Pensées diverses II – Fragment n° 19 / 37 – Papier original : RO 1-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 109 p. 357 / C2 : p. 313
Éditions savantes : Faugère II, 89, XXIII / Brunschvicg 660 / Tourneur p. 90-4 / Le Guern 523 / Lafuma 616 (série XXIV) / Sellier 509
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Bibliographie ✍
FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. FRIGO Alberto, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Presses Universitaires de Rouen et du Havre et CNED, 2015. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923. McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1993. MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015. |
✧ Éclaircissements
La concupiscence nous est devenue naturelle et a fait notre seconde nature.
Voir le dossier thématique sur la concupiscence.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 153. La duplicité de l’homme peut s’expliquer par deux caractères que dégageait la théologie augustinienne, l’ignorance et la concupiscence ; mais la concupiscence est plus essentielle. Elle n’est qu’un autre nom de l’amour de soi, contraire à la charité, ou amour de Dieu.
Sur la théorie de la concupiscence, et la destruction de la première nature par le péché, on peut se reporter au chapitre II, Le règne du cœur mauvais, de Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 249 sq.
Jansénius Cornélius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, Lib. Prooemialis, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640. ✍
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 58 sq. ✍
Laf. 630, Sel. 523. La nature de l’homme est tout nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre.
Ce n’est pas la seule fois que Pascal parle d’une seconde nature qui supplante la première. Il emploie cette expression à propos de la coutume.
Contrariétés 9 (Laf. 126, Sel. 159). Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.
McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 25. Nature et coutume. ✍
McKenna Antony, “Coutume / Nature : la fortune d'une pensée de Pascal”, Équinoxe, Rinsen Books, Kyoto, 6, été 1990, p. 83-98. ✍
Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 39 sq., sur la coutume et les règles de la nature, et surtout p. 45 sq. G. Ferreyrolles montre bien que le foisonnement anarchique des coutumes est en liaison avec la rupture du péché originel ; mais il souligne aussi qu’il ne doit pas être entendu, chez Pascal, comme une rupture absolue avec la première nature. La formule ne doit pas, selon G. Ferreyrolles, être entendue au sens d’une radicale et définitive réduction de la nature à la coutume, comme l’entendent certains commentateurs modernes (voir Tocanne Bernard, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1978, p. 254, mais aussi L. Brunschvicg, L. Goldmann, G. Ronnet), car c’est le fait du demi-habile, qui n’a pas le dernier mot dans les Pensées : p. 49. Voir p. 57, sur l’expression « seconde nature ». La coutume dans ses errances signale la chute de l’homme dans une nature flexible au gré des sollicitations de la concupiscence : p. 58. « Les coutumes spécifient donc et incarnent les diverses cupidités d’une nature en proie, depuis sa déchéance, à l’amour de toutes choses pour soi » : p. 59. La conclusion de G. Ferreyrolles est que, « entre première nature et coutume, il ne saurait donc y avoir ni assimilation destructrice de celle-là par celle-ci, comme l’affirme le discours sceptique [...], ni non plus totale rupture. Leurs relations sont celles qui unissent des principes intangibles à leurs applications éventuellement arbitraires » : p. 61. De sorte que « personne ne peut effacer sa première nature » complètement : p. 61. Les coutumes rendent évidents aux yeux du moraliste les dérèglements engendrés par la concupiscence ; mais du même coup, selon le modèle de la raison des effets, elles expriment par delà l’inclination multiforme au plaisir, « l’aspiration unique de notre première nature à un être universel qui soit en même temps le bien universel. »
Pascal parle en mêmes termes à propos de l’imagination. Voir le dossier thématique sur l’imagination.
Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Imagination. [...]. Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 168 sq., établit que, dans ce cas aussi, « de par son origine sensible, l’imagination a partie liée avec la libido sentiendi », de sorte que, selon Laf. 632, Sel. 525, la sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité aux plus grandes choses, [est] marque d’un étrange renversement.
Il n’est donc pas surprenant que la même expression de seconde nature réapparaisse lorsque Pascal traite de la corruption du cœur née du péché originel.
A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). À P.R. Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité. Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. [...] De ce principe que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l’épreuve de tant de misères ne peut étouffer et voyez s’il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.
Ainsi il y a deux natures en nous, l’une bonne, l’autre mauvaise.
Voir dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 2 et 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781 sq., et p. 792 sq. Dans la deuxième rédaction, § 24, p. 787, Pascal parle plutôt de « deux états dans la nature humaine » : les disciples de saint Augustin « considèrent deux états dans la nature humaine : l'un est celui auquel elle a été créée dans Adam, saine, sans tache, juste et droite, sortant des mains de Dieu, duquel rien ne peut partir que pur, saint et parfait ; l'autre est l'état où elle a été réduite par le péché et la révolte du premier homme, et par lequel elle est devenue souillée, abominable et détestable aux yeux de Dieu ».
Saint Augustin, De correptione et gratia, note 11, t. 24, Bibliothèque augustinienne, p. 787. Les deux économies de la grâce, selon les chapitres X-XIII. Adam avait besoin de la grâce pour sa persévérance, mais cette grâce ne lui donnait pas la persévérance : c’était un secours sans lequel il ne pouvait pas persévérer, mais non un secours qui le fît persévérer.
Sur l’importance du fondement des deux états de l’homme, voir Sainte-Beuve, Port-Royal, II, X, t. 1, p. 579 sq.
OC III, éd. J. Mesnard, p. 595 sq. Les deux états de l’homme, distinction fondamentale élaborée par Jansénius.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 236 sq. Les deux états de l’homme chez Pascal.
Saint Augustin, De natura et gratia, Œuvres, t. 21, Bibliothèque augustinienne, p. 614 sq. Les deux états de la nature humaine, intègre puis corrompue, et la grâce du Christ. Saint Augustin reproche à Pélage de dire que la nature avec laquelle nous naissons est aussi parfaite que celle d’Adam à sa création : p. 615.
L’emploi du mot nature au lieu d’états de la nature correspond-il à une différence de sens, ou Pascal adopte-t-il un style simplifié pour éviter le langage technique ?
Où est Dieu ?
La question se pose de façon aiguë dans le cas d’un Dieu caché.
Où vous n’êtes pas ; et Le royaume de Dieu est dans vous.
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 76 sq. Que l’on conseille à l’homme de chercher en soi ou hors de soi, on l’engage dans une mauvaise voie. Il semble donc que Pascal le réduise à une impasse désespérante. Ce n’est en réalité pas le cas : à une option unilatérale, il oppose l’affirmation paradoxale des deux contraires : le bonheur « et hors et dans nous », ce qui n’est concevable qu’en Dieu.
Voir Frigo Alberto, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, p. 132, sur le lieu paradoxal, ni dehors, ni dedans, mais à la fois dehors et dedans, indiqué par le fragment Pensées diverses II, 19. Définition pour ainsi dire topologique du souverain bien.
Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent : « Rentrez au dedans de vous-même, c’est là où vous trouverez votre repos. » Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : « Sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. » Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.
Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 186 sq. Aimer un être en nous sans nous aimer revient à trouver en nous un Dieu plus intime que nous-mêmes. La haine du moi est alors le chemin vers l’amour de soi bien réglé.
Ces expressions sont d’origine scripturaire. Voir Luc, XVII, 20-21. « Les pharisiens lui demandaient un jour, quand viendrait le royaume de Dieu, et il leur répondit : Le royaume de Dieu ne viendra point d’une manière qui le fasse remarquer : et on ne dira point : il est ici, ou il est là. Car dès à présent le royaume de Dieu est au-dedans de vous ». Commentaire du Nouveau Testament de Mons : Jésus-Christ, répondant aux pharisiens répond « que le royaume de Dieu ne viendrait point, comme ils se l’imaginaient, d’une manière remarquable, et accompagné d’éclat ; c’est-à-dire qu’il ne viendrait point en la manière que leur orgueil le leur figurait, avec cette pompe et cette magnificence qui aurait pu satisfaire leur ambition. On ne dira point, continue le Fils de Dieu : Il est ici, ou il est là, c’est-à-dire que le Messie qui était le fondateur de ce royaume, ne devait point établir son trône d’une manière visible, comme tous les autres princes, dans un lieu particulier ; mais que ce serait dans les cœurs des hommes qu’il régnerait principalement. Et c’est ce qu’il marque en ajoutant aussitôt après : car dès à présent le royaume de Dieu est au-dedans de vous. Ce n’est pas que ces Pharisiens qui étaient remplis d’orgueil, fissent eux-mêmes partie du royaume de Jésus-Christ, qui est un royaume d’humilité et de douceur : mais c’est qu’il leur apprenait par là à chercher non au dehors, ni dans l’éclat extérieur d’une puissance temporelle, semblable à celle des princes du siècle, le royaume de Dieu, dont il parlait si souvent, mais dans le fond même du cœur de l’homme, où Dieu devait principalement établir son règne par son esprit et par sa grâce. Car c’est de ce règne qu’on doit entendre ce qu’il prêchait, et ce qu’il faisait prêcher par tous ses disciples : Que le royaume de Dieu était proche, ce règne tout spirituel par lequel il commençait à prendre possession du cœur des hommes, en dissipant toutes les ombres de la loi, en substituant la vérité aux figures, en perfectionnant le loi judaïque, en détruisant l’idolâtrie, et en se formant un peuple nouveau de véritables adorateurs, qui au lieu du culte charnel des Juifs, commençaient à l’adorer en esprit et en vérité ».
Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, § IX, OC IV, p. 1006. « IX. [...] Faites-moi la grâce, Seigneur, de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes sentiments aux vôtres. Que je m’estime heureux dans l’affliction, et que, dans l’impuissance d’agir au-dehors, vous purifiiez tellement mes sentiments qu’ils ne répugnent plus aux vôtres ; et qu’ainsi je vous trouve au-dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au-dehors à cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre Royaume est dans vos fidèles ; et je le trouverai dans moi-même, si j’y trouve votre Esprit et vos sentiments. »
Pascal puise aussi à la source augustinienne.
Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131. « Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas ; et si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere » ; tr. : « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même. Et, si tu ne trouves que ta nature, sujette au changement, va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, n’oublie pas que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »
Saint Augustin, Confessions III, 6, 11, Bibliothèque augustinienne, t. 13. « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo » ; tr. « Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cîmes de moi-même ».
Sur l’immanence de Dieu à l’âme, voir Gilson Étienne. Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 6e éd., Paris, Vrin, 1997, p. 159.
La même idée se trouve au cœur de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, § 9, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1006 : « Oui, Seigneur, je confesse que j’ai estimé la santé un bien, non pas parce qu’elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité, et pour consommer plus de soins et de veilles à votre service, et pour l’assistance du prochain ; mais parce qu’à sa faveur je pouvais m’abandonner avec moins de retenue dans l’abondance des délices de la vie, et en mieux goûter les funestes plaisirs. Faites-moi la grâce, Seigneur, de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes sentiments aux vôtres. Que je m’estime heureux dans l’affliction, et que, dans l’impuissance d’agir au-dehors, vous purifiiez tellement mes sentiments qu’ils ne répugnent plus aux vôtres ; et qu’ainsi je vous trouve au-dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au-dehors à cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre royaume est dans vos fidèles, et je le trouverai dans moi-même, si j'y trouve votre Esprit et vos sentiments. »
Rabbins.
Il est possible qu’à propos de la concupiscence qui a établi en l’homme une seconde nature, Pascal veuille renvoyer à certaines notes prises sur les doctrines des rabbins, dont il a classé les grands traits dans la liasse Rabbinage.
Le fragment Rabbinage 2 (Laf. 278, Sel. 309) porte en partie sur la corruption de l’homme : Sur le mot de la Genèse 8, la composition du cœur de l’homme est mauvaise dès son enfance.
R. Moïse Haddarschan : Ce mauvais levain est mis dans l’homme dès l’heure où il est formé.
Massechet Succa : Ce mauvais levain a sept noms : dans l’Écriture il est appelé mal, prépuce, immonde, ennemi, scandale, cœur de pierre, aquilon, tout cela signifie la malignité qui est cachée et empreinte dans le cœur de l’homme.
Cette malignité se renouvelle tous les jours contre l’homme comme il est écrit Ps. 37 : L’impie observe le juste et cherche à le faire mourir, mais Dieu ne l’abandonnera point.
Cette malignité tente le cœur de l’homme en cette vie et l’accusera en l’autre.
Tout cela se trouve dans le Talmud.