Pensées diverses VII – Fragment n° 4 / 10 – Papier original : RO 43-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 180 p. 419-419 v° / C2 : p. 393 v°

Éditions savantes : Faugère II, 329, XXXVI / Havet XXV.101 / Brunschvicg 519 / Tourneur p. 132-1 / Le Guern 663 / Lafuma 807 (série XXIX) / Sellier 654

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Après qu’Abraham parut : Pascal et le prophétisme”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 471-483.

 

 

Éclaircissements

 

Joh., 8.

Multi crediderunt in eum.

Dicebat ergo Jesus : Si manseritis... vere mei discipuli eritis... et veritas liberabit vos.

Responderunt : Semen Abrahae sumus et nemini servivimus unquam.

 

Jean, VIII, 31-33. « Dicebat ergo Jesus ad eos, qui crediderunt ei Judaeos : Si vos manseritis in sermone meo, vere discipuli mei eritis, 32. et cognoscetis veritatem, et veritas liberabit vos. 33. Responderunt ei : Semen Abrahae sumus, et nemini servivimus unquam : quomodo tu dicis : Liberi eritis ? ».

Tr. de Port-Royal : « Jésus dit donc aux Juifs, qui croyaient en lui : Si vous demeurez dans ma parole, vous serez véritablement mes disciples, 32. Et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. 33. Ils lui répondirent : Nous sommes de la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été esclaves de personne : comment donc dites-vous que nous serons rendus libres ? »

Commentaire de Port-Royal : « Ce n’est pas être véritablement disciple de Jésus-Christ, au sens qu’il l’entend ici, de croire en lui pour un temps, et de ne persévérer pas avec fermeté dans la foi et dans l’observation de sa parole, qui sortant de la bouche de Dieu est la vie de l’homme, comme il dit ailleurs [Matth. IV, 4]. S’adressant donc à ces Juifs qui croyaient en lui, ils nous donnent en leur personne cet avis si important pour notre salut, de ne nous pas contenter de croire, mais de demander à Dieu qu’il enracine profondément la semence de sa parole dans nos cœurs, de peur que n’ayant point de racine en nous elle ne vienne à sécher [Matth. XIII, 6]. C’est ce qu’on vit arriver aux Galates [Galat., I, 24], qui ayant été convertis à la foi de Jésus-Christ par saint Paul, furent séduits peu de temps après par de faux docteurs : ce qui donna lieu à ce grand Apôtre de leur dire : Qu’il s’étonnait qu’abandonnant celui qui les avait appelés à la grâce de Jésus-Christ, ils passaient sitôt à la créance d’un autre Évangile, quoiqu’il n’y en eût certainement point d’autre.

Ainsi Jésus-Christ ne compte pour ses vrais disciples, que ceux qui le doivent être pour toujours, et qui demeurant dans sa parole, c’est-à-dire, persévérant jusqu’à la fin dans la foi et dans la pratique de son Évangile, sont semblables à cette maison dont il parle ailleurs [Matth. VII, 24], qui est bâtie sur la pierre, et qui résiste à toute la violence des tempêtes et des torrents qui viennent fondre sur elle. Il voyait sans doute la légèreté de ces Juifs, flexibles aux mouvements que leurs princes et leurs prêtres leur inspiraient contre lui. Et il les avertissait, que pour connaître la vérité, il fallait qu’ils fussent fermes dans la créance et dans l’observation de ses paroles. Car c’est ce qu’il entendait en les exhortant à demeurer dans sa parole. Il pouvait aussi selon quelques Pères [Chrysost. In Joan hom., 53, pag. 338. Cyrill. ut supr. pag. 534-535], lorsqu’il leur dit qu’ils connaîtraient la vérité, leur promettre de les tirer des figures et des ombres de la loi, et de cette multitude de préceptes et d’observations légales, sous lesquelles ils étaient assujettis comme des esclaves, pour les faire passer dans la liberté des enfants de Dieu en leur donnant la connaissance de la vérité, figurée par toutes ces choses de la loi. Et c’est en ce sens que la vérité devait les rendre libres, puisqu’il n’y avait que Jésus-Christ qui pût leur donner cette liberté, en les délivrant de leurs péchés qui les réduisaient en servitude [vers. 36]. »

Sellier Philippe, “Après qu’Abraham parut : Pascal et le prophétisme”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 471-483.

 

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Il y a bien de la différence entre les disciples et les vrais disciples. On les reconnaît en leur disant que la vérité les rendra libres. Car s’ils répondent qu’ils sont libres et qu’il est en eux de sortir de l’esclavage du diable, ils sont bien disciples, mais non pas vrais disciples.

 

La vérité les rendra libres : voir ci-dessus.

Il est en eux… : ils ont en eux la capacité de…, ils sont capables de.

Miracles II (Laf. 835, Sel. 423). Vere discipuli, Vere Israelita, Vere liberi, Vere cibus.

Loi figurative 9 (Laf. 253, Sel. 285). Figures. Jésus-Christ leur ouvrit l’esprit pour entendre les Écritures. Deux grandes ouvertures sont celles-là : 1. Toutes choses leur arrivaient en figures. Vere Israelita, Vere liberi, Vrai pain du ciel.

Le point essentiel qui permet de discerner les vrais disciples des faux, c’est la conscience qu’ils ne peuvent être vraiment libres qu’avec l’aide de Dieu, c’est-à-dire par une grâce efficace, et non pas par leurs propres capacités naturelles. Les faux disciples prétendent que leur appartenance à la race d’Abraham leur permet non seulement de croire (ce qui est supposé accompli dans le passage de saint Jean cité par Pascal), mais de persévérer dans leur foi.

Le rapprochement avec les chrétiens est possible : les vrais enfants de la religion chrétienne sont aussi définis par la manière dont ils se soumettent humblement aux inspirations :

Laf. 808, Sel. 655. Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.

Ce commentaire relie ce fragment aux Écrits sur la grâce, principalement à la Lettre et au Discours sur la possibilité des commandements, OC III, éd. J. Mesnard, p. 642 sq. et p. 717 sq. Voir l’analyse de Jean Mesnard sur les Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 592 sq.

Discours sur la possibilité des commandements, 2, Développement ultérieur d’un point particulier, OC III, éd. J. Mesnard, p. 723 :

« Qu’il n’y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le pouvoir.

C’est pour cette raison que, pour présenter la vérité pure et toute dégagée des erreurs contraires qui la combattent, le Concile a formé deux importantes décisions par lesquelles il établit que les justes ont le pouvoir de persévérer quand ils ont la grâce, et par l’autre, qu’ils n’ont pas le pouvoir de persévérer quand ils n’ont pas la grâce.

Canon 18 [Conciliorum œcumenicorum decreta, Edizioni Dehoniane, Bologna, 1996, p. 680 : « Si quis dixerit Dei praecepta homini etiam justificato et sub gratia constituto esse ad observandum impossibilia, anathema sit »].

Canon 22. [Conciliorum œcumenicorum decreta, p. 680 : « Si quis dixerit justificatum vel sine speciali auxilio Dei in accepta justitia perseverare posse, vel cum eo non posse, anathema sit »].

Voilà les deux seules décisions, dont l’une [arrête] les conséquences de l’autre, [et qui] ne peuvent ensemble qu’instruire solidement les fidèles : puisque, faisant dépendre le pouvoir ou l’impuissance d’observer les préceptes non pas de la capacité ou de l’incapacité naturelle des hommes, mais de la présence ou de l’absence de la grâce, il n’a ni trop élevé la nature avec les Pélagiens ni trop abaissé la nature avec les Luthériens, mais établi le vrai règne de la grâce dans les âmes, comme doivent faire les vrais Chrétiens [...].

Toutes ces expressions des Pères, auxquelles le Concile a rendu ses décisions conformes, nous montrent donc manifestement que les justes peuvent accomplir les préceptes avec la grâce, et non pas sans la grâce ; qu’ils le peuvent s’ils ont la grâce et non pas s’ils n’ont pas la grâce ; qu’ils le peuvent quand ils ont la grâce, et non pas quand ils n’ont pas la grâce. »

La Lettre sur la possibilité des commandements contient de substantielles démonstrations sur ce sujet.

Le fragment qui nous occupe peut être compris par la classification proposée par Pascal dans le Traité de la prédestination, 3, § 32, OC III, éd. J. Mesnard, p. 789 : « il y a trois sortes d’hommes : les uns qui ne viennent jamais à la foi ; les autres qui y viennent et qui, ne persévérant pas, meurent dans le péché mortel ; et les derniers qui viennent à la foi et y persévèrent dans la charité jusqu’à la mort ». Les Juifs dont il est question dans le passage de saint Jean font partie de la deuxième catégorie : ils sont venus à la foi, mais un excès de confiance dans leur appartenance à la race d’Abraham les empêche de persévérer dans la voie du salut.

Voir le commentaire de Ph. Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 311. Parmi les chrétiens se trouvent des pélagiens et semi-pélagiens qui s’attribuent le mérite d’échapper à l’ignorance et à la concupiscence. Ils méconnaissent leur ressemblance avec les Juifs dont parle saint Jean, car ils ne comprennent pas que sans l’aide de Dieu ils ne peuvent échapper à la corruption naturelle. Voir saint Augustin, De peccatorum meritis et remissione, II, 6, n. 7, et Enchiridion, XXX.

La théologie du P. Alphonse Le Moyne (que Pascal attaque dans les premières Provinciales) est naturellement assez différente, mais elle rejoint ces erreurs. Selon lui, l’homme bénéficie en permanence d’une grâce suffisante pour prier, qui lui permet d’obtenir la grâce efficace, et le met à même d’accomplir les commandements et de persévérer selon sa volonté propre. Voir sur ce point le commentaire de J. Mesnard, OC III, p. 602 sq.

Saint-Cyran, Lettres, éd. Donetzkoff, I, Thèse, p. 44 sq. Lettre du 28 novembre 1628, de Saint-Cyran, de Poitiers, à Jérôme I Bignon. « La première fleur de la première charité qui justifie l'âme est une vraie humilité, qui fait qu'ayant été saisie auparavant dans la pénitence, de l'horreur de ses péchés, et de cette honteuse subjection qu'elle a rendue aux créatures, elle tâche par un heureux échange de s'humilier maintenant devant Dieu, et de lui rendre, non plus par crainte et par intérêt, comme aux premiers mouvements de sa conversion, mais par amour et par révérence, l'hommage qu'elle lui doit, comme au Créateur de son âme. [...] Cette vraie humilité naissante de la charité est le principe de la vraie patience... »

Le procédé qui consiste à provoquer une déclaration d’une personne pour juger de son esprit rappelle ce que Pascal écrit après Montaigne (Essais, III, 8, De l’art de conférer, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 981 sq.), dans De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, § 22, p. 423 : « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pour quoi l’incomparable auteur de l’Art de conférer s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire ; mais, au lieu d’étendre l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit-il, l’esprit d’où il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard, qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite : on verra le plus souvent qu’on le leur fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusques où il la possède. Autrement, le jugement précipité sera jugé téméraire. »