Pensées diverses VII – Fragment n° 2 / 10 – Papier original : RO 41-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 178 p. 417 / C2 : p. 391

Éditions savantes : Faugère II, 145, XII / Havet XXV.88 / Brunschvicg 532 / Tourneur p. 130-1 / Le Guern 661 / Lafuma 800 (série XXIX) / Sellier 652

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Bibliographie

 

 

CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007.

CHÉDOZEAU Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV, La Bible de Port-Royal, Les Préfaces de l’Ancien Testament (1672-1693), Les Préfaces du Nouveau Testament (1696-1708), Paris, Champion, 2013, 2 vol.

GUION Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002.

SELLIER Philippe, “Rhétorique et apologétique : Dieu parle bien de Dieu”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 373-382 ; repris in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Paris, Champion, 2010, p. 239-250.

 

 

Éclaircissements

 

L’Écriture a pourvu de passages pour consoler toutes les conditions, et pour intimider toutes les conditions.

 

Pascal considère ici l’Écriture non pas du point de vue du lecteur qui cherche à la comprendre, comme c’est le cas lorsqu’il fournit les principales règles qui doivent présider à son interprétation dans la liasse Loi figurative, mais du point de vue des effets que la manière dont la Bible est écrite doit exercer sur ses lecteurs.

Les préfaces et les commentaires de la Bible de Port-Royal témoignent du fait que les disciples de saint Augustin ont consacré de profondes réflexions à la manière dont les deux Testaments sont écrits « pour l’instruction du chrétien autant que pour les Juifs » : voir Chédozeau Bernard, L’Univers biblique catholique au siècle de Louis XIV, La Bible de Port-Royal, I, p. 20 sq. Voir aussi p. 44 : Sacy tire de l’Écriture un enseignement propre aux destinataires différents : ecclésiastiques tenant « un rang considérable dans l’Église », rois et princes, mais aussi le peuple, les magistrats, les pères et les mères : p. 44, pour qu’ils se connaissent eux-mêmes, dans leurs traits de grandeur comme de misère.

Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240). La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes qu’elle élève jusqu’à la participation de la divinité même qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché, et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur rédempteur. Ainsi donnant à trembler [à] ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché. Qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire mais sans désespérer et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler, et que faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.

Consoler toutes les conditions et intimider toutes les conditions : voir Matthieu VII, le sermon sur la montagne, qui contient les Béatitudes (V, 3-12) consolatrices d’une part, et la dénonciation des actions des hypocrites et des orgueilleux d’autre part (voir le ch. VI).

Voir Luc VI, 20-23, où succèdent aux expressions « Vous êtes bienheureux, vous qui êtes pauvres », « vous qui avez faim », « vous qui pleurez », les condamnations « malheur à vous, riches », « malheur à vous, qui êtes rassasiés », « malheur à vous, lorsque les hommes diront du bien de vous »...

Voir aussi par exemple dans Luc, VII, la manière dont Jésus-Christ humilie le pharisien Simon et remet ses péchés à la pécheresse qui versait de l’huile parfumée sur ses pieds.

On peut trouver un exemple dans la manière dont Jésus-Christ humilia Nicodème « qui se croyait habile dans l’intelligence de la loi » (Provinciale VI, éd. Cognet, Garnier, p. 198).

Pascal imite la rhétorique de l’Écriture, conformément au principe que comme « Dieu parle bien de Dieu », l’apologiste n’a rien de mieux à faire que de l’imiter. Voir l’étude de Sellier Philippe, “Rhétorique et apologétique : Dieu parle bien de Dieu”, Méthodes chez Pascal, p. 373-382. Pascal imite l’Écriture sur ce point : on trouve dans les Pensées de quoi abaisser les hommes et de quoi les relever.

Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163). S’il se vante, je l’abaisse.

S’il s’abaisse, je le vante.

Et le contredis toujours

Jusqu’à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible.

Périer Gilberte, Vie de Pascal, 2e version, § 50-51, OC I, éd. J. Mesnard, p. 621-622.

« Un des principaux points de l’éloquence qu’il s’était fait était non seulement de ne rien dire que l’on n’entendît pas, ou que l’on entendît avec peine, mais aussi de dire des choses où il se trouvât que ceux à qui nous parlions fussent intéressés, parce qu’il était assuré que pour lors l’amour-propre même ne manquerait jamais de nous y faire faire réflexion, et de plus, la part que nous pouvons prendre aux choses étant de deux sortes (car ou elles nous affligent, ou elles nous consolent), il croyait qu’il ne fallait jamais affliger qu’on ne consolât, et que bien ménager tout cela était le secret de l’éloquence.

Ainsi donc, dans les preuves qu’il devait donner de Dieu et de la religion chrétienne, il ne voulait rien dire qui ne fût à la portée de tous ceux pour lesquels elles étaient destinées, et où l’homme ne se trouvât intéressé de prendre part, ou en sentant en lui-même toutes les choses qu’on lui faisait remarquer, soit bonnes ou mauvaises, ou en voyant clairement qu’il ne pouvait prendre un meilleur parti ni plus raisonnable que de croire qu’il y a un Dieu dont nous pouvons jouir, et un médiateur qui, étant venu pour nous en mériter la grâce, commence à nous rendre heureux dès cette vie par les vertus qu’il nous inspire beaucoup plus qu’on ne le saurait être par tout ce que le monde nous promet, et nous donne assurance que nous le serons parfaitement dans le ciel, si nous le méritons par les voies qu’il nous a présentées et dont il nous a donné lui-même l’exemple. »

 

La nature semble avoir fait la même chose par ces deux infinis, naturels et moraux. Car nous aurons toujours du dessus et du dessous, de plus habiles et de moins habiles, de plus élevés et de plus misérables, pour nous abaisser et nous relever pour abaisser notre orgueil et relever notre abjection.

 

Pour abaisser notre orgueil et relever notre abjection : la première rédaction, qui a été supprimée, était pour nous abaisser et nous relever. Cette première version pouvait donner à penser que ces deux termes renvoient à des personnes différentes, alors que la version définitive souligne qu’orgueil et abjection se trouvent également en chaque individu.

GEF XIII, p. 422, précise qu’il faut entendre que l’on trouve deux infinis dans la nature comme dans la réalité morale (et non qu’il y a un infini unique dans la nature et un autre dans la réalité morale).

Ce qui peut surprendre, c’est que Pascal ne dit pas que l’Écriture imite la nature, mais que c’est au contraire la nature qui semble se comporter comme l’Écriture.

L’infini naturel est l’infini spatial, mais on peut aussi penser à l’infini du temps et des nombres, que Pascal cite ensemble dans Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Infini rien. Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose. Ces trois réalités peuvent en effet être augmentées ou diminuées indéfiniment.

Que faut-il entendre en revanche par infinis moraux ? Moral : qui concerne les mœurs, la conduite de la vie. Il y a des vertus intellectuelles, comme la foi, d’autres morales, comme la justice, la tempérance. Sénèque était un grand philosophe moral (Furetière).

Les infinis naturels qui se trouvent dans la nature et dans l’ordre des esprits sont présentés dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230)Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature [...] nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie par exemple a une infinité d’infinités de propositions à exposer. Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui en ayant d’autres pour appui ne souffrent jamais de dernier.

L’opuscule De l’esprit géométrique aussi présente l’idée de l’accroissement et de la diminution indéfinie de l’espace, dont il esquisse une interprétation morale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 410-411.

§ 36. « Voilà l’admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinités qu’elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir, mais à admirer ; et pour en finir la considération par une dernière remarque, j’ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins relatifs l’un à l’autre, de telle sorte que la connaissance de l’un mène nécessairement à la connaissance de l’autre [...].

§ 39. Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la créance que l’espace n’est pas divisible à l’infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et, quoi qu’ils puissent être éclairés en d’autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie. »

Le fragment Laf. 783, Sel. 645 peut fournir un complément nécessaire : Quand on veut poursuivre les vertus jusques aux extrêmes, de part et d’autre il se présente des vices qui s’y insinuent insensiblement dans leurs routes insensibles du côté du petit infini, et il s’en présente des vices en foule du côté du grand infini, de sorte qu’on se perd dans les vices et on ne voit plus les vertus.

GEF XIII ne cache pas une certaine perplexité à l’égard des notions de petit infini et de grand infini dans ce passage, et propose : « Poursuivre les vertus de part et d’autre, c’est-à-dire dans la direction des deux infinis à la fois, c’est sans doute les poursuivre dans leur plus petit détail et en même temps dans leur plus vaste étendue » : c’est dans le premier cas vouloir être « juste à la rigueur et dans les moindres circonstances de la vie », et dans l’autre aspirer à « faire régner partout la justice universelle », ce qui, dans les deux cas ne peut avoir que des effets regrettables.

Il est certain que dans Laf. 783, Sel. 645 il s’agit bien de vertu et de vice. L’infiniment grand de vice, par exemple, correspond aux grand crimes dont, dans la Prière pour demander à Dieu l’usage des maladies, § VIII, Pascal convient qu’il est demeuré indemne. L’idée de vices ou de vertus infinitésimales est en revanche plus difficile à former. Peut-être faut-il invoquer une théorie comme celle que Nicole soutient dans le Traité de la grâce générale sur les pensées imperceptibles (Traité de la grâce générale, Dissertation IV, 1715, t. 2, p. 452-520 ; voir Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, p. 127 sq.).

Cependant, les réalités dont il est question dans le présent fragment ne paraissent pas relever du domaine des vices et des vertus.

Du dessus et du dessous : cette expression définit un rapport de position ou de situation au sens abstrait.

De plus habiles et de moins habiles a trait à l’intelligence, à l’esprit de géométrie, de finesse, et de justesse, et à l’aptitude à mener des affaires.

De plus élevés et de plus misérables renvoie à la réalité sociale, et correspond au type de préoccupations des Discours sur la condition des Grands. On doit entendre non pas que l’on peut s’enrichir à l’infini et s’appauvrir aussi à l’infini (ce qui n’a guère de sens), mais que l’on trouve toujours plus riche ou plus pauvre que soi. Pascal joue ici sur l’idée de l’infini conçu non comme ce qui est très grand ou très petit, ni comme ce dont il n’y a rien de plus grand ni de plus petit, mais comme ce dont on trouve toujours plus grand ou plus petit. Noter que le fait que l’on trouve toujours plus grand ou plus petit que soi n’entraîne pas que l’on aille à l’infini : il suffit par exemple que, dans l’un ou l’autre cas, les degrés suivent une progression géométrique décroissante pour que l’on approche toujours plus d’un maximum. Pascal ne l’ignore pas, puisqu’il y fait allusion dans A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182).

Aucune des notions du fragment étudié n’est liée aux idées de vices et de vertu, comme c’est le cas dans Laf. 783, Sel. 645. Quoique le rapprochement soit tentant, il n’est pas évident que ces deux textes relèvent du même ordre de choses.

La pointe du fragment est peut-être différente : il concerne la manière dont l’Écriture est composée. Alors que d’ordinaire, ce sont les œuvres littéraires qui imitent la nature, dans le cas présent l’analogie est inverse : Pascal remarque que la nature se comporte comme l’Écriture, et que l’on peut dire en un sens qu’elle est figure de l’Écriture. Ce qui le frappe, c’est sans doute le fait que cette ressemblance montre que tout est conduit par un même maître. Voir le fragment Laf. 698, Sel. 577. Nature s’imite. La nature s’imite. Une graine jetée en bonne terre produit. Un principe jeté dans un bon esprit produit. Les nombres imitent l’espace qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par un même maître. La racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences.

Peut-être le présent fragment fait-il écho au texte sur les trois ordres, Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), qui établit une analogie entre les corps, les esprits et l’ordre de la charité.

Vincent Carraud propose une autre explication dans son livre Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, p. 223-224.