Pensées diverses II – Fragment n° 2 / 37 – Papier original : RO 11-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 104 p. 349 / C2 : p. 303

Éditions de Port-Royal : Chap. XVI - Diverses preuves de Jésus-Christ : 1669 et janvier 1670 p. 131 / 1678 n° 8 p. 131

Éditions savantes : Faugère II, 320, XVII / Havet XIX.5 / Brunschvicg 750 / Tourneur p. 83-3 / Le Guern 505 / Lafuma 592 (série XXIV) / Sellier 492

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Bibliographie

 

 

Sur les idées de Pascal sur la condition du peuple juif, on peut consulter les ouvrages suivants :

CHÉDOZEAU Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, Paris, Champion, 2013, 2 vol.

DELASSAULT Geneviève, Le Maistre de Saci et son temps, Paris, Nizet, 1957.

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 513.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 419-420.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, chapitre VI, Le mystère d’Israël, Paris, Colin, 1970, p. 465-516.

On consultera avec profit le n° 53 des Chroniques de Port-Royal, Port-Royal et le peuple d’Israël, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004.

 

Voir pour compléter la bibliographie du dossier sur Le peuple juif.

 

 

Éclaircissements

 

Le dilemme que Pascal énonce dans ce fragment est présenté sous un angle qui souligne aussi le fait qu’en tout état de cause, les Juifs servent de preuve à la vérité de la religion chrétienne. Le rapprochement s’impose avec le fragment Loi figurative 17 (Laf. 262, Sel. 293) : Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ? S’ils le reçoivent ils le prouvent par leur réception, car les dépositaires de l’attente du Messie le reçoivent et s’ils le renoncent ils le prouvent par leur renonciation.

 

Si au temps de Jésus-Christ les Juifs eussent été tous convertis ou s’ils eussent tous été exterminés par Jésus-Christ, nous n’aurions plus que des témoins suspects.

 

Pascal biffe la formule ou s’ils eussent tous été exterminés. L’idée que les Juifs auraient été exterminés par Jésus-Christ était en effet hors de propos (alors qu’elle aurait pu subsister si Pascal n’avait écrit que si les Juifs eussent été tous convertis). Pascal évite ainsi une fausse fenêtre qui pouvait porter au contresens.

L’addition au temps de Jésus-Christ a aussi été biffée, sans doute parce qu’elle a dû paraître redondante à partir du moment où, l’expression s’ils eussent tous été exterminés ayant été supprimée, ne subsistait plus que si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ.

Irréprochable signifie qu’on ne peut récuser. Les témoins suspects s’opposent aux témoins irréprochables : voir Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734). Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie. Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables. Et en le tuant et continuant à le renier ils ont accompli les prophéties.

 En droit, on refuse les témoins quoi sont intéressés dans une affaire. Voir le commentaire de Prophéties VIII (Laf. 502-503, Sel. 738). Voir Domat Jean, Des lois civiles, Livre III, Titre VI, Section III, § VI, éd. 1697, p. 372 : « Si le témoin a quelque intérêt dans le fait où l’on veut se servir de son témoignage, il sera rejeté. Car on ne doit pas s’assurer qu’il fasse une déclaration contraire à son intérêt ». Il ne doit pas être ami de la personne en faveur de laquelle il témoigne : voir Domat Jean, ibid., § VII, éd. 1697, p. 373 : « la même raison qui fait rejeter le témoignage des personnes intéressées aux faits qu’il faut prouver, fait rejeter aussi le témoignage du père en la cause du fils, et celui du fils en la cause du père », que le témoignage soit favorable ou défavorable. Le témoignage des ennemis est aussi suspect (§ X, p. 374), « car on doit se défier que leur passion ne les porte à une déclaration qui blesse l’intérêt de leur ennemi ». Mais dans le fragment Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692), Pascal s’appuie sur le fait qu’ils portent un témoignage qui les défavorise eux-mêmes : Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort, mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux [...]. Il déclare qu’enfin Dieu, s’irritant contre eux, les dispersera parmi tous les peuples de la terre, que, comme ils l’ont irrité en adorant les dieux qui n’étaient point leurs dieux, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n’est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement et que son livre soit mis dans l’arche de l’alliance pour servir à jamais de témoin contre eux.

Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 4, p. 160. « Nous avons pris ces Écritures de la main des Juifs, qui sont nos ennemis capitaux, lesquels en l’état où ils sont maintenant, ne diront, ni ne feront jamais rien volontairement qui soit à notre avantage ».

Aussi les vrais Juifs spirituels ne peuvent-ils servir de témoins irréprochables : si tous les Juifs eussent été convertis par le Christ, il n’y aurait pas eu de témoignage vraiment digne de confiance. En revanche, les Juifs charnels, par l’hostilité qu’ils ont témoignées à l’égard du Christ, ne peuvent être soupçonnés de vouloir le favoriser. Ce sont donc eux qui servent de témoins au christianisme, justement parce qu’ils ont refusé le Messie : leur refus ayant été prédit, ils servent de preuves vivantes de la vérité du Christ.

Saint Augustin, De Conf. Evang. I, c. 26, dans la traduction Sacy, contient l’expression témoins irréprochables.

L’expression se trouve en avril 1645, chez Arnauld Antoine, Seconde apologie pour Monsieur Jansénius, Œuvres, XVII, p  1-637 Livre II, ch. V, Proposition VII. Les Juifs sont « témoins irréprochables » et servent au salut des vrais chrétiens : p. 118.

Isaïe, traduit en français, Paris, Desprez, 1686, tr. Le Maître de Sacy, Préface, p. 1. I ; voir Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Paris, Champion, 2013, p. 217 sq., et 213 pour le commentaire. Que l’autorité des prophètes est la preuve la plus assurée de la religion chrétienne. Même les païens admettaient la clarté des prophéties, et n’ont pu y résister « qu’en disant qu’elles avaient été feintes après que les choses étaient arrivées » : p. 1. Les chrétiens ne répondent pas d’eux-mêmes : ils renvoient aux Juifs : « nous ne voulons point en être crus ; mais nous nous en rapportons à ce que les Juifs vous en pourront dire ». Cela est juste, car ils ont été les dépositaires des prophéties, et « que c’est en leur langue qu’elles ont été écrites » : p. 3. Et « leur témoignage aussi ne vous doit pas être suspect, car nous prenons en ceci nos parties mêmes pour juges », qui sont « les ennemis irréconciliables de notre religion ».

Delassault Geneviève, Le Maistre de Saci et son temps, p. 184. Selon Sacy, la haine manifestée par les Juifs pour le Christ, leur attachement à la Loi, le refus de croire en ont fait des témoins irréprochables. La preuve a déjà été employée par Cl. Morel, Démonstration de la vérité, 1651, et J. Macé, L’économie de la vraie religion, t. 1, ch. II. Ils citent saint Augustin, De Conf. Evang., livre I, ch. IV et XXVI. Voir p. 194, n. 210 : Sacy insiste beaucoup sur la véracité des prophéties prouvées par le témoignage des Juifs non suspects.

La Genèse, tr. Sacy, Ie partie, Préface, § V. « Il est important d’ajouter ici quelques réflexions sur l’état présent des Juifs, parce qu’ils sont une des marques les plus claires de la vérité de notre foi. [...] Ceci nous fait voir combien il est vrai que Dieu est le maître et l’arbitre de tout ce qui se passe sur la terre : et que le cours du monde n’a point d’autre loi que son ordre souverain, et l’accomplissement de ses desseins éternels. Car qui n’admirera, selon la réflexion très judicieuse de saint Augustin, les marques de la sagesse et de la toute-puissance de Dieu, qui éclatent sensiblement dans toute la manière dont il a conduit le peuple Juif ? Il choisit ce peuple quinze siècles avant Jésus-Christ. Il lui donne sa loi. Il le rend dépositaire de sa parole et de ses promesses. Et il fait que tout ce peuple devient comme un grand Prophète : Magnus quidam Propheta, dit saint Augustin ; en sorte que dans son élévation, dans son abaissement, dans ses victoires, dans ses défaites, dans son sacerdoce, dans ses sacrifices, dans son temple, dans ses Juges, dans ses Rois, dans ses prophéties ; et enfin dans tout ce qui lui arrive, selon ce qui vient d’être cité de saint Paul, il est la figure vivante et animée de tout ce qui devait arriver à Jésus-Christ et à son Église.

Et après que Jésus-Christ a paru dans le monde, et que ces mêmes Juifs qui mettaient toute leur gloire à attendre le Messie, l’ont rejeté, et l’ont fait mourir cruellement, Dieu les a rejetés aussi par une très grande justice. Mais en même temps il a fait que leur réprobation est devenue plus utile à l’Église, que n’aurait été leur conversion.

Car s’ils avaient embrassé la foi, ils auraient pu être suspects aux Gentils, auxquels ils devaient apprendre la vérité des prophéties, puisqu’il est aisé que les Chrétiens soutiennent tout ce qui favorise Jésus-Christ. « Au lieu que maintenant Dieu les a dispersés, et les fait subsister depuis dix-sept siècles dans toute la terre, comme des témoins irréprochables qui déposent en tous lieux en faveur de Jésus-Christ et de sa Religion au même temps qu’ils détestent l’un et l’autre ; et qui conservant avec un grand respect l’Écriture sainte, à la lettre de laquelle ils s’attachent inviolablement, présentent cette même Écriture en tous lieux, afin que tous les hommes y lisent en des termes très-clairs et très convaincants la justification de notre foi, et la condamnation de leur perfidie » « Gens Judeorum, dit saint Augustin, reproba per infidelitatem, a sedibus extirpata per mundum usquequaque dispergitur, ut ubique portet codices sanctos : Ac sic prophetiæ testimonium, quâ Christus et Ecclesia prœnuntiata est, ne ad tempus à nobis fictum existimaretur, ab ipsis adversariis proferatur ; ubi etiam ipsos prædictum est non fuisse credituros ». Voir Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, p. 300 sq., et le commentaire.

Bossuet Jacques Bénigne, Discours sur l’histoire universelle, Seconde partie, ch. XX, éd. Velat et Champailler, Pléiade, p. 858. Bossuet propose aussi l’argument que l’Écriture a été mise entre des mains non suspectes.

Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). Raison pourquoi figures. Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût eu des prophéties précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects et d’une diligence et fidélité et d’un zèle extraordinaire et connues de toute la terre. Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait. Et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie assurant toutes les nations qu’il devait venir et en la manière prédite dans les livres qu’ils tenaient ouverts à tout le monde. Et ainsi ce peuple déçu par l’avènement ignominieux et pauvre du Messie ont été ses plus cruels ennemis, de sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et zélé qui se puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes qui les porte incorrompus. De sorte que ceux qui ont rejeté et crucifié Jésus-Christ qui leur a été en scandale sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui et qui disent qu’il sera rejeté et en scandale, de sorte qu’ils ont marqué que c’était lui en le refusant et qu’il a été également prouvé et par les justes juifs qui l’ont reçu et par les injustes qui l’ont rejeté, l’un et l’autre ayant été prédit.

Prophéties 10 (Laf. 331, Sel. 363). Au temps du Messie ce peuple se partage. Les spirituels ont embrassé le Messie, les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins.

 

Et s’ils avaient été exterminés, nous n’en aurions point du tout.

 

L’expression n’est pas sans signification : Pascal insiste en plusieurs endroits sur le fait que les Juifs se sont trouvés à plusieurs reprises au bord de l’extermination.

Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313. Les Grecs et les latins ensuite ont fait régner les fausses déités, les poètes ont fait cent diverses théologies. Les philosophes se sont séparés en mille sectes différentes. Et cependant il y avait toujours au cœur de la Judée des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui n’était connu que d’eux. Il est venu enfin en la consommation des temps et depuis on a vu naître tant de schismes et d’hérésies, tant renverser d’états, tant de changements en toutes choses, et cette église qui adore celui qui a toujours été adoré a subsisté sans interruption et ce qui est admirable, incomparable et tout à fait divin, c’est que cette religion qui a toujours duré a toujours été combattue. Mille fois elle a été à la veille d’une destruction universelle, et toutes les fois qu’elle a été en cet état Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. Car ce qui est étonnant est qu’elle s’est maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des tyrans, car il n’est pas étrange qu’un état subsiste lorsque l’on fait quelquefois céder ses lois à la nécessité.

C’est de telles actions extraordinaires que Racine fera la matière de ses deux dernières pièces, Esther et Athalie. Esther montre comment une faible femme a réussi à empêcher le génocide des Juifs préparé par un ministre malfaisant. Athalie montre comment toute la lignée de David, à laquelle Dieu avait accordé ses promesses, a été sauvée par un faible enfant. Ce sont les coups extraordinaires de sa puissance dont parle Pascal.

Pascal insiste sur le piège dans lequel les Juifs se trouvent pour ainsi dire pris : voir Loi figurative 17 (Laf. 262, Sel. 293)Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ? S’ils le reçoivent ils le prouvent par leur réception, car les dépositaires de l’attente du Messie le reçoivent et s’ils le renoncent ils le prouvent par leur renonciation.

Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 513, et L’argumentation chez Pascal, p. 419-420.