Fragment Raisons des effets n° 17 / 21 - Papier original :  RO 232-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 129 à 132 p. 35 v°-37 / C2 : p. 53-54

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 276-277 / 1678 n° 10 p. 271-272 ;

Chap. XXVIII - Pensées Chrétiennes : 1669 et janv. 1670 p. 267 / 1678 n° 61 p. 259-260

Éditions savantes : Faugère I, 217, CXXIX / Havet V.10 et XXIV.37 / Michaut 502 / Brunschvicg 80 et 536 / Tourneur p. 191-1 / Le Guern 91 / Lafuma 98 et 99 / Sellier 132

 

 

 

D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié, et non colère.

Épictète demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchons‑nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal ?

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Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.

L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit. Et à force de se le dire à soi-même, on se le fait croire. Car l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava. Il faut se tenir en silence autant qu’on peut, et ne s’entretenir que de Dieu, qu’on sait être la vérité. Et ainsi on se la persuade à soi‑même.

 

 

 

Ce fragment doit être lié au suivant, Raison des effets 18, qui en est sans doute partiellement l’esquisse. Pascal s’interroge sur l’un des problèmes qu’il a abondamment évoqués dans Vanité et Misère, l’incapacité où se trouve l’homme de s’assurer dans ce qu’il croit être vrai, bien et juste. Partant d’une remarque d’Épictète reprise par Montaigne, sur la manière dont les hommes s’irritent de voir mises en cause leurs certitudes, il remonte à la raison des effets, l’incertitude dans laquelle ils se trouvent de la vérité.

 

Corrumpunt bonos mores colloquia prava : Les mauvais entretiens gâtent les bonnes mœurs.

 

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Fragments connexes

 

Raison des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133). Raison des effets.

Épictète. Ceux qui disent : vous avez mal à la tête, ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice, et en effet la sienne était une niaiserie. Et cependant il la croyait démontrer en disant ou en notre puissance ou non. Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.

Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141). Contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte mais nous le supposons bien gratuitement car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions. Et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre, qu’il s’est mû et de cette conformité d’application, on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée. Mais cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller au moins la matière non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses.

Pensées diverses (Laf. 577, Sel. 480). Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain sur mer, en bataille, etc. - mais il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet.

Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n’ont pas vu les causes. Ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit. Car les effets sont comme sensibles et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit.

Pensées diverses (Laf. 814, Sel. 658). Comme on se gâte l’esprit on se gâte aussi le sentiment. On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations, on se gâte l’esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir pour se le former et ne le point gâter. Et on ne peut faire ce choix si on ne l’a déjà formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle dont sont bienheureux ceux qui sortent.

Pensées diverses (Laf. 821, Sel. 661)Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit, et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement.

 

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