Pensées diverses III – Fragment n° 43 / 85 – Papier original : RO 433-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 130 p. 375 / C2 : p. 333 v°
Éditions savantes : Michaut 723 / Brunschvicg 506 / Tourneur p. 103-3 / Le Guern 584 / Lafuma 690 (série XXV) / Sellier 569
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✧ Éclaircissements (commentaire établi avec l’aide de Ph. Sellier)
Que Dieu ne nous impute pas nos péchés, c’est‑à-dire toutes les conséquences et suites de nos péchés, qui sont effroyables des moindres fautes, si on veut les suivre sans miséricorde.
L’absence de ponctuation explique la difficulté de ce fragment. Le manuscrit n’est sur ce point d’aucune aide.
Brunschvicg, GEF XIII, p. 403, fait de cette phrase l’expression d’un souhait ou d’une prière, en ajoutant un point d’exclamation après le dernier mot. Le même éditeur place une virgule entre effroyables et des moindres fautes.
En fait, il ne s’agit pas d’une exclamation, et encore moins d’un souhait, comme on l’interprète parfois. Il s’agit d’une interprétation d’une expression qui pourrait être prise à contresens, mais à laquelle Pascal donne la forme d’une prière de demande.
L’expression centrale c’est-à-dire est fréquente sous la plume de Pascal lorsqu’il veut expliquer ou interpréter une expression dont le sens n’est pas immédiatement intelligible. Voir par exemple Loi figurative 27 (Laf. 272, Sel. 303). Ainsi quand il dit : Dieu a reçu l’odeur de vos parfums et vous donnera en récompense une terre grasse, c’est-à-dire la même intention qu’aurait un homme qui, agréant vos parfums, vous donnerait en récompense une terre grasse. Dieu aura la même intention pour vous parce que vous avez eu pour lui la même intention qu’un homme a pour celui à qui il donne des parfums.
Prophéties I (Laf. 483, Sel. 718). L’argent et l’or sont à moi, dit le Seigneur (c’est-à-dire que ce n’est pas de cela que je veux être honoré ; comme il est dit ailleurs : Toutes les bêtes des champs sont à moi : à quoi sert de me les offrir en sacrifice ?)
Laf. 801, Sel. 653. Inimici Dei terram lingent. Les pécheurs lèchent la terre, c’est-à-dire aiment les plaisirs terrestres.
Voir dans l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, passim, pour l’explication des actes et des paroles du Christ.
Voir aussi la Lettre sur la possibilité des commandements, 2, § 28, OC III, éd. J. Mesnard, p. 651, où Pascal se sert de cette formule pour préciser le sens exact des propositions contestées sur le délaissement des justes : « D’où vous voyez combien il se conclut nécessairement, qu’encore qu’il soit vrai en un sens que Dieu ne laisse jamais un juste, si le juste ne le laisse le premier, c’est-à-dire que Dieu ne refuse jamais sa grâce à ceux qui le prient comme il faut, et qu’il ne s’éloigne jamais de ceux qui le cherchent sincèrement, il est pourtant vrai en un autre sens que Dieu laisse quelquefois les justes avant qu’ils l’aient laissé ; c’est-à-dire que Dieu ne donne pas toujours aux justes le pouvoir prochain de persévérer dans la prière. »
Pourquoi Pascal s’intéresse-t-il à la proposition Que Dieu ne nous impute pas nos péchés ?
Dans le cas présent, il s’agit d’expliquer le sens d’une expression, dont malheureusement nous ne connaissons pas le contexte. Les notes de la Bible de Port-Royal permettent d’esquisser une explication. Les protestants comprennent le passage en question en ce sens que « le prophète ayant établi la béatitude dans la rémission des péchés, c’est dans elle seule que consiste la justification du pécheur, et non dans l’infusion de la justice intérieure ».
La formule initiale renvoie à un passage de l’Ancien Testament, l’un des sept psaumes de la pénitence :
Psaumes, XXXI (XXXII), 1-2. « Beati quorum remissa sunt iniquitates : et quorum tecta sunt peccata. 2. Beatus vir, cui non imputavit Dominus peccatum, nec est in spiritu ejus dolus ». Tr. de Port-Royal : « Heureux sont ceux à qui les iniquités ont été remises, et dont les péchés sont couverts. 2. Heureux est l’homme à qui le Seigneur n’a imputé aucun péché, et dont l’esprit est exempt de tromperie ».
La Bible de Jérusalem traduit ces versets comme suit :
« Heureux qui est absous de son péché,
acquitté de sa faute !
Heureux l’homme à qui Yahvé
ne compte pas son tort,
et dont l’esprit est sans fraude ! »
Commentaire de Port-Royal : « Nul ne connaît mieux la douceur de la santé que celui qui l’a perdue. Ainsi David ne connut jamais plus parfaitement l’avantage de l’innocence, qu’après qu’il eût goûté l’amertume du péché. Il s’écrie donc dans le transport de son humble reconnaissance envers Dieu qui lui avait pardonné son crime : Qu’heureux sont ceux à qui les iniquités ont été remises, et dont les péchés sont couverts ! Il ne faut pas entendre par là que ces péchés dont parle David étant seulement couverts, sont encore vivants ; mais qu’ils sont véritablement effacés par la grâce de la justification, de même qu’on dit encore que la charité couvre la multitude des péchés, c’est-à-dire qu’elle les ôte de devant les yeux de Dieu.
Heureux est l’homme à qui le Seigneur n’a jamais imputé aucun péché : c’est-à-dire ou à qui il a fait une telle miséricorde qu’il l’a empêché de tomber dans aucune faute considérable qu’il ait pu lui imputer à péché, ce qui est très rare, ou à qui il n’impute plus le péché qu’il a commis, parce qu’il le lui a pardonné [...]. Les hérétiques de ces derniers temps abusent de ce passage [...], lorsqu’ils prétendent que le prophète ayant établi la béatitude dans la rémission des péchés, c’est dans elle seule que consiste la justification du pécheur, et non dans l’infusion de la justice intérieure ; que cette rémission des péchés n’est pas même véritable, mais imputable, c’est-à-dire que Dieu n’impute point ces péchés qui sont seulement couverts, et non effacés ; et qu’enfin il s’ensuit visiblement que nulle satisfaction n’est nécessaire après la rémission de la faute, puisque l’on ne pourrait dire véritablement que Dieu n’impute point le péché à l’homme, s’il était vrai que l’on punît dans l’homme ce qu’il ne lui imputerait plus [En marge : Bellarm.]. Mais pour faire voir la fausseté de cette doctrine, il suffit de dire que de même que le soleil ne dissipe les ténèbres qu’en répandant sa lumière, aussi le Dieu de justice ne justifie le pécheur qu’en répandant dans son âme sa justice et sa grâce médicinale, qui ne couvre ses péchés qu’en les guérissant ; et qu’ainsi un martyr célèbre de l’antiquité réfutant une même erreur, qu’on publiait dès son temps, déclare que l’homme à qui Dieu n’impute point son péché, n’est heureux qu’à cause qu’étant vraiment pénitent, Dieu lui remet son crime [En marge : Justin Martyr. Dialog. cum Tryphon] ; et qu’enfin l’exemple de David même réfute cette fausse conséquence qu’ils voudraient tirer contre le nécessité de la satisfaction, puisque son péché lui ayant été pardonné, selon l’assurance que Nathan lui en donna de la part de Dieu, il ne laissa pas d’en porter la peine, tant par la douleur qu’il eut de la mort de l’enfant qui avait été le fruit de son crime, que par la révolte d’Absalon ».
Les formules de ce passage sont reprises en divers endroits du Nouveau Testament.
Voir Saint Paul, II Cor. V, 18-19. « Et le tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui-même par Jésus-Christ, et qui nous a confié le ministère de la réconciliation. 19. Car Dieu a réconcilié le monde avec soi en Jésus-Christ, ne leur imputant point leurs péchés ; et c’est lui qui a mis en nous la parole de réconciliation ».
Commentaire de Port-Royal : « Ne leur imputant point leurs péchés : L’Apôtre explique en quoi consiste principalement la réconciliation des hommes avec Dieu, et dit que c’est en ce que Dieu ne leur impute pas leurs péchés, c’est-à-dire qu’il les leur pardonne et les leur remet, en sorte qu’ils sont entièrement purifiés et délivrés de la damnation éternelle qu’ils avaient méritée par leurs offenses. Beatus vir cui non imputavit, etc. » [En marge : Rom. 4, 8].
Cette dernière référence renvoie à saint Paul, Épître aux Romains, IV, 7-8. « Beati, quorum remissae sunt iniquatates, et quorum tecta sunt peccata. 8. Beatus vir, cui non imputavit Dominus peccatum ». Traduction de Port-Royal : « Heureux ceux à qui leurs iniquités sont pardonnées, et dont les péchés sont couverts. 8. Heureux celui à qui Dieu n’a point imputé de péché ».
Commentaires de Port-Royal : en marge, référence : Ps. 31, 1. « Heureux : en effet, quel plus grand bonheur que d’être rétabli dans l’amitié de Dieu par le pardon de ses fautes, et de se voir délivré de la mort et des peines éternelles où elles engagent ceux qui les commettent.
Ceux à qui les iniquités sont pardonnées, de pure grâce et sans en avoir mérité le pardon par leurs œuvres propres. L’hébreu porte : Dont les iniquités sont ôtées, en sorte qu’il n’en demeure plus rien dans l’âme : d’où il est aisé de conclure que la rémission, dont parle David en cet endroit, ne peut nullement subsister avec les péchés, et qu’ainsi la non-imputation des hérétiques, qui suppose que la coulpe demeure après la rémission du péché est une pure fiction directement opposée à l’esprit de l’Apôtre et du prophète. [...]
V. 8. Heureux celui à qui le Seigneur n’a point imputé le péché. C’est une répétition du verset précédent, à moins que le mot de péché ne se prît ici pour la peine qui lui est due, comme si le prophète disait : Heureux celui à qui Dieu n’a pas imputé la peine éternelle que méritent ses péchés, la lui remettant gratuitement, sans aucune considération de ses propres œuvres ; car à l’égard des peines temporelles, il est certain que Dieu ne nous les remet pas de telle manière qu’il ne nous ordonne de satisfaire, autant qu’il est en nous, à sa justice par les travaux volontaires de la pénitence ; et que dans cette vue il ne nous envoie quelquefois de grandes afflictions en punition de nos fautes passées ».
Comment comprendre le texte de Pascal ?
Comme on a pu le constater, dans les interprétations rapportées dans la Bible de Port-Royal l’expression « Dieu ne nous impute pas nos péchés » s’entend des péchés en général, lorsque l’on a fait pénitence.
En revanche, Pascal explique l’expression « Dieu ne nous impute pas nos péchés » des conséquences des péchés des hommes. Comme il est exclu que Dieu ne nous impute pas nos péchés personnels (hormis une ignorance invincible), la prière demande qu'il ne nous impute pas les conséquences illimitées et non maîtrisables de nos fautes.
En effet, la considération des conséquences de nos fautes, même les plus légères, si on les suit sans miséricorde (ce qui n’est pas le cas de Dieu), est si effroyable qu’elle peut réduire les hommes au désespoir (voir sur ce point le dossier thématique sur le désespoir). Le fait que la miséricorde de Dieu s’étende aux conséquences des péchés montre que les pécheurs ne doivent pas s’estimer entièrement abandonnés.
Pascal a illustré cette idée de manière concrète dans un autre fragment, dans un dialogue entre Jésus et l’homme pécheur :
Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751). Si tu connaissais tes péchés tu perdrais cœur. Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance. Non car moi par qui tu l’apprends t’en peux guérir et ce que je te le dis est un signe que je te veux guérir. A mesure que tu les expieras tu les connaîtras et il te sera dit : Vois les péchés qui te sont remis. Fais donc pénitence pour tes péchés cachés et pour la malice occulte de ceux que tu connais. Ce fragment semble ajouter l'idée qu'il faut faire pénitence, même pour les fautes que nous ignorons et pour leurs conséquences ("la malice occulte"), car nous savons qu'elles existent. Sur les péchés d’ignorance, voir la IVe Provinciale.
Le sens profond du fragment serait donc un rappel du fait que Pascal considère que la miséricorde divine n’exclut pas entièrement les pécheurs.
Sur la miséricorde de Dieu, voir le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 461, Sel. 700).