Pensées diverses II – Fragment n° 35 / 37 – Papier original : RO 65-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 361 / C2 : p. 317 v°
Éditions savantes : Faugère II, 19 / Brunschvicg 198 / Tourneur p. 92-4 / Le Guern 539 / Lafuma 632 (série XXIV) / Sellier 525
La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité pour les grandes choses, marque d’un étrange renversement.
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Pascal souligne ici le fait que les hommes n’accordent pas aux choses l’importance qu’elles méritent véritablement. Le fait est par lui-même surprenant, car cette disproportion est par elle-même étrange ; mais l’argument a une portée beaucoup plus grande, et Pascal en tire ailleurs une conclusion plus profonde : l’insensibilité en question est l’effet d’une cause surnaturelle.
Fragments connexes
Vanité 26 (Laf. 39, Sel. 73). Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre : c’est le plaisir même des rois.
Vanité 30 (Laf. 43, Sel. 77). Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige.
Dossier de travail (Laf. 383, Sel. 2). D’être insensible à mépriser les choses intéressantes, et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus.
Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). En vérité, je leur dirais ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s’agit de nous-mêmes, et de notre tout.
L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.
[...] Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux.
[...] Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes.
C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être.
Pensées diverses (Laf. 432 série XXX, Sel. 662). Est-ce qu’ils sont si fermes qu’ils soient insensibles à tout ce qui les touche ? Éprouvons-les dans la perte des biens ou de l’honneur. Quoi ? c’est un enchantement.
Mots-clés : Homme – Renversement – Sensibilité.