Pensées diverses I – Fragment n° 8 / 37 – Papier original : RO 127-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 92 p. 333 v°-335  / C2 : p. 285-286

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 263 / 1678 n° 50 p. 255

    Deux notes ont été ajoutées dans l’édition de 1678 : Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : n° 12 p. 192 et Chap. XXXI - Pensées diverses : n° 20 p. 324-325

Éditions savantes : Faugère II, 317, XI ; I, 200, LXIV et LXV / Havet XXV.209.10, XXIV.29, III.11, VI.47 / Brunschvicg 744, 84, 107  / Tourneur p. 74 / Le Guern 475 / Lafuma 550 à 552  (série XXIII) / Sellier 461

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Bibliographie

 

 

BRAS Gérard et CLÉRO Jean-Pierre, Pascal. Figures de l’imagination, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

FERREYROLLES Gérard, “De la causalité historique chez Pascal”, in Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 309-332.

FERREYROLLES Gérard, “Compendium sur l'imagination dans les Pensées”, in L'imagination au XVIIe siècle, Littératures classiques, n° 45, printemps 2002, Paris, Champion, 2002, p. 139-145.

FRIES H. (dir.), Encyclopédie de la foi, IV, art. Tentation, Paris, Cerf, 1967, p. 301-310.

TOCANNE Bernard, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Klincksieck, 1978.

 

 

Éclaircissements

 

Pascal Blaise, Deux pièces imparfaites sur la grâce et le concile de Trente, Introduction et notes de Louis Lafuma, Paris, Vrin, 1947, p. 69, présente les § 1 et 3 de ce fragment dans un ensemble de « fragments sur la grâce figurant dans le Recueil original ».

 

Priez, de peur d’entrer en tentation.

 

Luc, XXII, 39-40. « Puis étant sorti, il s’en alla, selon sa coutume, à la montagne des Oliviers, et ses disciples le suivirent. 40. Lorsqu’il fut arrivé en ce lieu, il leur dit : Priez, afin que vous n’entriez point en tentation. »

Luc, XXII, 45-46. « S’étant levé après avoir fait sa prière, il vint à ses disciples, qu’il trouva endormis à cause de la tristesse dont ils étaient accablés. 46. Et il leur dit : Pourquoi dormez-vous? Levez-vous, et priez, afin que vous ne succombiez point à la tentation. »

Matthieu, XXVI, 41. « Veillez et priez, afin que vous ne tombiez point en la tentation ; l’esprit est prompt, mais la chair est faible ».

L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ porte bien que Jésus prie, et que plusieurs fois « il vient à ses disciples et les trouve dormants », mais Pascal n’y reprend pas le conseil donné de prier pour éviter la tentation ; voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 290.

 

Il est dangereux d’être tenté.

 

Le danger de subir la tentation est exprimé dans le Notre Père, qui demande que la tentation soit évitée au chrétien : ne nos inducas in tentationem.

Fries H. (dir.), Encyclopédie de la foi, IV, art. Tentation, p. 301-310. La tentation dans l’Ancien Testament : p. 302 sq. Voir Genèse III, sur la tentation d’Adam et Ève ; Genèse XXII, 1-9, la tentation d’Abraham. La tentation comme épreuve que Dieu impose à l’homme soit pour réaliser, soit pour différer l’accomplissement de sa promesse, selon qu’on lui prouve ou non sa fidélité : p. 302. La tentation dans le Nouveau Testament : p. 302 sq. Elle vient de la concupiscence de l’homme : p. 303. La tentation qui met le salut de l’homme en danger (tentatio seductionis), comme lutte engagée entre la concupiscence éveillée par une incitation délectable portant au péché et la réflexion d’une conscience qui s’y oppose, est différente de l’épreuve bienveillante qui vient de Dieu et a pour fin le salut des hommes : p. 306.

Saint Augustin souligne que l’expression est équivoque selon que l’on rapporte le verbe tenter à Dieu et au diable. Voir La cité de Dieu, Livre XVI, Bibliothèque augustinienne, p. 291 sq. Différentes sortes de tentation ; voir p. 728, n. 31. Aliter tentat Deus, aliter diabolus. Diabolus tentat ut subruat, Deus tentat ut coronet et probet. Voir Miracles II (Laf. 850, Sel. 431). Il y a bien de la différence entre tenter et induire en erreur. Dieu tente mais il n'induit pas en erreur. Tenter est procurer les occasions qui n'imposant point de nécessité, si on n'aime pas Dieu, on fera une certaine chose. Induire en erreur est mettre l'homme dans la nécessité de conclure et suivre une fausseté.

Sur la demande de l’oraison dominicale, voir les commentaires de Nicole Pierre, Instructions théologiques et morales sur l’oraison dominical, la salutation angélique, la sainte messe et les autres prières de l’Église, Ch. VIII, Sur la sixième demande de l’oraison dominicale, Ne nous laissez pas entrer en tentation, Paris, Desprez, 1740, p. 96-107. Sens de cette demande : « il y a eu des Pères qui ont cru que l’on demandait à Dieu par là qu’il nous préservât des tentations en les éloignant de nous : et en effet, Dieu nous commande bien de souffrir les tentations, mais non pas de les aimer. Il est toujours bon de les éviter par la connaissance de notre faiblesse, et il n’est pas besoin, selon les mêmes Pères, de s’y exposer. On peut donc demander à Dieu ce moyen d’éviter le péché, pourvu qu’on le fasse avec soumission, et qu’on accepte les autres voies que Dieu peut choisir pour nous perfectionner, entre lesquelles la tentation peut avoir lieu ; puisqu’étant soufferte comme il faut, elle nous apporte de très grands biens ». En effet, « la tentation découvre à l’homme combien son âme est aisée à ébranler, combien l’édifice des vertus qu’il pensait avoir élevé a peu de soutien et de fermeté s’il n’est soutenu par la grâce. Elle l’oblige de recourir à Dieu avec humilité ». La demande de l’oraison doit se faire « avec une forte et ferme persuasion, que si Dieu nous assistait, nous serions incapables par nous-mêmes de résister aux tentations : que nous pouvons tout avec son secours, et que nous ne pouvons rien sans son secours » : p. 102. « Cette demande nous fait voir qu’il n’est pas permis de s’exposer aux tentations que l’on ne peut éviter ; car puisque nous n’avons pas la force d’y résister par nous-mêmes, c’est une témérité visible de s’y exposer ; et nous ne le pouvons faire, ou sans présomption, si nous croyons avoir cette force par nous-mêmes, ou sans tenter Dieu, si nos négligeons les moyens humains qu’il nous donne de ne pas succomber aux tentations, en les évitant » : p. 103-104.

Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 620. Dieu ne tente personne, selon l’épître de saint Jacques, I, 13-14 ; l’homme n’est tenté que par sa propre concupiscence. Ne nos inducas in tentationem doit se traduire : Ne nous conduis pas à ce qui serait une occasion de tentation.

 

Et ceux qui le sont c’est parce qu’ils ne prient pas.

 

La Lettre sur la possibilité des commandements (Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard) montre longuement que la prière est un don de Dieu. Seule la grâce permet donc de ne pas succomber à la tentation.

 

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Et tu conversus confirma fratres tuos, mais auparavant, conversus Jesus respexit Petrum.

 

Luc, XXII, 32. « Ego autem rogavi pro te, ut non deficiat fides tua. Et tu aliquando conversus confirma fratres tuos » ; « Mais j’ai prié pour vous, afin que votre foi ne défaille point. Lors donc que vous serez converti, ayez soin d’affermir vos frères ».

Luc, XXII, 61. « Et conversus Dominus respexit Petrum. Et recordatus est Petrus verbi Domini, sicut dixerat : Quia priusquam gallus cantet, ter me negabis » ; « Et le Seigneur se retournant regarda Pierre. Et Pierre de souvint de cette parole que le Seigneur lui avait dite : Avant que le coq ait chanté, vous me renoncerez trois fois ». Voir Matth. XXVI, 34, Marc, XIV, 30 et Jean, XII, 38.

Le commentaire de Port-Royal souligne que la tentation et la chute lorsqu’il a renié le Christ a été « un sujet d’humiliation » et un avertissement pour saint Pierre et pour ceux qui, comme lui, « se confient trop en eux-mêmes ». Mais « Jésus-Christ songe à affermir de plus en plus les apôtres sur le fondement d’une vraie humilité. C’est pour cela qu’il leur fait voir le péril où ils étaient exposés par la haine de leur ennemi [sc. Satan], qui ne cherchait qu’à les perdre ». « Mais ce fut une grande consolation à saint Pierre d’entendre de la propre bouche de Jésus-Christ qu’il avait prié pour lui : Ego autem rogavi pro te ; afin que sa foi ne périt point », prière qui s’étend implicitement aux autres apôtres.

 

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Saint Pierre demande permission de frapper Malchus, et frappe devant que d’ouïr la réponse, et Jésus-Christ répond après.

 

Luc, XXII, 49-51. « Videntes autem hi, qui circa ipsum errant, quod futurum erat, dixerunt ei : Domine, si percutimus in gladio ? 50. Et percussit unus ex illsi servum Principis Sacerdotum, et amputavit auricula ejus dexteram. 51. Respondens autem Jesus, ait : Sinite usque huc. Et cum tetigisset auriculam ejus, sanavit eum » ; « Ceux qui étaient avec lui, voyant bien ce qui allait arriver, lui dirent : Seigneur, frapperons-nous de l’épée? 50. Et l’un d’eux frappa un des gens du Grand-Prêtre, et lui coupa l’oreille droite. 51. Mais Jésus prenant la parole, leur dit : Laissez, demeurez-en là. Et ayant touché l’oreille de cet homme, il le guérit. »

Pierre donne là un exemple de faux zèle : il semble faire preuve de soumission en demandant à Jésus la permission de frapper ses ennemis, mais il n’attend pas que Jésus l’y autorise expressément.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 204 sq. Étude comparative de ce passage des Pensées et de l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ. La pensée est seconde par rapport à l’Abrégé : elle adopte un point de vue plus élevé, et prend pour personnage central saint Pierre, ou plus exactement elle envisage le rapport de Pierre et de Jésus. Pascal se concentre ici sur le problème de la grâce et de son insertion au cœur de l’homme, en l’occurrence saint Pierre. « L’épisode de Malchus [...] fournit un excellent exemple de la « présomption » de Pierre, dont la velléité de suivre Jésus, indiquée par la question posée, est combattue par son penchant trop humain à la violence, tandis que la réponse tardive de Jésus suggère l’idée soit d’une épreuve, soit d’une grâce différée ».

 

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Le mot de Galilée que la foule des Juifs prononça comme par hasard en accusant Jésus-Christ devant Pilate donna sujet à Pilate d’envoyer Jésus-Christ à Hérode. En quoi fut accompli le mystère qu’il devait être jugé par les Juifs et les gentils. Le hasard en apparence fut la cause de l’accomplissement du mystère.

 

Luc, XXIII, 5-7. « Ait autem Pilatus ad Principes Sacerdotum, et turbas : Nihil invenio causae in hoc homine. 5. At illi invalescebant, dicentes : Commovet populum, docens per universam Judaeam, incipiens a Galilaea usque huc. 6. Pilatus autem audiens Galilaeam, interrogavit si homo Galilaeus esset : 7. Et ut cognovit quod de Herodis potestate esset, remisit eum ad Herodem, qui et ipse Jerosolymis erat illis diebus » ; « Alors Pilate dit aux princes des prêtres et au peuple : Je ne trouve rien de criminel en cet homme. 5. Mais eux insistant de plus en plus, ajoutèrent : Il soulève le peuple par la doctrine qu’il répand dans toute la Judée, depuis la Galilée, où il a commencé, jusques ici. 6. Pilate entendant parler de la Galilée, demanda s’il était Galiléen : 7. et ayant appris qu’il était de la juridiction d’Hérode, il le renvoya à Hérode, qui était aussi alors à Jérusalem ».

Explication de Port-Royal : Pilate « ne demandait qu’un prétexte pour se dispenser de connaître d’une affaire où il remarquait plus de passion que de justice, et à laquelle les principaux d’entre les Juifs s’intéressaient avec une si grande chaleur. Ainsi quoique ce ne lui fût pas une raison pour se désister du jugement de Jésus-Christ, de ce qu’on le regardait comme étant de Galilée, dont Hérode surnommé Antipas, qui fit mourir saint Jean Baptiste, était tétrarque, avec le nom et la qualité de roi, il fut néanmoins bien aise d’avoir trouvé ce prétexte de lui renvoyer un homme qu’il jugeait être innocent, et d’être par là déchargé de toute la haine des Juifs qui voulaient le faire mourir. Hérode était en ce même temps à Jérusalem, sans doute pour la célébration de la Pâque, étant juif de religion, et fils d’un père prosélyte, c’est-à-dire associé à la religion des Juifs. Comme il était politique, il ne songea guère, en voyant Jésus, à l’occasion que Dieu même lui présentait de justifier un innocent, reconnu tel par Pilate, et il pensa seulement à satisfaire sa curiosité, et le désir qu’il avait depuis longtemps de voir un homme qui faisait tant de prodiges, dans l’espérance qu’il eut que l’ayant entre ses mains, il l’engagerait à faire quelque miracle en sa présence, pour obtenir sa liberté ».

Voir le commentaire de Jansénius, Tetrateuchus, Comm. in Evangelium secundum Lucam, XXIII, 5 (réf. fournie par OC III, éd. J. Mesnard, p. 294) : « Galileaee meminerunt, ut Pilato suspicionem affectati regni injicerent, recordando seditionis Judae Galileaei, et nuper sectatorum ejus, quorum sanguinem Pilatus cum sacrificiis miscuerat. »

Ferreyrolles Gérard, “De la causalité historique chez Pascal”, in Le rayonnement de Port-Royal, p. 309-332 ; voir p. 327 sq. Commentaire de ce fragment. Le voile du hasard dissimule la causalité divine. Il semble que ce soit par hasard que le mot de Galiléen ait été prononcé par la foule devant Pilate. L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, § 246, OC III, éd. J. Mesnard, p. 294, indique bien que les Juifs « insistent à l’accuser d’avoir voulu émouvoir le peuple, et pour colorer leur accusation de quelque circonstance vraisemblable, ils disent qu’il a commencé par la Galilée, sur quoi Pilate ayant connu qu’il était du ressort d’Hérode, qui était lors en Jérusalem, il s’en décharge et le lui envoie. Hérode le reçoit avec joie, car il désirait de le voir et de l’ouïr, pour lui voir faire quelque signe ». Mais Pascal précise que si, par la suite, « Hérode et Pilate devinrent amis », et que « la raison temporelle en est que l’un et l’autre s’étaient rendu une déférence civile en cette occasion », en réalité « la raison mystique est que Jésus, devant réconcilier en sa personne les deux peuples juif et gentil en détruisant les inimitiés en sa personne par sa croix, voulut pour marque de cette paix réconcilier dans l’occasion de sa passion ces deux pour amis ». La coïncidence de l’embarras de Pilate, de la présence d’Hérode à Jérusalem et l’allusion des Juifs à la Galilée est l’effet du hasard, mais en fait ces événements sont le produit d’un arrêt de Dieu destiné à engager des Juifs et des Gentils dans le jugement du Christ. La causalité de hasard s’intègre à la causalité divine. Dieu apparaît ainsi le maître des effets : p. 329.

 

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L’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme par une estimation fantastique, et par une insolence téméraire elle amoindrit les grands jusqu’à sa mesure,

 

Pascal décrit souvent l’imagination comme faculté de disproportion, capable de conférer une importance énorme à des futilités, aussi bien qu’à anéantir les choses les plus essentielles.

Lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 522. « L'imagination a cela de propre qu'elle produit avec aussi peu de peine et de temps les plus grandes choses que les petites ».

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, 1995.

Bras Gérard et Cléro Jean-Pierre, Pascal. Figures de l’imagination, 1994.

Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Imagination.

Voir le fragment Laf. 531, Sel. 456. Ces choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n’est souvent presque rien, c’est un néant que notre imagination grossit en montagne, un autre tour d’imagination nous le fait découvrir sans peine.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Rien n'est si important à l'homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d'une éternité de misères, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C'est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

C’est ce qui arrive dans le divertissement, qui consiste à se détourner de ce qui est essentiel en s’attachant à des objets qui n’ont par eux-mêmes sans valeur, et dont l’idée est directement associée à celle de néant.

Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir. Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

L’imagination peut évidemment être employée en sens contraire, par exemple à faire percevoir à l’homme sa petitesse en représentant à son regard, puis à son imagination, les immensités du cosmos : voir Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Disproportion de l’homme. [...] Si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

 

comme en parlant de Dieu.

 

Le fait que les incrédules amoindrissent la puissance de Dieu est indiqué en substance dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Voir sur ce point les réflexions de Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 21-22. Dans une perspective augustinienne, la négation de Dieu, qui est infini, n’est au fond qu’une forme outrée de l’affirmation de soi qui n’est qu’un néant. Au contraire la conversion consiste en l’affirmation de Dieu et une sorte de négation de soi.

 

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Lustravit lampade terras.

 

Vers de l'Odyssée, XVII, 135, traduit par Cicéron et cité par saint Augustin, Cité de Dieu, V, 28, selon les deux éditions ; la véritable référence est V, VIII. Montaigne, Essais, II, 1, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 353, écrit ensuite : « nous flottons entre divers avis ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment » :

« Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse

Juppiter auctifero lustravit lumine terras ».

Tr. : « Les esprits des hommes sont semblables au rayon dont le père lui-même, Jupiter, a baigné la terre d’une lumière féconde ». Voir aussi dans Essais, II, 12, éd cit., p. 598, qui peut être rapproché aussi du présent fragment puisque la citation est précédée du texte suivant : « L'air même et la sérénité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers grec, en Cicero... ».

 

Le temps et mon humeur ont peu de liaison : j’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi. Le bien et le mal de mes affaires mêmes y fait peu. Je m’efforce quelquefois de moi‑même contre la fortune. La gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune.

 

Voir ci-dessus, Montaigne, Essais, II, 1, et II, 12 : « L'air même et la sérénité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers grec, en Cicero... ».

Dans quelle mesure le psychisme humain est-il en rapport avec l'extérieur ? Voir Tocanne Bernard, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, p. 141 sq. Au XVIIe siècle, la causalité astrologique s'estompe. Mais la théorie des climats demeure. Les cartésiens lui donnent un cadre psychophysiologique. Voir Malebranche, Recherche de la vérité, II, I, III : « l'air qu'on respire cause aussi quelques changements dans les esprits » : p. 141. L'action du monde extérieur sur l'âme se développe en dehors de la conscience claire : p. 142. Cela explique les différences de caractère entre les nations. La théorie des humeurs tend cependant à expliquer aussi l’importance des facteurs internes.

Voir Théophile de Viau, la Première journée, chapitre II, in Les libertins du XVIIe siècle, I, éd. Jacques Prévot, Pléiade, p. 9, où Théophile de Viau présente son propre tempérament. « La disposition de l’air se communique à mon humeur. Quelque discours qui s’oppose à cette nécessité, le tempérament du corps force les mouvements de l’âme. Quand il pleut, je suis assoupi et presque chagrin ; lorsqu’il fait beau, je trouve toute sorte d’objets plus agréables. Les arbres, les bâtiments, les rivières, les éléments paraissent plus beaux dans la sérénité que dans l’orage. Je connais qu’au changement du climat mes inclinations s’altèrent ; si c’est un défaut il est de la nature, et non pas de mon naturel. » Rien ne témoigne que Pascal ait pu connaître ce texte de 1623.

Il ne faut pas oublier que Pascal s’est intéressé à la météorologie, et a commencé la rédaction d’un Traité du vide dont il ne nous reste que des fragments. Voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 787-798. Il y insiste aussi sur l’inconstance des variations du temps : « les effets » météorologiques, écrit-il, « sont variables selon la variété des temps, et qu’ils sont d’autant plus ou moins grands que l’air est plus ou moins chargé » ; mais « comme les variations de ces effets procèdent des variations qui arrivent dans le tempérament de l'air, et que celles de l'air sont très bizarres, et presque sans règle, aussi celles qui arrivent à ces effets sont si étranges qu'il est difficile d'y en assigner » ; tout au plus peut-on remarquer quelques constantes très générales, qui ne permettent pas de faire des prévisions assurées.

Cette inconstance a sans doute paru constituer une image commode pour représenter celle de l’homme, dont la vanité a été présentée dans les premières liasses des Pensées. Elle permet à Pascal de prendre le contrepied de la description de Théophile de Viau, en insistant sur l’indépendance des mouvements intérieurs par rapport au temps. Le mot temps enferme dans ce fragment un sens plus large que ne suppose la météorologie : il comprend les affaires et la bonne fortune, c’est-à-dire toutes les circonstances de la vie humaine. Or la vie psychologique est souvent tout aussi inconstante et irrégulière, irrationnelle et paradoxale que le climat : on se montre parfois « dégoûté dans la bonne fortune », et parfois on triomphe avec allégresse des revers de fortune.

Mais les expressions qu’emploie ici Pascal montrent que cette instabilité psychologique obéit malgré les apparences à une raison cachée, savoir la concupiscence qui règne sur l’âme humaine. L’apparition du mot gloire dans ce fragment est significative. S’efforcer de soi-même contre la fortune, c’est vouloir affirmer la force de son moi : nombre de héros du théâtre de Corneille, par exemple, le font en effet « gaiement ». Faire le « dégoûté » (Pascal avait d’abord écrit le difficile) « dans la bonne fortune », c’est aussi vouloir affirmer sa supériorité sur les circonstances et affecter de mépriser les faveurs de la fortune, comme les stoïciens prétendent le faire. Ce sont deux manières opposées de satisfaire la concupiscence et l’orgueil.

Le pronom de première personne ne désigne évidemment pas directement Pascal, sinon en ce qu’il fait partie de l’humanité : ces observations sont toutes peu ou prou valables pour tous les représentants de la nature humaine. Il est cependant possible que Pascal ait lui-même ressenti les effets de cette indépendance du climat intérieur par rapport aux affaires et aux événements extérieurs. Sans chercher à associer directement ce texte à une circonstance particulière, le mélange des sentiments auquel Pascal fait ici allusion peut être comparé, par exemple, avec ses sentiments lors de la prise de voile de sa sœur Jacqueline.