Pensées diverses II – Fragment n° 24 / 37 – Papier original : RO 1-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 111 p. 357 v°-359  / C2 : p. 315

Éditions de Port-Royal : Chap. IX - Injustice, & corruption de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 75 / 1678 n° 8 p. 76

Éditions savantes : Faugère II, 79, II / Havet XXIV.57 / Brunschvicg 412 / Tourneur p. 92-1 / Le Guern 528 / Lafuma 621 (série XXIV) / Sellier 514

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Bibliographie

 

 

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.

CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007.

CHRISTODOULOU Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 419-425.

FERREYROLLES Gérard, “Esquisse des passions vertueuses chez Pascal”, in L’intelligence du passé. Mélanges offerts à Jean Lafond, Publications de l’Université de Tours, 1988, p. 429-436.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

SELLIER Philippe, “Pascal et la philosophie  : la dérision de la raison”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 223-229.

SHIOKAWA Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

 

 

Éclaircissements

 

Pascal a évoqué une autre forme de guerre intestine dans une partie barrée du fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) : Imagination. [...]. Mais la plus plaisante cause de ses erreurs est la guerre qui est entre les sens et la raison (texte barré verticalement). Il en évoque ici une autre, qui ne jette pas moins de trouble dans l’âme de l’homme, celle qui oppose la raison et les passions. Il écrit ici en moraliste.

 

Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions.

 

Grandeur 11 (Laf. 115, Sel. 147). Immatérialité de l’âme / Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ?

Intestin : qui est en dedans. Guerre intestine : guerre civile (Furetière). Pascal emploie l’expression guerre intérieure de la raison contre les passions dans le fragment Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29). Voir plus bas.

Le thème du conflit de la raison et des passions du thumos (le cœur) et les epithumiai (les désirs), savoir les désirs irrationnels, remonte à Platon. Voir la République, IV, et l’explication de Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, P. U. F., 1997, p. 260 sq.

L’idée qu’il y ait une guerre entre la raison et les passions n’est pas cartésienne. Voir sur ce point Descartes, Traité des passions, article 47, En quoi consistent les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure et la supérieure de l’âme.

« Et ce n’est qu’en la répugnance qui est entre les mouvements que le corps par ses esprits et l’âme par sa volonté tendent à exciter en même temps dans la glande, que consistent tous les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure de l’âme qu’on nomme sensitive et la supérieure, qui est raisonnable, ou bien entre les appétits naturels et la volonté. Car il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties : la même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés. L’erreur qu’on a commise en lui faisant jouer divers personnages qui sont ordinairement contraires les uns aux autres ne vient que de ce qu’on n’a pas bien distingué ses fonctions d’avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer tout ce qui peut être remarqué en nous qui répugne à notre raison ; en sorte qu’il n’y a point en ceci d’autre combat sinon que la petite glande qui est au milieu du cerveau pouvant être poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits animaux, qui ne sont que des corps, ainsi que j’ai dit ci-dessus, il arrive souvent que ces deux impulsions sont contraires, et que la plus forte empêche l’effet de l’autre. Or on peut distinguer deux sortes de mouvements excités par les esprits dans la glande : les uns représentent à l’âme les objets qui meuvent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le cerveau et ne font aucun effort sur sa volonté ; les autres y font quelque effort, à savoir, ceux qui causent les passions ou les mouvements du corps qui les accompagnent ; et, pour les premiers, encore qu’ils empêchent souvent les actions de l’âme ou bien qu’ils soient empêchés par elles, toutefois, à cause qu’ils ne sont pas directement contraires, on n’y remarque point de combat. On en remarque seulement entre les derniers et les volontés qui leur répugnent : par exemple, entre l’effort dont les esprits poussent la glande pour causer en l’âme le désir de quelque chose, et celui dont l’âme la repousse par la volonté qu’elle a de fuir la même chose ; et ce qui fait principalement paraître ce combat, c’est que la volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les passions, ainsi qu’il a déjà été dit, elle est contrainte d’user d’industrie et de s’appliquer à considérer successivement diverses choses dont, s’il arrive que l’une ait la force de changer pour un moment le cours des esprits, il peut arriver que celle qui suit ne l’a pas et qu’ils le reprennent aussitôt après, à cause que la disposition qui a précédé dans les nerfs, dans le cœur et dans le sang n’est pas changée, ce qui fait que l’âme se sent poussée presque en même temps à désirer et ne désirer pas une même chose ; et c’est de là qu’on a pris occasion d’imaginer en elle deux puissances qui se combattent. Toutefois on peut encore concevoir quelque combat, en ce que souvent la même cause, qui excite en l’âme quelque passion, excite aussi certains mouvements dans le corps auxquels l’âme ne contribue point, et lesquels elle arrête ou tâche d’arrêter sitôt qu’elle les aperçoit, comme on éprouve lorsque ce qui excite la peur fait aussi que les esprits entrent dans les muscles qui servent à remuer les jambes pour fuir, et que la volonté qu’on a d’être hardi les arrête. »

La guerre en question est définie par un dilemme. Au sens actuel, un dilemme est un raisonnement dont une prémisse contient une alternative à deux termes, et dont les autres prémisses montrent que les deux cas de l’alternative impliquent la même conséquence. Voir Lalande André, Dictionnaire historique et critique, p. 236.

Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie, Traité de l’argumentation, p. 318. Le dilemme est une forme d’argument où l’on examine deux hypothèses pour en conclure que, quelle que soit celle que l’on choisit, on aboutit à une opinion, une conduite, de même portée. Le dilemme est utile quand il s’agit de fermer d’entrée toute échappatoire à l’adversaire.

Sur le dilemme dans la rhétorique de Pascal, voir Susini  Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 502-505.

 

S’il n’avait que la raison sans passions.

 

Le premier terme du dilemme est présenté sous forme hypothétique. Il s’agit évidemment d’un irréel. Pascal ne développe pas les conséquences. La disposition du manuscrit montre qu’il n’a pas voulu laisser un grand espace pour en développer l’explication. On pourrait croire que l’homme, gouverné par le seule raison, et sans trouble venu des passions, pourrait vivre dans la paix intérieure. Mais Pascal indique que le résultat réel est tout différent.

Laf. 678, Sel. 557. L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

Sur le problème de l’usage des passions selon Pascal, voir Carraud Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, p. 205 sq. Sur le projet cartésien de la maîtrise des passions, voir p. 229 sq.

Pascal pense plus aux stoïciens, dont la morale repose en effet sur la discipline des passions. Les stoïciens ont su dompter les passions par la seule force de leur âme immatérielle. Voir Grandeur 11 (Laf. 115, Sel. 147). Immatérialité de l’âme / Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ?

Devenir dieux : le sage stoïcien est censé être l’égal des dieux.

Mais dans la liasse Philosophes, Pascal montre aussi la vanité de cet idéal moral : l’idéal de sagesse du stoïcisme, qui consiste à placer la recherche du bonheur dans la maîtrise de soi surestime l’aptitude de l’homme à se maintenir toujours à un haut degré de vertu. Il témoigne d’une parfaite ignorance de la misère et de l’impuissance fondamentale de la nature de l’homme. C’est l’objet de la suite du fragment.

Christodoulou Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, p. 421. 

 

S’il n’avait que les passions sans raison.

 

Pascal ne développe pas non plus les conséquences de cette seconde hypothèse. Mais il n’est pas difficile de reconstituer ce que Pascal prévoit dans cette supposition : le déchaînement des amours propres aboutirait à une guerre de tous contre tous.

Pour les conséquences de cette seconde hypothèse non plus, Pascal n’a pas laissé d’espace considérable.

 

Mais ayant l’un et l’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre.

 

Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29). Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

 

Aussi il est toujours divisé et contraire à lui‑même.

 

La situation est expliquée dans le fragment Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29).

La formule définit une situation inextricable et tragique qui correspond assez bien à ce que serait une situation racinienne, dans laquelle les héros, pris dans des situations dans lesquelles aucune issue n’est soutenable, se trouvent constamment renvoyés d’un sentiment à son contraire. Toujours divisé et contraire à lui-même définit assez justement le héros racinien.

Laf. 678, Sel. 557. L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

Misère 20 (Laf. 71, Sel. 105). Contradiction. Orgueil, contrepesant toutes les misères, ou il cache ses misères, ou s’il les découvre, il se glorifie de les connaître.

Contrariétés 6 (Laf. 123, Sel. 156). Contradiction, mépris de notre être, mourir pour rien, haine de notre être.

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Quelle chimère est-ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers !

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ?

Tetsuya Shiokawa a consacré une étude au thème de la guerre chez Pascal. Voir Shiokawa Tetsuya, “La Guerre et la Paix selon Pascal”, Pascal, Port-Royal, Orient, Occident. Actes du colloque de l’Université de Tokyo, 27-29 septembre 1988, Klincksieck, Paris, 1991, p. 319-327, repris dans Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012.