Pensées diverses I – Fragment n° 33 / 37 – Papier original : RO 129

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 100 p. 343 à 345  / C2 : p. 295 v° à 299

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 338-340 / 1678 n° 37 et 38 p. 333-335

    Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 280-281 / 1678 n° 22 p. 276-278

Éditions savantes : Faugère I, 255, XXVIII ; I, 256, XXIX ; I, 257, XXXII / Havet VII.24 et 25, VI.15 / Brunschvicg 32 à 34 / Tourneur p. 73 / Le Guern 500 / Lafuma 585 à 587 (série XXIII) / Sellier 486

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 338-340 / 1678 n° 37 et 38 p. 333-335

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit (après correction)

 

37.  Il y a un modèle d’agrément et de beauté, qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, maison, chanson, discours, vers, prose, femmes 2, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n’est point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

38.  Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est, qu’on sait bien quel est l’objet de la Géométrie, et quel est l’objet de la Médecine ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. et on appelle ce jargon, beauté poétique. Mais qui s’imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton ; et au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s’empêcher d’en rire ; parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaissent pas l’admireraient peut-être en cet équipage ; et il y a bien des villages où l’on la prendrait pour la Reine : et c’est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des Reines de village.

 

Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît.

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Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc.

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Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

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Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur ce bon modèle, parce qu’elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n’est pas que le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité, mais chaque mauvais sonnet par exemple, sur quelque faux modèle qu’il soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle.

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Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle‑là.

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Beauté poétique.

Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas, et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine, et qu’il consiste en la guérison, mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter, et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d’or, merveille de nos jours, fatals, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.

Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle‑, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers, mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle‑ les reines de village.

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1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 La différence provient des Copies C1 et C2.

 

Commentaire

 

L’édition de Port-Royal supprime un développement sur les vrais et les faux modèles, qui a dû sembler assez peu éclairant, et redondant par rapport au reste du texte.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 280-281 / 1678 n° 22 p. 276-278

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit (après correction)

 

 

 On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l’on n’a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d’enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poète, et celui de brodeur. Ils ne sont point appelés ni poètes ; ni géomètres ; mais ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l’on parlait, quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage : mais alors on s’en souvient ; car il est également de ce caractère, qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien, lorsqu’il n’est pas question du langage, et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien, quand il en est question. C’est donc une fausse louange quand on dit d’un homme lorsqu’il entre, qu’il est fort habile en poésie ; et c’est une mauvaise marque quand on n’a recours à lui que lorsqu’il s’agit de juger de quelques vers. [Pensées diverses - Laf. 605, Sel. 502] 2

 

 

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On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l’on [n’]a mis l’enseigne de poète, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur.

Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela et juges de tous ceux‑là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu’on parlait quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage, mais alors on s’en souvient. Car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien quand il n’est point question du langage, et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien quand il en est question.

C’est donc une fausse louange qu’on donne à un homme quand on dit de lui lorsqu’il entre qu’il est fort habile en poésie, et c’est une mauvaise marque quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers.

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 « L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir. C’est un bon mathématicien, dira-t-on ; mais je n’ai que faire de mathématique. C’est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne la veux faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous nos besoins. ».

 

Commentaire

 

Port-Royal préfère la formule classique honnêtes gens à l’expression plus originale de Pascal, gens universels.

La raison de la conversion de mathématicien en habile en mathématiques n’est pas très claire. Elle répond sans doute à l’idée que si être poète est bien une condition dans la société, il n’en va pas de même pour les mathématiciens. Étienne Pascal est bien un mathématicien, mais son état est celui d’un magistrat. Les éditeurs ont donc cherché une expression propre.

Alors que le manuscrit donne l’adjectif juges, l’édition de Port-Royal le remplace par le verbe ils jugent. Il n’y a pas de raison de les suivre. Les Copies ont du reste évité cette substitution.