Pensées diverses III – Fragment n° 63 / 85 – Papier original : RO 429-6

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 140 p. 381 / C2 : p. 339 v°

Éditions savantes : Faugère II, 133, XIII / Havet V.4 / Brunschvicg 301 / Tourneur p. 107-4 / Le Guern 604 / Lafuma 711 (série XXV) / Sellier 589

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Bibliographie

 

 

BOUCHILLOUX Hélène, “Justice, force : les limites de la raison d’État selon Pascal”, in ZARKA Yves-Charles, Raison et déraison d’État, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 341-357.

CHINARD Gilbert, En lisant Pascal. Notes sur les Pensées et l’économie du monde, Lille et Genève, Giard et Droz, 1948.

FERREYROLLES Gérard, “Anthropologie et politique chez Pascal”, 26, Revue de langue et littérature françaises, Tokyo, nov. 2002, p. 321-336.

GIOCANTI Sylvia, Penser l'irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 204-205.

MESNARD Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, Commentaire, 121, printemps 2008, p. 163-173.

MOLINO Jean, “La raison des effets”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 477-496.

PÉCHARMAN Martine, “La justice selon Pascal”, in G. SAMAMA (dir.), La justice, Paris, Ellipses, 2001, p. 113-128.

 

 

Éclaircissements

 

Force.

 

On peut considérer ce texte comme un dialogue sur la force et les lois entre un demi-habile et un habile, entre lesquels les répliques pourraient être réparties comme suit :

- Pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils ont plus de raison ?

- Non, mais plus de force.

- Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes opinions ? Est-ce qu’elles sont les plus saines ?

- Non, mais elles sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité.

 

Pourquoi suit‑on la pluralité ? Est‑ce à cause qu’ils ont plus de raison ? Non, mais plus de force.

 

Ce fragment apporte un éclaircissement au fragment Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135). Justice force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

Raisons des effets 5 (Laf. 86, Sel. 120). Veri juris. Nousn’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc.

Certaines études établissent la comparaison entre les idées de Pascal et celles de Hobbes sur ce sujet.

Ferreyrolles Gérard, “Anthropologie et politique chez Pascal”, 26, p. 327 sq.

Bouchilloux Hélène, “Justice, force : les limites de la raison d’État selon Pascal”, in Zarka Y.-C., Raison et déraison d’État, p. 341-357.

Voir Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116). Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires, et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? De la force qui y est. Et de là vient que les rois, qui ont la force d’ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres. Sans doute l’égalité des biens est juste, mais ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien.

Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119). La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir. Cependant c’est l’avis des moins habiles. Si l’on avait pu, l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c’est une qualité palpable au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer.

Il ne faut pas prendre ce fragment pour une critique simpliste de l’ordre social. Nulle part Pascal ne dit que la force est nécessairement tyrannique et malfaisante.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 204-206. La nécessité pour un État d’appuyer le juste sur le fort vaut pour tous les régimes, et en particulier au démocratique, où c’est à la majorité qu’il revient de définir les orientations de l’État. La force, sans être nécessairement tyrannique, a pour fin de couper court à la contestation, lorsqu’elle trouble l’État et la société.

Cette note est séparée de la suivante par un espace blanc que Pascal s'est réservé pour un développement ultérieur. Aucun trait ne marque la séparation entre les deux notes.

 

Pourquoi suit‑on les anciennes lois et anciennes opinions ?

 

Suivre les lois établies est l’attitude du peuple, c’est-à-dire, comme le dit Pascal, des moins habiles.

On trouve une ample étude du problème juridique chez Pascal et dans son entourage dans Mesnard Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, p. 163-173.

 

Est‑ce qu’elles sont les plus saines ?

 

L’un des titres qui figurent sur la liste des dossiers est Opinions du peuple saines. Ce titre a été barré sur les Copies.

Raisons des effets 11 (Laf. 92, Sel. 126). Raison des effets. Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.

 

Non, mais elles sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité.

 

Ce fragment apporte une information qui manquait dans Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135), qui explique bien que la force prime en quelque sorte sur la justice, mais sans expliquer pourquoi.

De la même manière, le fragment Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119), qui approfondit la question, et explique que la force ne se laisse pas manier comme on veut, alors que la justice, qui est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut doit nécessairement lui céder, n’indique pas vraiment la raison qui rend l’emploi de la force réellement avantageux.

Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119). La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir. Cependant c’est l’avis des moins habiles. Si l’on avait pu, l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c’est une qualité palpable au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer.

La raison qui explique ce paradoxe que c’est la voie des moins habiles qui est la meilleure, tient à une cause plus profonde, qui n’est ici que brièvement indiquée : la force ôte la racine de la diversité. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 204-205. L’avantage de la force, c’est qu’elle réprime la diversité qui naît de la fantaisie des hommes et engendre les conflits politiques et par suite les guerres civiles. La force est par là la condition indispensable de la paix entre les hommes.

Les opinions du peuple sont donc saines, parce qu’elle s’opposent au plus grand des maux que sont les guerres civiles : voir Raisons des effets 13 (Laf. 94, Sel. 128). Opinions du peuple saines. Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr.

Giocanti Sylvia, Penser l'irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, p. 245. L’accord apparent avec Montaigne sur le fait que l’obéissance publique à la religion contribue à maintenir l’ordre et la tradition n’empêche pas Pascal de penser que Montaigne manque à reconnaître les mérites des automatismes des rites religieux.

Elles sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité : l’expression racine de la diversité (radix diversitatis) se trouve dans le commentaire de saint Thomas d’Aquin sur le Traité de l’âme d’Aristote, pour traiter les opinions des philosophes sur l’âme : « Radix autem diversitatis philosophorum in consideratione de anima est, quia ipsi attribuebant animam principiis, sicut dictum est : et ideo secundum differentiam dictorum philosophorum circa considerationem principiorum, est etiam differentia ipsorum in consideratione de anima. Dicti vero philosophi, licet omnes ponant animam componi ex principiis, non tamen conveniunt quod ponant animam componi ex eisdem principiis : sed sicut differunt de principiis, ita etiam differunt de consideratione animae ». Trad. : « la racine de la diversité des philosophes dans la considération de l’âme repose sur le fait qu’ils attribuaient aux principes de l’être l’âme, comme on l’a dit, et c’est pourquoi leur différence sur ce sujet dépend de celle qu’ils font intervenir dans la considération des principes ; mais ces philosophes, bien qu’ils affirment tous que l’âme est composée des principes, ne s’accordent pas cependant dans l’affirmation que l’âme est composée des mêmes principes, mais de même qu’ils ont des points de vue divers à propos des principes, ils diffèrent dans la considération de l’âme » (Tr. de J.-M. Vernier, 404 b 30, Paris, Vrin, 1999, p. 53).

Pascal a-t-il emprunté l’expression au vocabulaire des théologiens ? Il mentionne bien le Traité de l’âme d’Aristote, mais par référence à Montaigne : voir le texte donné dans le manuscrit Joly de Fleury, f° 248 r°, in Blaise Pascal, textes inédits, recueillis et présentés par Jean Mesnard, extraits de l’édition du Tricentenaire (Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer), p. 31 (Sel. 775) : Aristote, qui a fait un Traité de l’âme, ne parle, selon Montaigne, que des effets de l’âme, ce qui n’est ignoré de personne ; et ne dit rien de son essence, ni de son origine, ni de sa nature, et c’est ce qu’on en veut savoir.

Montaigne, Essais, II, ch. XII, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, p. 574 (p. 396 dans l’éd. de 1652) : « N’oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu’il nomme entéléchie d’une autant froide invention que nul autre, car il ne parle ni de l’essence, ni de l’origine, ni de la nature de l’âme, mais en remarque seulement l’effet ».

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas entendre l’expression de Pascal comme si elle désignait la racine profonde de la corruption humaine, savoir la concupiscence : en imposant la paix par un usage légitime de la force, on coupe court à tous les effets néfastes de la diversité. Les effets sont ainsi supprimés, mais le figmentum malum n’est pas détruit. Pascal le précise dans le fragment Fausseté 9 (Laf. 211, Sel. 244). On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, et de justice. Mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert. Il n’est pas ôté.