…, au sens non de ne pas être quelque chose, mais d’être d’une certaine nature, mais de valeur nulle dans cette nature. La maison n’est pas une ville, parce que la ville est une pluralité de maisons. Mais c’est une partie de ville, parce que c’est en construisant des maisons les unes à côté des autres que l’on crée une ville. D’une certaine manière, la maison est à la ville ce que l’unité est à un nombre constitué par une multitude d’unités. C’est une forme populaire de la définition d’Euclide des grandeurs de même genre. La maison n’est donc pas un néant de ville. Mais alors, qu’est-ce qu’un néant de ville ? C’est pas de ville du tout, ou, pour être précis, ce qui ne peut arriver à engendrer une ville, même par addition continuelle de partis. Autrement dit, le néant de ville, c’est même pas une maison, ou plus exactement rien de ce qui, même par accumulation, ne peut engendrer une ville. Être un néant de implique donc une différence de genre. C’est un néant déterminé : une néant de nombre, c’est un néant par rapport aux nombres. Le zéro est un néant de nombre dans la mesure où, contrairement aux unités, dont l’addition engendre les nombres entiers naturels, quand on ajoute des zéros les uns aux autres, on n’engendre pas un nombre (tant entendu qu’à l’époque, le zéro n’est pas classé parmi les nombres). De la même façon, le point est espace, comme la ligne ou la surface, mais sans étendue, de sorte qu’en plaçant des points l’un à côté de l’autre, on n’arrive jamais à engendrer une ligne étendue.

On parle du néant lorsque l’homme est comparé à l’infinité de l’univers. Sur l’idée que l’homme est un néant dans l’immensité cosmique, voir Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), “Disproportion de l’homme”. Ce néant exprime la finitude propre à l’être créé ; voir L’esprit géométrique et “Disproportion de l’homme”, sur le fait que l’homme est « un néant à l’égard de l’infini ». Lorsque l’on parle du néant dans ce sens, l’idée de néant est prise comme elle l’est par le géomètre lorsqu’il considère les infiniment petits, pour effectuer une espèce de passage à la limite qui fait passer d’un genre de grandeur à un genre de grandeur inférieur : en géométrie, on dit que la ligne est un néant de surface, parce que c’est en ôtant à une surface une de ses dimensions que l’on arrive à la ligne. Le néant, c’est une partie négligeable, qui n’a pas de valeur.

Ce n’est sans doute pas de ce néant qu’il est question dans le présent fragment. Non pas que les jeunes gens dont il est question soient par eux-mêmes grand chose, mais parce que la méditation d’ordre géométrique n’appartient guère à leurs réflexions ordinaires.

On parle aussi du néant lorsque l’homme prend conscience de son inconstance et de sa vanité. C’est ce que l’on peut appeler le néant existentiel, dont l’expression moderne se trouve par exemple dans une certaine forme d’existentialisme (voir par exemple les analyses de J.-P. Sartre dans L’être et le néant, p. 40 sq. et p. 52, sur la conception phénoménologique du néant). Chez Pascal, comme chez beaucoup d’auteurs spirituels du XVIIe siècle, ce néant résulte de la corruption apportée à la nature humaine par le péché originel. Mais la prise de conscience de ce néant n’est pas nécessairement liée à la conversion religieuse : on peut fort bien être pris dans l’ennui sans en connaître les racines religieuses.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 43. Au néant correspondent les idées d’abandon, d’insuffisance, de dépendance, d’impuissance, de vide intérieur. Les impressions correspondantes sont l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir, autrement dit les passions tristes qui correspondent à ce qu’on appelle aujourd’hui l’angoisse.

C’est plus probablement de cette idée du néant, qui sera développée dans les liasses Misère, Ennui et Divertissement, qu’il est question.

Enfin, on parle du néant de l’homme lorsqu’il est comparé à Dieu. Le texte pascalien le plus significatif sur ce point est l’Écrit sur la conversion du pécheur. L’expression mon néant utilisée dans ce contexte exprime le fait que je me reconnais pour néant en face de Dieu. Dans la manière dont l’homme s’adresse à Dieu, on distingue la prière adoration, et de l’autre part la prière de demande. La question est alors plus complexe, dans la mesure où il y a plusieurs manières de concevoir cet anéantissement. Voir sur ce point  notre commentaire sur le fragment Conclusion 2 (Laf. 378, Sel. 410). La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce.

Ce n’est évidemment pas de ce dernier sens qu’il est ici question, sauf à considérer que ce sentiment du néant peut constituer le premier pas dans la voie de la conversion, comme l’indique l’Écrit sur la conversion du pécheur : « La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle. […] Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries ; et dans la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie. »

 

car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer et à n’en être point diverti.

 

Toute cette fin semble incompréhensible : en quoi cela donne-t-il une explication à ce qui précède ? Le car surtout se comprend mal.

Cela s’explique en réalité par les corrections. Pascal a d’abord écrit : Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être dans le néant que d’être en telle conditionCar introduit une explication de l’expression être dans le néant ; mais une fois qu’il a biffé cette expression, le mot car perd son sens, et la cohérence initiale de la phrase disparaît. (voir le papier original et sa transcription diplomatique)

 

Tristesse insupportable

 

Dernière tristesse a été écrit avant tristesse insupportable. Tristesse insupportable correspond à l’idée de désespoir. Voir Pensée n° 6F (Laf. 919, Sel. 749) : triste jusqu’à la mort. Qu’est-ce que la tristesse par rapport à l’ennui ? Voir Laf. 622, Sel. 515 : Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

On ne trouve jamais le terme de mélancolie chez Pascal.