Pensées diverses I – Fragment n° 5 / 37 – Papier original : RO 137-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 89 p. 329 v°-331 / C2 : p. 280-281
Éditions de Port-Royal :
Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 337-338 et p. 325-326 / 1678 n° 32 p. 332 et n° 7 p. 320
Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 279 / 1678 n° 16 p. 274
Éditions savantes : Faugère II, 96, XVI et XVII ; I, 257, XXXI ; I, 209, XCIX / Havet V.1, VI.52, VII.5, VI.11 / Michaut 341 à 343 / Brunschvicg 373, 331, 5, 102 / Tourneur p. 71 / Le Guern 472 / Lafuma 532 à 535 (série XXIII) / Sellier 457
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Bibliographie ✍
ALEXANDRESCU Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, Berne et Berlin, Peter Lang, 1997. COUSIN Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849. FERREYROLLES Gérard, “Goldmann visionnaire”, Port-Royal au miroir du XXe siècle, Chroniques de Port-Royal, 49, Bibliothèque Mazarine, 2000, p. 71-86. GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe le Vayer. Trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001. GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955. LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983. LE GUERN Michel, Pascal et Descartes, Paris, Nizet, 1971. MARIN Louis, “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal”, Revue de métaphysique et de morale, 1967, p. 87-108. McKENNA Antony, “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in MOREAU P.-F. (dir.), Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, p. 348-361. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous forme de fragments ?”, La culture au XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 363-370. MICHON Hélène, “Aristote et Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 24, Clermont-Ferrand, 2002. MICHON Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007. MOUTSOPOULOS Evanghelos, “De quelques réminiscences platoniciennes dans l’esthétique de Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 411-418. PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012. TOURNEUR Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933. |
✧ Éclaircissements
Pyrr[honisme].
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Pensées, éd. Le Guern, II, p. 97, n° 472, lit Prin. à la place de Pyrr., p. 302. M. Le Guern, qui estime que le P majuscule est « écrit en surcharge sur un p minuscule », en conclut qu’il faut lire Prin., et considère que ces textes sont des notes sur la lettre-préface des Principes de la philosophie de Descartes. Mais ni la graphie du manuscrit ni les rapprochements avec des passages des Principes ne justifient cette lecture. La lecture Pyrr. s’impose. |
J’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable.
Ce que Pascal écrit dans ce fragment touche essentiellement le pyrrhonisme et la manière dont on peut en traiter adéquatement. Cette philosophie présente en effet le caractère propre de ne pouvoir construire un discours conforme à un ordre rationnel. « L’essence » de l’opinion de Montaigne, que l’Entretien avec M. de Sacy présente comme le pyrrhonien par excellence, est « qu’il n’a pu [l’]exprimer par aucuns termes positifs » qui lui tiendraient lieu de principes, et qu’il « juge à l’aventure de toutes les actions des hommes et des points d’histoire, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n’a que de fausses mesures », demeurant toujours dans une « assiette toute flottante et chancelante ».
Cicéron, Académiques I, II, Les stoïciens, Pléiade, p. 208 sq. Contrairement à Pascal, Cicéron prétend expliquer les arguments des sceptiques dans un ordre logique, « puisque aussi bien, ils ont l’habitude de les énoncer distinctement » : p. 209.
Ce texte a souvent servi à autoriser des interprétations selon lesquelles, à l’époque où il écrivait les Pensées, Pascal avait entièrement renoncé à trouver un ordre méthodique suivant lequel il pouvait présenter son argumentation. Voir aussi Havet, Pensées, I, Delagrave, 1866, p. 59, n. 1, qui interprète le fragment en supposant que ce « sujet incapable d’ordre », c’est « l’esprit humain, sans doute, qui ne peut arriver par ordre de démonstration à aucune vérité ». Sur l’interprétation de Pascal comme philosophe sceptique, il faut renvoyer à la Deuxième partie du Rapport à l’Académie de Victor Cousin, Des Pensées de Pascal. Elle se retrouve chez un moderne comme Edgar Morin (Mes démons, Paris, Stock, 1994), heureusement cité par Antony McKenna, in “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in Moreau P.-F. (dir.), Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, p. 348-361.
C’est plus récemment la thèse de Lucien Goldmann dans son ouvrage Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, principalement dans son chapitre IX, Le paradoxe et le fragment, p. 220 sq. Goldmann se recommande d’un texte de Marin de Barcos selon lequel « le désordre est [...] le seul ordre valable pour un chrétien. Voir Le Dieu caché, p. 222. Lettre de Barcos à la Mère Angélique du 5 décembre 1652. Voir cette lettre dans la Correspondance de Martin de Barcos abbé de Saint-Cyran avec les abbesses de Port-Royal et les principaux personnages du groupe janséniste, éd. L. Goldmann, Paris, P. U. F., 1956, p. 140-145.
« Permettez-moi de vous dire que vous avez tort de vous excuser du désordre de vos discours et de vos pensées, puisque s’ils étaient autrement ils ne seraient pas dans l’ordre, surtout pour une personne de votre profession. Comme il y a une sagesse qui est folie devant Dieu, il y a aussi un ordre qui est désordre ; et par conséquent il y a une folie qui est sagesse, et un désordre qui est un règlement véritable, lequel les personnes qui veulent suivre l’Évangile doivent aimer, et j’ai peine de voir qu’elles s’en éloignent et qu’elles le fuient, s’attachant à des ajustements et des agréments qui ne sont pas dignes d’elles, et qui troublent la symétrie de l’esprit de Dieu, et causent une disproportion et une difformité visible dans la suite de leurs actions et de leur vie, n’y ayant nulle apparence de suivre d’un côté la simplicité et la naïveté de l’Évangile, et d’un autre la curiosité et les soins de l’esprit du monde. J’aime donc, ma mère, non seulement le sens de votre lettre, mais aussi la manière dont vous l’exprimez, et la franchise avec laquelle vous laissez aller votre esprit sans le tenir serré dans les lois de la raison humaine, et sans lui donner d’autres bornes que celles de la charité, qui n’en a point lorsqu’elle est parfaite, mais qui n’en a que trop lorsqu’elle est faible. »
Selon Goldmann, « la conscience de cette relation » va plus loin chez Pascal que chez Barcos : Pascal étend l’incertitude et le paradoxe jusqu’à la religion chrétienne. Cependant, Goldmann est conduit à restreindre considérablement la portée de son affirmation. L’abandon de toute recherche d’ordre rationnel apparaîtrait selon lui à Pascal comme moyen valable pour exprimer, sinon la vérité chrétienne, du moins l’insuffisance du pyrrhonisme : p. 223. Sur Martin de Barcos, voir le Dictionnaire de Port-Royal au XVIIe siècle, et Les deux abbés de Saint-Cyran, Chroniques de Port-Royal, n° 26-27-28, 1977-1978-1979, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1979.
À l’appui de sa thèse, L. Goldmann mentionne le fragment Laf. 694, Sel. 573. Ordre. J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci : pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes, et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques ; mais l’ordre n’y serait pas gardé. Je sais un peu ce que c’est, et combien peu de gens l’entendent. Nulle science humaine ne le peut garder. Saint Thomas ne l’a pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile en sa profondeur.
Les fragments dans lesquels Pascal affirme au contraire non seulement la possibilité de l’ordre, mais des règles pour le trouver sont paradoxalement cités comme preuves de l’impossibilité de l’ordre. Voir Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329) : L’ordre. Contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre. Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule.
Laf. 733, Sel. 614. La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire, temps de rire de pleurer, etc. responde ne respondeas, etc. [...] Il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de morale qui semblent répugnantes et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.
Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, “Goldmann visionnaire”, Port-Royal au miroir du XXe siècle, Chroniques de Port-Royal, 49, p. 71-86, notamment p. 83.
La thèse du scepticisme de Pascal est défendue dans l’article de McKenna Antony, “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in Moreau P.-F. (dir.), Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, p. 348-361. Les bases en sont exposées, notamment par le rapprochement avec Gassendi, dans le livre du même auteur, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, p. 193, La recherche pyrrhonienne de la cohérence.
Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe le Vayer. Trois itinéraires sceptiques, p. 18 sq. Le scepticisme enferme un refus des formes régulières du discours ; mais il est capable d’inventer des types de fonctionnement du discours adaptés au contenu de sa pensée. Son discours se caractérise par une absence de délimitation des concepts, un refus des différenciations conceptuelles, et une prolifération d’images à usage spéculatif qui donne à l’imagination une part essentielle. Il refuse aussi toute architectonique dont la systématicité exprime formellement l’ordre dogmatique : son discours est inorganique, il n’a ni début, ni milieu, ni fin, parce qu’il commence et finit par le doute. Il revêt la forme de petites pièces d’une variété irréductible. Montaigne est sceptique en ce qu’il ne cherche pas à dissimuler l’ivresse de la raison, mais reconnaît au contraire, à la différence des dogmatiques qui s’obstinent à affirmer la fermeté et la rectitude de la raison, que la raison humaine titube, et que pour philosopher, il faut commencer par se laisser aller à ce mouvement d’ivresse auquel il serait vain de vouloir résister, pour le comprendre, mais cette fois à titre d’auteur d’un discours (auteur ivre, mais auteur tout de même) : p. 150-151. L’écriture tâtonnante des Essais témoigne de cette tentative pour faire coïncider l’auteur du discours et son objet (l’homme en général) au sein de l’irrésolution. Mais de ce fait, un tel discours ne peut être remembré sans se voir imposer une construction stricte qui le dénature en le figeant dans une forme dogmatique : p. 19.
S. Giocanti reproche à Pascal la manière dont il use de Montaigne : lorsqu’il s’inspire des Essais, il leur fait subir des corrections qui en modifient la signification et la portée : il réifie théologiquement les propos sceptiques en les rapportant à un dogme censé fournir le principe d’explication qui est selon lui la raison des effets.
On trouve dans le livre de Vlad Alexandrescu, Le paradoxe chez Pascal, 1997, une étude du scepticisme, tel qu’il se présente chez Pyrrhon et Sextus Empiricus, comme « méta-théorie » qui, dans toute doctrine philosophique qui se propose, trouve le moyen de s’opposer à la logique et à la métaphysique fondées sur le principe de non-contradiction (l’auteur, suivant la distinction de P. Aubenque, oppose sur ce point l’agnosticisme qui affirme d’emblée que la vérité est inaccessible, au scepticisme défini comme méta-théorie de nature essentiellement dialectique). Le cas du doute de Montaigne est analysé p. 37 sq. Sur le paradoxe sceptique tel qu’il se présente chez Pascal, voir p. 154-159.
L’objet du présent fragment est cependant moins logique et philosophique que rhétorique. Pascal insiste moins sur la nature du scepticisme, sur lequel il n’y a rien de particulièrement original à dire qu’il s’exprime sans ordre, que sur la difficulté que l’on trouve à en parler adéquatement. Le paradoxe que Pascal avance consiste à dire que pour exposer une pensée qui s’est mise hors d’état de procéder avec ordre, le seul ordre approprié consiste à écrire ses pensées sans ordre.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 46 et 290. Le refus de l’ordre est un ordre qui convient au pyrrhonisme, qui pratiquant le doute universel, exclut la possibilité d’un ordre ; c’est en parler comme il faut, mais c’est aussi en faire une sorte de parodie satirique qui met en évidence ses faiblesses.
L’absence d’ordre apparaît ainsi à la fois comme la marque d’une volonté d’entrer de manière compréhensive dans l’esprit du scepticisme, et d’en amorcer une critique qui l’atteint à la racine.
On peut se demander si ce paradoxe ne repose pas sur un jeu de mots brillant, mais facile. En quel sens l’absence d’ordre peut-elle, sans jeu de mots facile, constituer un ordre, et une confusion comporter un dessein, de telle manière que ce « véritable ordre » marque toujours « l’objet » de Pascal « par le désordre même » ?
Mesnard Jean, “Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous forme de fragments ?”, La culture au XVIIe siècle, p. 364. Le pyrrhonisme exclut l’ordre ; on ne peut en parler que sans ordre ; mais ce désordre est concerté, c’est un désordre savant, donc un ordre : il s’agit de faire une sorte de parodie de la doctrine exposée.
Pour résoudre ce problème, il ne faut pas se borner à examiner les expressions de Pascal dans l’abstrait, mais observer sa technique littéraire pratique.
L’exemple le plus clair de la thèse de Pascal se trouve dans le texte Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Imagination. Pascal y commence sur un principe d’esprit sceptique, savoir que C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse elle ne donne aucune marque de sa qualité marquant du même caractère le vrai et le faux. Point de départ qui n’en est pas moins, conformément à l’esprit géométrique, un principe sur lequel tout ce qui suit est fermement appuyé. C’est dans les conséquences que Pascal en tire sur la puissance de l’imagination qu’apparaît, dans la suite des exemples que Pascal allègue, un désordre plaisant qui porte la marque de Montaigne. On montrerait à peu près la même chose dans la partie de l’Entretien avec M. de Sacy relative aux Essais.
La formule de Pascal sur la confusion qui n’est pas sans dessein, parce qu’elle marque toujours [son] objet par le désordre même, décrit donc précisément la technique de Pascal.
Il faut ajouter que ce procédé n’est pas réservé à l’exposition du pyrrhonisme. Dans un domaine très différent, Pascal décrit un type d’ordre qui ne répond pas au mode de raisonnement de type géométrique, mais dans lequel le dessein de l’auteur est constamment rendu visible : c’est l’ordre du cœur. Selon le fragment Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329) : Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour ; cela serait ridicule. [...] Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours. Quoique l’exposé de Pascal sur l’imagination et sur la pensée de Montaigne ne relève pas de l’ordre du cœur, on y trouve aussi un type d’ordre non-géométrique, mais dans lequel chaque point renvoie le lecteur à l’objet, c’est-à-dire à la fin que poursuit l’auteur.
Il faut ajouter que les expressions de ce fragment sont peut-être susceptibles d’une interprétation plus complexe si l’on envisage le scepticisme non pas comme une manière de remettre en doute toutes les opinions, mais comme une sorte de dogmatisme déréglé, qui exige constamment des preuves pour toute affirmation quelle qu’elle soit, et même pour celles qui n’en comportent pas. Définition qui pourrait s’appuyer sur le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142) par exemple. L’incapacité de procéder par ordre résulterait dans cette perspective d’une espèce de boulimie qui conduit à chercher des démonstrations sans parvenir à s’imposer un ordre. Cette interprétation expliquerait notamment les derniers mots du passage, où Pascal ne dit pas que le pyrrhonien refuse l’ordre, mais qu’il en est incapable.
Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 105 sq. ✍
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On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riants avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’il[s] savai[en]t que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs.
Voir les dossiers thématiques sur Platon et Aristote, ainsi que sur L’honnête homme.
Cousin Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 172 et 183. Texte de Port-Royal.
Pédant : homme de collège qui a soin d’instruire et de gouverner la jeunesse, le lui enseigner les humanités et les arts. Se dit aussi de celui qui fait un mauvais usage des sciences, qui les corrompt et les altère, qui les tourne mal, qui fait de méchantes critiques et observations, comme font la plupart des gens du collège (Furetière).
Hôpital : lieu pieux et charitable où on reçoit les pauvres pour les soulager en leurs nécessités. L’Hôtel Dieu est l’hôpital de tous les malades, les Quinze-Vingts sont pour les aveugles. Anciennement léproserie, les Petites Maisons sont destinées à partir de 1557 à recevoir les fous ; elles se trouvaient à l’angle de la rue de Sèvres et de la rue de la Chaise ; voir Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, p. 1190, et Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, II, Dictionnaire, p. 924.
Leurs lois : Platon est l’auteur du traité sur Les Lois. Aristote, de son côté, a composé plusieurs traités, notamment la Politique, l’Éthique à Nicomaque et La constitution d’Athènes. Rien ne témoigne pourtant que le texte de Pascal renvoie expressément à ces titres.
Bodin Jean, La méthode de l’histoire, Œuvres philosophiques, ch. VI, p. 167 A et 149 B. « Platon, il est vrai, ne croyait pas à l’existence d’une science du gouvernement, ou la jugeait trop difficile pour que nous puissions la saisir. C’est pourquoi il engage ceux qui veulent établir une constitution et fonder la cité sur une base solide, à suivre la méthode qui consiste à confier à quelques sages le soin de recueillir le corps entier des lois et des coutumes de tous les États, et après les avoir confrontées entre elles, d’en composer la meilleure constitution possible. Et il semble bien qu’Aristote se soit efforcé, pour autant qu’il dépendait de lui, de suivre ce conseil, mais sans réussir. »
Méré, Conversations, II, éd. Boudhors, p. 28. « C’étaient d’honnêtes gens et de bonne foi, qui traitaient douteusement des choses douteuses » et parlaient sans pédanterie. Mais Méré porte un jugement sévère sur Aristote, raisonneur et dogmatique, coupable d’obscurité et de fausse subtilité.
La mention de Platon et Aristote dans la lettre-préface des Principes de Descartes alléguée par M. Le Guern (Adam-Tannery, IX-2, p. 5-6) ne paraît pas avoir de rapport avec ce qu’écrit ici Pascal. Noter qu’en revanche Descartes écrit, p. 3, que « c’est le plus grand bien qui puisse être en un État, que d’avoir de vrais philosophes ».
Il[s] entre[n]t dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut.
Entrer dans les principes des hommes pour modérer leur folie et les ramener à la vérité est un aspect de ce que Pascal appelle l’art de persuader.
Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.
Pascal pense probablement à sa propre méthode à l’égard des incrédules inconscients, qui sont des fous à leur manière, dont il présente le discours dans Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).
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Ceux qui jugent d’un ouvrage sans règle sont à l’égard des autres comme ceux qui ont une montre à l’égard des autres. L’un dit : il y a deux heures ; l’autre dit : il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde ma montre et je dis à l’un : vous vous ennuyez, et à l’autre : le temps ne vous dure guère, car il y a une heure et demie. Et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi et que j’en juge par fantaisie.
Ils ne savent pas que j’en juge par ma montre.
Méthodes chez Pascal, p. 98-99. Intervention de J. Mesnard sur le traitement imposé à ce texte par certains éditeurs, qui remplacent sans règle par par règle.
Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 39 sq. Le texte de Port-Royal est « ceux qui jugent d’un ouvrage par règle sont à l’égard des autres comme ceux qui ont une montre… ». Faugère donne : « sans règles », mais note « il faudrait pour le sens qu’il y eût : Qui n’ont pas de montre… ». De manière analogue, Brunschvicg, qui refuse le texte du manuscrit, donne : « Ceux qui jugent d’un ouvrage sans règle sont, à l’égard des autres, comme ceux qui [n’]ont [pas de] montre à l’égard des autres ». C’est la lectio facilior.
Brunschvicg renvoie à un article de Delatouche et Arnould, Revue d’histoire littéraire de la France, 1898, p. 339, qui défendent le texte de Pascal en expliquant que juger sans règles, c’est juger par sentiment, et le sentiment équivaudrait à la montre. Il rejette pourtant cette interprétation comme subtile, mais paradoxale et peu pascalienne.
Pascal portait toujours une montre attachée à son poignet gauche.Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 1153. Témoignage du P. Guerrier, troisième Recueil Guerrier, p. 293 ; voir aussi le Recueil d’Utrecht, 1740, p. 331-332. « Mademoiselle Périer m’a dit que M. Pascal, son oncle, portait toujours une montre attachée à son poignet gauche. Quand M. Quesnel, frère du P. Quesnel, eut fait le portrait de M. Pascal qui était mort depuis plusieurs années, on montra ce portrait à un grand nombre de personnes qui avaient connu de grand homme. Tous le trouvèrent parfaitement ressemblant. Mademoiselle Périer le fit voir à un horloger de Paris qui avait travaillé assez souvent pour son oncle, et lui demanda s’il reconnaissait ce portrait. C’est, dit l’ouvrier, le portrait d’un Monsieur qui venait ici fort souvent pour faire raccommoder sa montre, mais je ne sais pas son nom. »
Noter que rien n’oblige à considérer que le pronom personnel je désigne Pascal, ni même que Pascal prenne à son propre compte une phrase comme « Ils ne savent pas que j’en juge par ma montre ».
Pascal modélise pour ainsi dire dans ce fragment le mécanisme du jugement esthétique en général, et la situation de toute personne dans la situation d’apprécier un ouvrage, qui en juge par sentiment parce que ce sentiment s’impose à elle comme une évidence, et non par des règles qui ne sont pas toujours efficaces ; cette manière de juger la conduit à estimer le jugement des autres, lorsqu’il diffère du sien, comme l’effet de leur disposition personnelle ou de leur fantaisie, tout comme la connaissance de l’heure juste par une montre permet de mesurer la disposition de ceux qui s’ennuient ou de ceux qui se divertissent.
Pascal use ici d’un pareil procédé dans d’autres fragments, notamment dans Laf. 586, Sel. 486, qui se sert d’une réalité comme modèle en vue d’en comprendre une autre. Dans Beauté poétique, Pascal se sert du modèle d’une femme ornée de bijoux pour faire saisir à son lecteur le défaut des ornements excessifs en poésie : Comme on dit beauté poétique on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter et à faute de cette connaissance on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.
Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers, mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village.
Marin Louis, “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal”, Revue de métaphysique et de morale, 1967, p. 87-108. ✍
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 118-120. ✍
Noter cependant que la montre est ici mise en opposition à la fantaisie, qui, dans le fragment Laf. 530, Sel. 455, est essentiellement opposée au sentiment.
Deux fragments permettent de saisir la pensée que Pascal ne développe pas complètement. On se trouve ici dans une situation dans laquelle le sentiment est censé servir de montre, mais où chacun peut voir son sentiment contesté par d’autres.
Laf. 530, Sel. 455. Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre mais elle est ployable à tous sens. Et ainsi il n’y en a point.
Cependant, Pascal insiste sur le fait qu’il faut à chacun préférer [...] lumières à celles de tant d’autres. Voir Raisons des effets 17 (Laf. 99, Sel. 132). Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne. Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. NB : il faut préférer s’entend au sens de il faut bien..., il est nécessaire de...
Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d’autres,
et qui en ôtant le tronc s’emportent comme des branches.
Cette maxime n’est une œuvre de moraliste qu’en apparence : on peut en fait y voir une idée inspirée à Pascal par la méditation de saint Augustin. Voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., 2012, p. 290 sq. Sous la variété des conduites c’est toujours l’amour propre qui est à l’œuvre. Le moi à l’origine de tous les mouvements de l’homme déchu. Le mal dans chaque homme est semblable à un arbre immense, dont les racines et le tronc sont le moi, et les maîtresses branches sont les trois concupiscences, volupté, curiosité et orgueil. Sur l’amour propre, voir Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). Philippe Sellier, dans Pascal et saint Augustin, p. 190 sq., insiste sur le fait que les concupiscences forment un véritable système. Pascal en tire l’idée qu’en arrachant la base de ce système, on emporte les vices qui en sont les conséquences.
Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 134 sq., sur les images végétales chez Pascal, et p. 136 sur le présent fragment. ✍