Pensées diverses II – Fragment n° 32 / 37 – Papier original : RO 47-9
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 359 v° / C2 : p. 317
Éditions de Port-Royal : Chap. III - Véritable religion prouvée par les contrariétés... : 1669 et janv. 1670 p. 40 / 1678 n° 13 p. 42-43
Éditions savantes : Faugère II, 81, VI / Havet XII.8 / Brunschvicg 417 / Tourneur p. 94-1 / Le Guern 536 / Lafuma 629 (série XXIV) / Sellier 522
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Bibliographie ✍
BOULLIER David Renaud, Sentiments de M. *** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, Article IV, Jean Catuffe, 1753. CARRAUD Vincent, L’invention du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. ROCHOT Bernard, “Gassendi : le philosophe”, in Pierre Gassendi. La vie et son œuvre, 1599-1655, Paris, Albin Michel, 1955, p. 94-96. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § IV, éd. Ferret et McKenna, Paris, Garnier, 2010. |
✧ Éclaircissements
Cette duplicité de l’homme est si visible
Duplicité : le Dictionnaire de l’Académie indique que le mot « se dit des choses qui sont doubles et qui devraient être uniques ». Furetière le définit de manière moins claire « objet qu’on voit double ». Le Dictionnaire de l’Académie indique que le sens figuré qui signifie mauvaise foi, fourberie, tromperie, par opposition à simplicité, à sincérité, existe au XVIIe siècle. Mais ce n’est pas le sens ici.
qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes.
Montaigne, Essais, II, 1, De l’inconstance de nos actions, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 355. « Cette variation et contradiction qui se voit en nous, si souple, a fait qu’aucuns songent que nous ayons deux âmes, d’autres deux puissances, qui nous accompagnent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l’une, l’autre vers le mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un sujet simple ». Les éditeurs excluent qu’il s’agisse là d’une allusion aux manichéens, et pensent que Montaigne pense à Platon, qui selon Bodin, Methodus, III, distingue l’âme raisonnable et l’âme sensitive ou appétitive. Mais la connaissance que Pascal a de saint Augustin ne permet guère de raisonner de même sur son cas.
Sellier Philippe, “Des Confessions aux Pensées”, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 369, renvoie aussi à Montaigne, Essais, II, 1. Il confirme qu’il s’agit d’une allusion aux manichéens. Cette pensée s’inspire sans doute de saint Augustin, dont on sait qu’il a un temps partagé les doctrines du manichéisme, avant de se tourner contre elles.
Sur Mani et sa doctrine, voir
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 903-911, article Mani, Manichéisme. Voir aussi p. 442-443, sur le De duabus animabus. Le livre a été écrit entre 391 et 395, pour réfuter une thèse attribuée aux manichéens, disant qu’il y a en l’homme deux âmes qui se font la guerre, l’une venue du principe du bien, l’autre du principe mauvais. Un manichéen ne parlerait pourtant pas précisément de deux âmes : comme l’âme est de la même substance que la lumière emprisonnée et que le corps humain (et non une autre âme), est composé de la substance mauvaise, les manichéens auraient estimé qu’il est préférable de parler de la guerre de l’âme et du corps, ou de la guerre entre deux natures ou deux substances. Saint Augustin a raison d’attribuer la lutte morale dans l’individu aux deux principes coéternels du manichéisme, mais il est moins exact lorsqu’il parle de deux « âmes ». Il récuse cette thèse parce qu’elle enlève à l’être humain sa responsabilité, le mérite et le blâme : il y a seulement en l’homme une « âme » qui l’emporte sur l’autre.
Saint Augustin, Confessions, VIII, 10, Bibliothèque augustinienne, t. 14, p. 53 sq. Contre la thèse manichéenne des deux natures. « Qu’ils disparaissent loin de ta face, ô Dieu, comme disparaissent vains diseurs et séducteurs d’âme, ceux qui, remarquant deux volontés dans la délibération, assurent qu’il y a deux natures en deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise » : p. 53. « Qu’ils ne disent donc plus, quand ils voient dans un même homme deux volontés en conflit, que deux âmes opposées, venant de deux substances opposées et de deux principes opposés, sont en lutte, l’une bonne, l’autre mauvaise ! » : p. 57. Augustin remarque qu’à ce compte, on pourrait supposer un nombre d’âmes bien supérieur à deux chez un même homme qui hésiterait entre plusieurs volontés (Nota bene : c’est précisément ce que dira Voltaire ; voir plus bas).
Saint Augustin, De duabus animabus. Manichaeorum error de duabus animabus, quarum altera non sit a Deo, qua ratione expugnatur. Animabus : normalement, l’ablatif pluriel de anima est animis ; mais il existe un datif-ablatif pluriel tardif, signalé dans Gaffiot, de la forme animabus.
Saint Augustin, Retractationes, I, ch. X(XIV), Bibliothèque augustinienne, t. 12, p. 363 sq., sur le Contra Manichaeos de duabus animabus liber unus. Le De duabus animabus doit dater de 391 ; la question était importante, dans la mesure où elle permettait aux manichéens d’expliquer l’origine du péché en supposant que l’homme a deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise : p. 570. Les manichéens affirment, selon Augustin, que des deux âmes, « l’une est partie de Dieu, que l’autre vient de la race des ténèbres, dont Dieu n’est pas le créateur, et qui est coéternelle à Dieu. Ils ajoutent, dans leur folie, que tout homme possède deux âmes, l’une bonne et l’autre mauvaise : celle-ci, la mauvaise, serait propre à la chair, laquelle chair provient, d’après leurs dires, de la race des ténèbres celle-là, la bonne, viendrait de la partie adventice de Dieu qui a engagé le combat avec la race des ténèbres. Elles se mélangent l’une à l’autre, et suivant eux, tout ce qu’il y a de bien dans l’homme appartient à l’âme bonne, tout ce qu’il y a de mauvais, à l’âme mauvaise ».
Saint Augustin, Cité de Dieu, XII, VIII.
Si Pascal traite sans trop l’approfondir la croyance que l’homme a deux âmes, en laquelle il voit manifestement un pur délire, il envisage la doctrine manichéenne avec beaucoup plus de précision en un autre endroit de son œuvre, le Discours sur la possibilité des commandements, où il la présente comme le précurseur de l’hérésie luthérienne, relativement à la possibilité des commandements. Les Pères de l’Église, dit-il, ont eu à condamner dans l’hérésie de Luther parce qu’elle renouvelait une erreur du manichéisme sur l’impossibilité pour l’homme d’accomplir les commandements de Dieu.
Voir Discours sur la possibilité des commandements, 5, § 23, OC III, éd. J. Mesnard, p. 753. « Pères avaient en tête des hérétiques, savoir les Manichéens, qui soutenaient cette erreur comme un dogme capital de leur doctrine, que Luther n’a pas inventée, mais renouvelée, que les commandements sont impossibles absolument, que les hommes n’ont point de libre arbitre, et qu’ils sont nécessités à pécher, et dans une impuissance invincible de ne pas pécher ».
Pascal en fait la « preuve » du « troisième point » de son Discours, OC III, éd. J. Mesnard, § 65-75, p. 760-761.
« 65. Que les Pères qui ont établi que les commandements ne sont pas impossibles étaient obligés à le déclarer en ce sens qu’il n’est pas impossible que l’on garde les commandements ; à cause des Manichéens qu’ils avaient à combattre, qui soutenaient une impossibilité absolue, et une nécessité inévitable qui forçait les hommes à pécher.
66. On ne peut contester que les Saints Pères qui ont établi que les commandements ne sont pas impossibles aux hommes n’aient été obligés à le faire, en ce sens qu’il n’est pas impossible qu’on les observe ; au cas qu’il soit véritable qu’ils eussent des ennemis présents, qui soutinssent le contraire, qui naissent le libre arbitre, qui soutinssent que les hommes sont dans l’impossibilité absolue de les observer, et qu’il y eût une nécessité inévitable qui les forçait à pécher.
67. Or qui ne sait que c’est un des chefs de l’erreur des Manichéens, et que la méchante nature qu’ils soutenaient ne fût telle qu’il n’y eût aucune puissance capable de vaincre sa malice, non pas même celle de Dieu ?
68. Ne sait-on pas que saint Augustin a réfuté ces erreurs, et qu’il en a remporté une victoire si glorieuse à l’Église ? Je ne m’arrêterai donc pas à le prouver ici, puisqu’il ne faut que lire ce qu’il en a écrit contre eux : et je me contenterai d’en rapporter quelques passages pour ne laisser pas la chose sans preuve, quelque connue qu’elle soit d’elle-même.
[...] 75. Il est donc hors de doute que tout ce que les Luthériens ont dit de la concupiscence était dit mille ans avant leur naissance, par ces anciens hérétiques, de cette mauvaise nature. »
Sur le manichéisme, voir ✍
Decret François, Mani et la tradition manichéenne, Paris, Seuil, 1974.
Brown Peter, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 2001, p. 57 sq.
Lancel Serge, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 53 sq., sur le manichéisme. Voir p. 61, sur le dualisme foncier du manichéisme, autant dans sa cosmogonie que dans son anthropologie : comme le monde, l’homme est un composé, un mélange d’ombre et de lumière et de ténèbres.
Pour approfondir, voir les ouvrages plus techniques suivants : ✍
Decret François, Aspects du manichéisme dans l’Afrique romaine - Les controverses de Fortunatus, Faustus et Felix avec saint Augustin, Paris, 1970.
Decret François, L’Afrique manichéenne (IVe-Ve siècles). Étude historique et doctrinale, Paris, 1978, 2 vol.
Mais le cas des manichéens n’est pas le seul que l’on peut invoquer.
Dans le Philosophiae Epicuri syntagma, Pars secunda, Sect. 2, Opera, III, p. 39 sq., Gassendi expose un système selon lequel l’homme a deux âmes : l’une est l’âme principe de vie, dont l’absence provoque la mort et qui existe aussi chez les animaux ; ce n’est pas une substance ou une qualité, mais seulement une matière très ténue, un feu subtil qui entretient la chaleur animale ; elle apparaît à la naissance et est formée d’atomes. L’autre, qui est propre à l’homme, est une âme spirituelle et raisonnable, que Dieu met en lui à la naissance ; elle siège dans le cerveau, mais a des connexions avec la poitrine ; immatérielle, elle n’est pas sujette à la mort. Pour expliquer l’union de ces deux âmes, Gassendi recourt à la théorie de la puissance et de l’acte : l’âme rationnelle est l’acte de l’âme sensitive et lui donne le pouvoir de devenir la vraie forme du corps ; de sorte que, tout en ayant deux âmes, l’homme est un. Les commentateurs pensent que Gassendi partage ces idées. Voir Rochot Bernard, “Gassendi : le philosophe”, in Pierre Gassendi. La vie et son œuvre, 1599-1655, Paris, Albin Michel, 1955, p. 94-96. Voir aussi Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, III, L’époque classique, Paris, P. U. F., 1950, p. 86. En tout état de cause, cette doctrine est très éloignée du manichéisme.
Un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés,
Sujet : le mot sujet est l’équivalent du mot suppôt dans le sens de subjectum, qui sert de support à des qualités. Cela correspond à l’idée de l’hypostasis : substantia. Sur ce problème, Pascal revient dans Laf. 688, Qu’est-ce que le moi ?, qui conteste justement qu’on puisse définir le moi de l’homme comme un suppôt. Sur les problèmes que pose l’idée du moi comme suppôt chez Pascal, voir Carraud Vincent, L’invention du moi, Paris, P. U. F., 2010, p. 28-41.
Voir la bibliographie du fragment Laf. 688, Sel. 567, qui fournit un grand nombre de titres relatifs à ce sujet.
Variétés : entendre, non pas au sens faible de diversité, mais d’incertitude, d’inconstance (Furetière), voire de contrariété. Soudaines variétés pourrait se lire vanités.
À l’incapacité propre aux philosophes, et particulièrement aux manichéens, de comprendre les contrariétés de la nature humaine sans recourir à une métaphysique aberrante, s’oppose selon Pascal la lumière qu’apporte la révélation chrétienne, telle que la résume le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait ; je l’ai rempli de lumière et d’intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent.
Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.
Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.
De ce principe que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l’épreuve de tant de misères ne peut étouffer et voyez s’il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.
d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.
Voir le dossier thématique sur le cœur.
Présomption : voir le commentaire du fragment Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384). Sur cette notion, voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), 2007, p. 159 sq.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 152. Présomption et abattement s’opposent comme le désir et la déception.
Abattement : faiblesse, manque de force. Se dit figurément en morale : cet homme est dans un grand abattement d’esprit depuis le renversement de sa fortune (Furetière).
L’horrible abattement du cœur conduit au désespoir, c’est-à-dire à la mort.
Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225). La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu et notre misère.
Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384). La misère persuade le désespoir. L’orgueil persuade la présomption. L’Incarnation montre à l’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu’il a fallu.
Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386). Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.
♦ Critique de cette pensée
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § IV, éd. Ferret et McKenna, Garnier, p. 166-167.
« Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n’y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.
Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ?
Cette duplicité de l’homme est si visible qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes, un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cour.
Nos diverses volontés ne sont point des contradictions dans la nature, et l’homme n’est point un sujet simple. Il est composé d’un nombre innombrable d’organes : si un seul de ces organes est un peu altéré, il est nécessaire qu’il change toutes les impressions du cerveau, et que l’animal ait de nouvelles pensées et de nouvelles volontés. Il est très vrai que nous sommes tantôt abattus de tristesse, tantôt enflés de présomption : et cela doit être quand nous nous trouvons dans des situations opposées. Un animal que son maître caresse et nourrit, et un autre qu’on égorge lentement et avec adresse pour en faire une dissection, éprouvent des sentiments bien contraires : aussi faisons-nous ; et les différences qui sont en nous sont si peu contradictoires qu’il serait contradictoire qu’elles n’existassent pas.
Les fous qui ont dit que nous avions deux âmes pouvaient par la même raison nous en donner trente ou quarante ; car un homme, dans une grande passion, a souvent trente ou quarante idées différentes de la même chose, et doit nécessairement les avoir, selon que cet objet lui paraît sous différentes faces.
Cette prétendue duplicité de l’homme est une idée aussi absurde que métaphysique. J’aimerais autant dire que le chien qui mord et qui caresse est double ; que la poule, qui a tant soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu’à les méconnaître, est double ; que la glace, qui représente à la fois des objets différents, est double ; que l’arbre, qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. J’avoue que l’homme est inconcevable ; mais tout le reste de la nature l’est aussi, et il n’y a pas plus de apparentes dans l’homme que dans tout le reste. »
Nota bene : Voltaire réunit en un seul trois fragments successifs de l’édition de Port-Royal.
Boullier David Renaud, Sentiments de M.*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, Article IV, p. 35 sq. Réponse à Voltaire.
« À la duplicité visible que Pascal trouve dans l’homme, M. V. oppose que l’homme n’est pas un sujet simple. Il le prouve par le nombre innombrable d’organes dont il est composé : comme si c’était ici du corps qu’il fût question. On sait bien que l’altération qui arrive aux organes corporels affecte l’âme, et la fait passer d’un état à un autre, du plaisir à la douleur, de la joie à la tristesse : c’est un fait d’expérience, mais qui ne touche point à la difficulté, et qui ne la résout pas. Les lois de l’union supposées, et avec elles le pouvoir qu’ont sur l’âme à certain point le corps et les objets extérieurs, il est pourtant sûr que l’homme ayant, de votre aveu, une raison pour gouverner ses actions et ses sentiments, si tout chez lui se trouvait dans l’ordre, on ne le verrait point passer d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur, qui est le phénomène qu’allègue Pascal en preuve de la duplicité de l’homme, et de ses contradictions inconcevables. Un animal que son maître caresse et nourrit, un autre qu’on dissèque lentement, sentent, malgré qu’ils en aient, l’un du plaisir, l’autre de la douleur, tout comme en sentirait un homme à leur place. Ce sont des sentiments impérieux qui s’emparent de l’âme, sans attendre les ordres de la volonté. La présomption démesurée, l’horrible abattement de cœur, sont des choses toutes différentes. Ce sont des sentiments où la raison influe, que la volonté excite ou réprime à son gré, et qui par conséquent se trouvent hors du cas où le corps maîtrise absolument l’âme. Notre critique ignore, ou feint d’ignorer le droit naturel qu’a notre raison de commander à l’imagination et aux sens ; pouvoir qui ne se détruit, ou du moins ne s’affaiblit en nous, que par un effet de notre corruption originelle, et de notre dépravation volontaire. Que la raison reprenne ses droits, il se fera dans l’homme une réduction prodigieuse de ces trente ou quarante idées différentes, que les diverses passions qui l’agitent lui donne de la même chose. Que M. V ne s’y trompe pas ; toute variété de situation, de conduite, de sentiment, n’est point duplicité. Ainsi, la duplicité du chien, de la poule, de l’arbre sont un badinage hors de propos. Celle qu’on reproche justement à l’homme se fonde sur des oppositions essentielles de sentiment et de conduite, qui le mettent en contradiction avec la raison et avec lui-même.
L’homme est inconcevable, mais tout le reste de la Nature l’est aussi. Non pas au même égard, ni au même sens. Dans un premier sens, l’homme est inconcevable comme tout le reste de la nature : il a ses mystères, comme les autres êtres qui composent l’univers, par rapport à leur essence, à leur opération, à leur production, à leur entretien, à leur usage, ont aussi leurs mystères. Mais ce n’est pas de quoi il s’agit. L’homme a, pour ainsi dire, son genre d’incompréhensibilité à part, qui lui vient du dérèglement qui l’éloigne de sa vraie destination, tandis que les autres créatures paraissent si fidèles à la leur. »