Preuves par les Juifs VI  – Fragment n° 2 / 15 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 54 p. 253 / C2 : p. 469-469 v°

Éditions de Port-Royal : Chapitre XX - On ne connoist Dieu utilement que par Jésus-Christ : 1669 et janv. 1670 p. 154-155 / 1678 n° 2 p. 152-153

Éditions savantes : Faugère II, 354, XIV / Havet XXII.4  / Brunschvicg 544 / Le Guern 428 / Lafuma 460 (série XI) / Sellier 699

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Bibliographie

 

 

ADAM Michel, “Le thème de la joie dans l’œuvre de Pascal”, Bulletin de l’association Guillaume Budé, II, 1956, p. 97-101.

BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, Mulhouse, Salvator, 1941.

BEUGNOT Bernard, “La méditation pascalienne sur le repos”, in Pascal. Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 57-78.

BEUGNOT Bernard, “Morale du repos et conscience du temps”, Australian journal of french studies, XIII, 3, University of Chicago Press, 1976.

DUHEM Pierre, Les origines de la statique, II, Paris, Hermann, 1905-1906, 2 vol.

FERREYROLLES Gérard, “Augustinisme et concupiscence les chemins de la réconciliation”, in Littérature et séduction. Mélanges Versini, Paris, Klincksieck, 1997, p. 171-182.

GIOCANTI Sylvia, “La quiétude comme expérience impossible”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 153-166.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

LAPORTE Jean, Le cœur et la raison chez Pascal, Paris, Elzevier, 1950.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 414-425..

MICHON Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007.

NADEAU Christian, Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, Ellipses, 2001.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 627-648.

 

 

Éclaircissements

 

Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien,

 

Le Dieu des chrétiens : par opposition au dieu des déistes, qui est conçu seulement comme créateur de l’univers et des vérités éternelles, mais aussi au dieu dont le culte ne repose que sur la crainte (voir Fausseté des autres religions). La formule sous-entend aussi que la religion qui ne repose que sur une crainte superstitieuse ne répond pas à ce que doit être une religion véritablement chrétienne.

Voir la liasse Souverain bien, qui montre que l’homme place son souverain bien dans une multitude d’objets de la nature, qui ne peuvent naturellement satisfaire ses exigences, parce qu’il ne parvient pas à combler le vide qu’a laissé dans son cœur la connaissance de Dieu.

Un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien : il faut entendre cette expression à la lettre. Le verbe sentir implique toute la pensée de Pascal sur la nature du sentiment, c’est-à-dire du cœur. Pascal n’entend pas que l’homme reçoit un vague sentiment de son existence. Le mot sentir désigne la connaissance par l’évidence du cœur. Cette connaissance par le cœur n’est pas d’ordre théorique ni abstrait, c’est un sentiment immédiat. C’est ce qu’exprime le Mémorial (Laf. 913, Sel. 742), sur le mode lyrique :

Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ

Deum meum et Deum vestrum.

Ton Dieu sera mon Dieu.

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile.

Grandeur de l’âme humaine.

Père juste le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Voir la bibliographie de ce texte.

Mais surtout, ce sentiment est directement inspiré par Dieu par l’effet de sa grâce, qui engendre, comme le dit Pascal, l’amour qui fait sentir à l’âme que Dieu est son souverain bien.

Preuves par discours I (Laf. 424, Sel. 680). C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.

Voir le dossier sur le cœur et le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142).

Voir aussi Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous vous aimez ?

Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142). Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. [...] Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment du cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 422. L’amour, condition nécessaire et suffisante de la foi. Dieu sensible au cœur : p. 422.

Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, p. 305 sq. Dieu sensible au cœur.

Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, p. 301 sq.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 153 sq. Voir les commentaires cités plus haut sur ce sujet.

Fondement 11 (Laf. 234, Sel. 266). Dieu veut plus disposer la volonté que l’esprit.

 

que tout son repos est en lui,

 

La notion de repos est marquée, chez Pascal par son origine physique.

Dans la physique aristotélicienne et médiévale, un être ne trouve le repos que lorsqu’il se trouve dans son lieu naturel, soustrait aux forces violentes qui l’en éloignent ; c’est dans ce lieu qu’il trouve la situation d’équilibre qui correspond à sa nature.

Voir sur ce sujet l’étude classique de Duhem Pierre, Les origines de la statique, II, 1905-1906. La théorie d’Albert de Saxe : à tout élément correspond un lieu naturel ; s’il est en dehors, il tend à s’y placer. Sa forme substantielle y acquiert sa perfection. Elle est disposée de telle sorte qu’elle reçoive aussi complètement que possible les influences qui lui sont favorables, et évite celles qui peuvent lui nuire. L’élément y demeure au repos et n’en peut être arraché que par violence.

Le réflexions des moralistes sur le repos du cœur humain conservent la marque de cette conception médiévale.

Dans la physique mécaniste qui s’impose au XVIIe siècle, et dont Pascal donne un brillant exemple dans son Traité de l’équilibre des liqueurs, le repos apparaît plutôt en revanche comme l’effet d’un équilibre au sein d’un système mécanique où les forces contraires qui s’exercent sur un corps s’égalisent et s’annulent. Voir sur ce point le petit ouvrage de Sandori Paul, Petite Logique des forces. Constructions et machines, Paris, Seuil, 1983, p. 82. Condition générale d’équilibre : la résultante d’un nombre quelconque de forces dont on peut tracer la représentation vectorielle sous forme d’un polygone fermé est nulle. La représentation du repos moral en l’homme chez Pascal est aussi marquée par cette conception dérivée de la physique moderne. Il en résulte que le repos est souvent, chez les moralistes, décrit comme une succession de déséquilibres. C’est notamment ainsi que Pascal explique la recherche du repos par le mouvement dans le grand fragment sur le divertissement : voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) : Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Le roman de l’époque classique a accordé place au problème du repos : voir sur ce point Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Colin, p. 229 ; sur les Lettres portugaises. L’exemple le plus significatif est évidemment La princesse de Clèves, où, dans sa rencontre finale avec M. de Nemours, l’héroïne avoue que la recherche de son repos explique la décision qu’elle a prise de renoncer à l’homme qu’elle aime et de se retirer du monde. Voir sur ce point l’introduction de J. Mesnard à son édition de La princesse de Clèves, Paris, Garnier-Flammarion, 1980.

Sur la hantise du repos chez Pascal et saint Augustin, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 36 sq.

Sur le problème moral du repos, Beugnot Bernard, “La méditation pascalienne sur le repos”, in Pascal. Thématique des Pensées, p. 37 sq. Voir p. 75-76, une bibliographie sur l’idée du repos chez Pascal, et p. 77-78, les références des fragments des Pensées sur ce sujet. Réseau thématique de l’idée de repos : p. 60. L’idée de repos est associée à l’assurance que donne la foi : p. 61. Rien ne donne le repos que la recherche sincère de la vérité : p. 62. Paradoxe : il n’y a de repos véritable que dans la recherche : p. 74.

Pascal ne considère pas que l’homme puisse trouver le repos en lui-même. C’est l’objet de la liasse Divertissement, mais aussi de sa critique des philosophes stoïciens : voir Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous même c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.

Il faut aussi relier la réflexion pascalienne sur le repos à la controverse des Provinciales. Ce que Pascal reproche aux casuistes, c’est de donner le repos de conscience à bon marché aux fidèles, en les tranquillisant dans le péché. La doctrine des opinions probables est aux yeux de Pascal l’instrument de cette tromperie morale.

Laf. 599, Sel. 496. Mais est-il probable que la probabilité assure ? Différence entre repos et sûreté de conscience. Rien ne donne l’assurance que la vérité ; rien ne donne le repos que la recherche sincère de la vérité.

Giocanti Sylvia, “La quiétude comme expérience impossible”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 153-166.

 

qu’elle n’aura de joie qu’à l’aimer,

 

Le mot joie a un sens complexe chez Pascal.

Sur ce point encore, la référence au Mémorial (Laf. 913, Sel. 742) s’impose : Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ.

[...] Joie, joie, joie, pleurs de joie.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 40. La joie, dans le Mémorial, découle de la connaissance inséparable de l’amour ; elle éclate à plusieurs reprises dans le texte de façon fulgurante, mais persiste sous une forme plus douce dans le reste du texte. Le mot joie prend son relief si on le replace dans le contexte du passé immédiat de la vie de Pascal : alors que, comme en témoignent les lettres de Jacqueline Pascal à sa sœur Gilberte, Pascal n’éprouvait qu’un désir de conversion purement intellectuel, sans attrait effectif pour Dieu, il exprime ici l’allégresse que procure le don de la découverte de Dieu. Expression du sentiment que donne la connaissance de Dieu.

Sellier Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 627-648. Point de départ : le caractère joyeux de la théologie augustinienne de la grâce. La grâce est foncièrement joie ; elle fait prendre à l’homme conscience de sa misère, de ses chutes, de ses refus de l’amour de Dieu. Le charme de la grâce : p. 628 sq. Les Écrits sur la grâce expliquent la puissance de la grâce, mais les écrits intimes en chantent souvent la douceur et le bonheur, par exemple le § 5 de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Pascal célèbre la délectation de la grâce : p. 631-633. L’idée de la joie doit être intégrée à la théologie de la grâce de saint Augustin. La grâce est célébrée par les disciples de saint Augustin comme douceur, délectation, délices, ravissement, joie, volupté du cœur, suavité : elle envahit la volonté, avant même que celle-ci ait eu à acquiescer : p. 631. Voir ce qu’écrit Pascal dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, § 13, OC III, éd. J. Mesnard, p. 795 : « la grâce de Jésus [...] n’est autre chose qu’une suavité et une délectation dans la loi de Dieu, répandue dans le cœur par le Saint Esprit, qui non seulement égalant, mais surpassant encore la concupiscence de la chair, remplit la volonté d’une plus grande délectation dans le bien que la concupiscence ne lui en offre dans le mal ». De sorte que l’on « en quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands ». Sur la joie et la mystique évangélique, voir surtout p. 640 sq. : c’est le bonheur d’avoir trouvé le trésor caché de la grâce christique qui commande tout. Comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie du chrétien est une vie de tristesse ; on ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. La douleur que l’on ressent n’est, comme Pascal l’écrit aux Roannez, que l’effet de la séparation de ce que la concupiscence faisait aimer. L’insistance sur la joie chez Pascal se réfère au Christ qui, selon saint Jean, dit à ses apôtres que, s’ils se trouvent momentanément dans la tristesse, personne ne leur ravira leur joie (Jean, XVI, 22-24), et pour second maître saint Augustin.

C’est un contresens de prendre le jansénisme pour une théologie de la tristesse : p. 634. Opposition de Pascal à la conception de la sécheresse et de la nuit comme facteurs du progrès spirituel ; comme tout Port-Royal, il est très réservé à l’égard de Jean de la Croix : p. 640. Pascal interprète les moments de sécheresse à des temps de retrait de la grâce. Dans le Mémorial, c’est le bonheur d’avoir trouvé le trésor caché de la grâce de Jésus-Christ qui commande tout. Pascal n’oublie jamais la part de déchirement que comporte la conversion, en raison de l’impiété qui subsiste chez l’homme qui se convertit ; mais il écrit à Melle de Roannez : « Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. » L’annonce du Christ dans saint Jean, au seuil de la Passion, est marquée par la joie : p. 644.

Adam Michel, “Le thème de la joie dans l’œuvre de Pascal”, Bulletin de l’association Guillaume Budé, II, 1956, p. 97-101.

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 84. Joie d’une âme convertie. Sujet de joie dans la pénitence : p. 303.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 44. La joie est l’expression du sentiment que donne la connaissance de Dieu.

Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui‑même.

Laf. 793, Sel. 646. Ainsi je tends les bras à mon libérateur, qui, ayant été prédit durant quatre mille ans est venu souffrir et mourir pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites, et par sa grâce j’attends la mort en paix dans l’espérance de lui être éternellement uni et je vis cependant avec joie, soit dans les biens qu’il lui plaît de me donner, soit dans les maux qu’il m’envoie pour mon bien et qu’il m’a appris à souffrir par son exemple.

Bremond Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, IV, chap. IX, p. 374 sq., discute sur le fait de savoir si, oui ou non, cette joie a été, chez Pascal, mêlée d’autres sentiments, notamment d’angoisse, en raison de la formule Je m’en suis séparé, je l’ai renoncé, je l’ai crucifié. La joie peut-elle coexister avec la crainte ?, p. 376.

Lettre 6 à Melle de Roannez, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1040. Les peines de la conversion ne sont pas sans plaisir, et ne sont surmontées que par le plaisir. Tertullien : on ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands : p. 1041. « C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie » : p. 1041. La joie mêlée de tristesse est propre au chrétien : p. 1041. Pascal établit le contexte complet en comparant les conditions :

 

gens du monde

pas de joie

 

bienheureux

joie

sans tristesse

chrétiens

joie

avec tristesse

 

La piété n’est pas une amertume sans consolation : OC III, éd. J. Mesnard, p. 1042.

Comme simple sentiment humain, la joie exprime la satisfaction d’un être parvenu au sommet de la réalisation de soi. Voir Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169). Divertissement. La dignité royale n’est‑elle pas assez grande d’elle-même pour celui qui la possède pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ; faudra‑t‑il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera‑t‑il de même d’un roi et sera‑t‑il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur. Et quel objet plus satisfaisant pourrait‑on donner à son esprit ? ne serait‑ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos, de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne.

Il existe une forme de joie imparfaite et purement humaine, que donne le divertissement :

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Sans divertissement il n’y a point de joie ; avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes.

C’est la joie de subir une condition désespérante qui est, selon Pascal, incompréhensible et monstrueuse dans la conduite des incroyants paresseux :

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute ; mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute ; et ainsi celui qui doute et qui ne recherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature. Où peut‑on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve‑t‑on à n’attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut‑il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ?

 

et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent et l’empêchent d’aimer Dieu de toutes ses forces. L’amour propre et la concupiscence qui l’arrêtent lui sont insupportables.

 

Pascal a décrit ce sentiment dans le processus de la conversion dans son Écrit sur la conversion du pécheur.

« La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices.

Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son cœur.

Mais elle trouve encore plus d’amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde [...].

Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries ; et dans la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie. [...]

Elle commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu ; et quand elle considère d’une part le long temps qu’elle a vécu sans faire ces réflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire.

Car elle considère que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d’expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’âme s’étant amassé des trésors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c’est une nécessité indispensable qu’elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité ; et qu’ainsi, s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur véritable, ce n’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit être borné avec le cours de cette vie.

De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe, elle commence à s’élever au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte à la recherche du véritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qui dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable.

Elle voit que dans l’amour qu’elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualité dans son aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable ; mais comme elle n’y voit pas la première, elle connaît que ce n’est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumière toute pure qu’il n’est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d’elle, ni devant elle (rien donc en elle, rien à ses côtés), elle commence de le chercher au-dessus d’elle.

Cette élévation est si éminente et si transcendante, qu’elle ne s’arrête pas au ciel (il n’a pas de quoi la satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux êtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter son cœur qu’elle ne se soit rendue jusqu’au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable, et qu’il ne peut lui être ôté que par son propre consentement. »

Comment la concupiscence et l’amour propre peuvent-ils devenir insupportables ? C’est à quoi la vraie religion appelle l’homme pécheur.

Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151). Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme. Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé de passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui se détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.

Le propre de la vraie religion est de révéler à l’homme que la concupiscence est son ennemie.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice.

Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291). C’est ce qu’a fait Jésus-Christ et les apôtres. Ils ont levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l’homme sont ses passions, que le rédempteur serait spirituel et son règne spirituel, qu’il y aurait deux avènements, l’un de misère pour abaisser l’homme superbe, l’autre de gloire pour élever l’homme humilié, que Jésus-Christ serait Dieu et homme.

Est obstacle ou ennemi ce qui s’oppose à l’acquisition d’une fin. Les passions sont les obstacles à la conversion, comme l’indique le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), les passions qui sont vos grands obstacles, etc. Voir aussi Ordre 9 (Laf. 11, Sel. 45). Ordre. Après la lettre qu’on doit chercher Dieu, faire la lettre d’ôter les obstacles qui est le discours de la machine, de préparer la machine, de chercher par raison.

De même, le fragment Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300), indique qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu ; ceux qui croient que le bien de l’homme est en sa chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis, qu’ils se consolent, je leur annonce une heureuse nouvelle ; il y a un libérateur pour eux ; je le leur ferai voir ; je leur montrerai qu’il y a un Dieu pour eux. Toute l’argumentation herméneutique de ce fragment vise à montrer que, dans les Écritures, le mot d’ennemi ne désigne pas les peuples hostiles à Israël, mais les péchés qui s’opposent à la réception de la grâce par l’homme : Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis on peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens. Et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie, mais on peut bien croire aussi que ce sera des iniquités. Car dans la vérité les Égyptiens ne sont point ennemis, mais les iniquités le sont.

Mais on trouve rarement l’idée que l’amour propre et la concupiscence, qui arrêtent l’homme, lui sont insupportables. Pascal y fait très brièvement allusion dans l’Écrit sur la conversion du pécheur, en le liant au moment où le converti tente d’accroître en lui l’humilité : « Ensuite elle [l’âme] reconnaît la grâce qu’il [Dieu] lui a faite de manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau ; et après une ferme résolution d’en être éternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir préféré tant de vanités à ce divin maître, et dans un esprit de componction et de pénitence, elle a recours à sa pitié, pour arrêter sa colère dont l’effet lui paraît épouvantable dans la vue de ses immensités... »

L’expression la plus pathétique de ce sentiment est donnée dans Partage de Midi de Paul Claudel (acte III), dans le Cantique où Mesa, après la supplication « Maintenant, sauvez-moi, mon Dieu, parce que c’est assez », poursuit :

« Soyez témoin que je ne me plais pas à moi-même !

Vous voyez bien que ce n’est plus possible !

Et que je ne puis me passer d’amour, et à l’instant, et non pas demain, mais toujours, et qu’il me faut la vie même, et la source même,

Et la différence même, et que je ne puis plus,

Je ne puis plus supporter d’être sourd et mort !

Vous voyez bien qu’ici je ne suis bon à rien et que j’ennuie tout le monde

Et que pour tous je suis un scandale et une interrogation.

C’est pourquoi reprenez-moi et cachez-moi, ô mon Père, en votre giron ! » (Théâtre I, Pléiade, p. 1021-1052).

 

Ce Dieu lui fait sentir qu’elle a ce fond d’amour propre qui la perd, et que lui seul la peut guérir.

 

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Ce Dieu lui fait sentir qu’elle a ce fond d’amour propre : Pascal souligne en quelques mots que la conscience que l’homme prend de sa corruption est une grâce que Dieu accorde à l’homme. Dans l’esprit de Pascal, les philosophes qui révèlent à l’homme sa misère ne lui en proposent aucun remède, et le conduisent ainsi au désespoir. La doctrine de la grâce au contraire lui donne matière à l’espérance.

Perdre est ici à prendre au sens actif du latin perdere, au sens de qui conduit à la mort.

La grâce efficace qui permet à l’homme de se dégager du péché est dite grâce de Jésus-Christ, pour faire entendre que seul le Christ peut sauver l’homme du péché. On retrouve cette expression dans plusieurs titres d’ouvrages issus de Port-Royal.

Lalane Noël, De la grâce victorieuse de Jésus-Christ, ou Molina et ses disciples convaincus de l’erreur des Pélagiens et des semi-Pélagiens sur le point de la grâce suffisante soumise au libre-arbitre, selon les actes de la Congrégation de Auxiliis. Pour l’explication des cinq propositions de la grâce équivoques et ambiguës, et la plupart fabriquées à plaisir, insérées dans une lettre envoyée depuis peu à Rome, par le sieur de Bonlieu, docteur en théologie, Paris, 1651. Voir par exemple les p. 15-16 de cet ouvrage : « Mais outre ce que M. l’évêque d’Ypres dit de saint Pierre, qui étant juste ne pouvait pas suivre Jésus-Christ, il prouve encore évidemment qu’il y a un certain pouvoir venant de la grâce efficace de Jésus-Christ, inséparable du vouloir. Saint Augustin parle en cette sorte de la grâce efficace de Jésus-Christ nécessaire au juste pour persévérer. « Nous avons par cette grâce de Jésus-Christ non seulement de pouvoir ce que nous voulons, mais aussi de vouloir ce que nous pouvons », et en suite « Dieu donne aux saints non seulement un secours sans lequel il ne peuvent persévérer s’ils veulent, mais il opère aussi en eux le vouloir, de telle sorte que parce qu’ils ne persévéreront pas s’ils le peuvent et s’ils ne le veulent, la possibilité et la volonté de persévérer leur est donnée par l’aide de la grâce : car leur volonté est tellement enflammée du feu de l’esprit saint, qu’il peuvent parce qu’ils veulent, et qu’ils veulent parce que dieu opère en eux le vouloir. D’où il s’ensuit que le juste qui n’a pas ce don de Dieu efficace pour vouloir, ne veut pas ; et ne voulant pas, en ce sens il ne peut pas, puisqu’il ne peut, selon cette doctrine de saint Augustin, que parce qu’il veut » : p. 15. « Et enfin l’Écriture ne dit-elle pas que celui qui n’a pas cette grâce efficace ne peut pas, que celui qui ne vient pas à Jésus-Christ n’y peut venir » : p. 16.

La même expression de grâce de Jésus-Christ pour désigner la grâce efficace se trouve par exemple dans le titre d’Antoine Arnauld, Apologie pour les Saints Pères de l’Église, défenseurs de la grâce de Jésus-Christ, contre les erreurs qui leur sont imposées dans les écrits de M. Le Moine Docteur de Sorbonne et Professeur en Théologie, dictés en 1647 et 1650, Paris, 1651.

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 241. « Il n’y a pas d’autre grâce de Jésus-Christ que l’efficace ».