Pensées diverses III – Fragment n° 8 / 85 – Papier original : RO 440-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 116 p. 367 / C2 : p. 323 v°
Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1678 n° 9 p. 320
Éditions savantes : Faugère I, 252, XX / Havet VII.7 / Brunschvicg 65 / Tourneur p. 97 / Le Guern 549 / Lafuma 649 (série XXV) / Sellier 534
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Bibliographie ✍
Voir la bibliographie relative à Pascal et Montaigne dans le dossier thématique Montaigne.
BLIN G., “Le sens profond de la critique de Montaigne par Pascal”, Fontaine, 29, 1943, p. 374-379. CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne. Étude des réminiscences des Essais dans l’œuvre de Pascal, Genève, Droz, 1974. MESNARD Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, p. 74-94. PASCAL Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. SÈVE Bernard, “Le « génie tout libre » de « l’incomparable auteur de l’Art de conférer »”, in Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, Littératures, Presses universitaires du Mirail, 55, 2007, p. 93-110. THIROUIN Laurent, “Le défaut d’une droite méthode”, in RONZEAUD Pierre (dir.), Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, Klincksieck, Paris, 1994, p. 7-22. THIROUIN Laurent, “Montaigne demi-habile ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, p. 157-175. |
✧ Éclaircissements
Montaigne.
Voir le dossier thématique Montaigne. Le présent article ne touche que la question particulière des qualités et des défauts que Pascal attribue à Montaigne.
Le titre Montaigne ne figure pas sur le manuscrit. Voir l’étude des titres supprimés dans la description du papier RO 441-5 (Laf. 646, Sel. 531).
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 114 sq. Problème de la date de la première lecture de Montaigne par Pascal.
Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 41 sq. Pascal, selon Antoine Uhlir, se fondant sur les références aux pages des Essais contenues dans certains fragments des Pensées, a lu Montaigne dans l’édition de 1652.
Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement.
Ce passage doit être mis en relation avec ce que Pascal dit de Montaigne dans l’Entretien avec M. de Sacy, où Pascal le présente comme l’un des philosophes les plus remarquables et les plus significatifs, parce qu’il résume à lui seul les positions les plus fortes du scepticisme pyrrhonien. Ce que Pascal présente à Sacy, c’est un condensé de Montaigne qui montre que, dans la jungle des Essais, il a su trouver l’idée directrice du livre, la nature des principes, l’enchaînement des démonstrations, c’est-à-dire le sens de l’auteur. Cela aboutit d’ailleurs à présenter un Montaigne qui a quelque chose de plus rigoureux que le Montaigne d’origine.
Le grand mérite de Montaigne tient au fait qu’il cherche toujours à savoir comment les pensées sont « logées » non seulement chez les autres, mais en lui-même.
De l’Esprit géométrique, II, De l’Art de persuader, § 22, OC III, éd. J. Mesnard, p. 423. « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pourquoi l’incomparable auteur de l’Art de conférer s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire ; mais, au lieu d’étendre l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit il, l’esprit d’où il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard, qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusques où il la possède : autrement, le jugement précipité sera jugé téméraire. Qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard, qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. »
Sève Bernard, “Le « génie tout libre » de « l’incomparable auteur de l’Art de conférer »”, in Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, p. 93-110. L’écriture de Montaigne, une « manière » libératrice pour la pensée : p. 95 sq. Ce que Montaigne a de bon, c’est l’esprit de finesse et l’art de persuader, qui ne peut être acquis que difficilement : p. 101.
Recueil de choses diverses, f° 94 r°-v°, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 891. « M. Pascal estimait Montaigne pour son style et son sens. Il disait qu’il lui avait appris à écrire et le blâmait de ce qu’il parlait toujours de soi et de ses sentiments libertins. Voir L’art de penser ».
Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, p. 41 sq. Pascal, selon Antoine Uhlir, se fondant sur les références aux pages des Essais contenues dans certains fragments des Pensées, a lu Montaigne dans l’édition de 1652. Montaigne est repensé par Pascal, qui lui intègre des pensées de Descartes : p. 49. Voir l’éloge que Pascal fait de Montaigne dans L’entretien avec Monsieur de Sacy.
Mesnard Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, p. 77. Comment Pascal transforme avec ironie la formule de Montaigne sur le cul des grands hommes en “quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit”.
Laf. 680, Sel. 559. Montaigne. Les défauts de Montaigne sont grands. Mots lascifs. Cela ne vaut rien malgré Mlle de Gournay. Crédule : gens sans yeux. Ignorant : quadrature du cercle, monde plus grand. Ses sentiments sur l’homicide volontaire, sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir. Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie [...], mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre.
Laf. 745, Sel. 618. La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, comme quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc.
Thirouin Laurent, “Montaigne demi-habile ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 157-175 ; voir p. 159 sur le présent fragment.
Thirouin Laurent, “Le défaut d’une droite méthode”, in Ronzeaud Pierre (dir.), Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, p. 7-22. ✍
Montaigne est pour Pascal un honnête homme de son temps : chaque lecteur des Essais peut retrouver en soi-même les observations de Montaigne.
Laf. 689, Sel. 568. Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois.
C’est une grande qualité en un auteur. Voir De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 29, OC III, éd. J. Mesnard, p. 427 : « Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. »
Ce qu’il a de mauvais, j’entends hors les mœurs,
Recueil de choses diverses, f° 18 r°, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 889. « C’était le livre de M. Pascal ; il le blâme cependant beaucoup : aussi a-t-il des endroits dangereux et peu justes, et ce n’est pas un auteur à mettre entre les mains de tout le monde ».
Pascal entre dans le détail de ce que Montaigne a de mauvais en matière de mœurs dans le fragment Laf. 680, Sel. 559. Montaigne. Les défauts de Montaigne sont grands. Mots lascifs. Cela ne vaut rien malgré mademoiselle de Gournay. [...] Ses sentiments sur l’homicide volontaire, sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir. Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie [...], mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne songe qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre.
L’exemple de ce que Pascal reproche à Montaigne hors les mœurs, savoir dans l’ordre de la connaissance, est donné dans le même fragment : Montaigne. [...] Crédule : gens sans yeux. Ignorant : quadrature du cercle, monde plus grand.
L’étude de Mesnard Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, p. 74-94, contient une première partie consacrée aux contrastes fondamentaux entre Pascal et Montaigne écrivains, qui permettent de percevoir quelles sont certaines réserves à l’égard de l’art littéraire de Montaigne.
put être corrigé en un moment si on l’eût averti qu’il faisait trop d’histoires
Que faut-il entendre par faire trop d’histoires ?
L’expression s’explique très probablement par un passage de la Logique de Port-Royal qui a peut-être été inspiré par Pascal. Voir La Logique ou l’art de penser, III, XIX, Sect. Des sophismes d’amour propre, d’intérêt, et de passion, VI, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 464-466.
« C’est ce qui fait voir qu’un des caractères des plus indignes d’un honnête homme, est celui que Montaigne a affecté, de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices ; et qu’il ne naît que d’un défaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi-même. Il est vrai qu’il tâche autant qu’il peut d’éloigner de lui le soupçon d’une vanité basse et populaire en parlant librement de ses défauts, aussi bien que de ses bonnes qualités ; ce qui a quelque chose d’aimable, par une apparence de sincérité ; mais il est facile de voir que tout cela n’est qu’un jeu et un artifice qui le doit rendre encore plus odieux. Il parle de ses vices pour les faire connaître, et non pour les faire détester ; il ne prétend pas qu’on l’en doive moins estimer : il les regarde comme des choses à peu près indifférentes, et plutôt galantes, que honteuses : s’il les découvre, c’est qu’il s’en soucie peu, et qu’il croit qu’il n’en sera pas plus vil, ni plus méprisable ; mais quand il appréhende que quelque chose le rabaisse un peu, il est aussi adroit que personne à le cacher ; c’est pourquoi un auteur célèbre de ce temps remarque agréablement, qu’ayant eu soin fort inutilement de nous avertir en deux endroits de son livre qu’il avait un page, qui était un officier assez peu utile en la maison d’un gentilhomme de six mil livres de rente, il n’avait pas eu le même soin de nous dire qu’il avait eu aussi un clerc, ayant été conseiller du parlement de Bordeaux, cette charge, quoique très honorable en soi, ne satisfaisant pas assez la vanité qu’il avait, de faire paraître partout une humeur de gentilhomme et de cavalier, et un éloignement de la robe, et des procès.
Il y a néanmoins de l’apparence, qu’il ne nous eût pas celé cette circonstance de sa vie, s’il eût pu trouver quelque maréchal de France, qui eût été conseiller de Bordeaux, comme il a bien voulu nous faire savoir qu’il avait été maire de cette ville, mais après nous avoir averti qu’il avait succédé en cette charge à Monsieur le Maréchal de Biron, et qu’il l’avait laissée à Monsieur le Maréchal de Matignon. »
Voir Montaigne, Essais, III, X, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1050 :
« Messieurs de Bordeaux m’élurent maire de leur ville, étant éloigné de France ; et encore plus éloigné d’un tel pensement. Je m’en excusai. Mais on m’apprit que j’avais tort ; le commandement du Roi s’y interposant aussi. C’est une charge qui doit sembler d’autant plus belle, qu’elle n’a ni loyer ni gain, autre que l’honneur de son exécution. Elle dure deux ans ; mais elle peut être continuée par seconde élection. Ce qui advient très rarement. Elle le fut à moi ; et ne l’avait été que deux fois auparavant : Quelques années y avait, à Monsieur de Lansac ; et fraîchement à Monsieur de Biron Maréchal de France. En la place duquel je succédai ; et laissai la mienne, à Monsieur de Matignon aussi Maréchal de France. Glorieux de si noble assistance ».
Cette remarque est inspirée de Guez de Balzac J.-L., Œuvres, II, éd. Moreau, Entretien 18, De Montaigne et de ses écrits, à Monsieur Gandillaud, p. 405 : « N’est-ce pas se moquer des gens, de faire savoir au monde qu’il avait un page ? Quelque amitié et quelque estime que j’aie pour lui, je ne saurais lui souffrir ce page. C’eût été une vanité de capitan de comédie de dire qu’il en avait, s’il n’en eût pas eu ; mais s’il en avait, je soutiens qu’il n’en devait pas avoir. Il me semble qu’un page est une personne assez inutile et assez hors d’œuvre dans une maison de cinq à six mille livres de rente. Un gentilhomme de Beauce qui n’eût pas eu plus de revenu ne se fût jamais chargé d’un tel officier. Aussi quand il aurait voulu cacher son pays, comme Homère cacha le sien, je l’aurais découvert à cette marque de Périgord. De là il fut conclu que Montaigne avait fait deux fautes : la première d’avoir eu un page, et la seconde, plus grande que la première, d’avoir imprimé qu’il en avait eu. » Voir Montaigne, Essais, II, V, éd. Balsamo et alii, p. 384, et III, V, p. 917.
et qu’il parlait trop de soi.
Ce reproche répond directement à ce que Pascal pense de la mauvaise habitude que les hommes ont de parler d’eux-mêmes. Voir le dossier thématique sur Le moi.
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, III, XIX, 6, éd. Descotes, 2014, p. 463-464. « Feu Monsieur Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre, qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime ».
Laf. 780, Sel. 644. Préface de la première partie. Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soi-même, des divisions de Charron, qui attristent et ennuient. De la confusion de Montaigne, qu’il avait bien senti le défaut d’une droite méthode. Qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air. Le sot projet qu’il a de se peindre et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse c’est un mal ordinaire, mais d’en dire par dessein c’est ce qui n’est pas supportable et d’en dire de telles que celles-ci.
Montaigne, Essais, II, VI, éd. Balsamo et alii, p. 397. « Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, et que je ne contrerolle et étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire ». Voir p. 397 : « la coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément en haine de la ventance qui semble toujours être attachée aux propres témoignages ». Montaigne compare cela à l’erreur qu’il y aurait à interdire le vin parce que certains s’enivrent. Voir p. 398 : « ce ne sont mes gestes que j’écris, c’est moi, c’est mon essence ». Voir l’Avis au lecteur : « c’est moi que je peins ».
Les reproches moraux sont repris dans la Logique de Port-Royal (éd. de 1664), III, XIX, éd. D. Descotes, 2014, p. 466-468, en liaison avec sa tendance à parler de soi : « Mais ce n’est pas le plus grand mal de cet auteur, que la vanité, et il est plein d’un si grand nombre d’infamies honteuses, et de maximes épicuriennes et impies, qu’il est étrange qu’on l’ait souffert si longtemps dans les mains de tout le monde, et qu’il y ait même des personnes d’esprit qui n’en reconnaissent pas le venin.
Il ne faut point d’autres preuves pour juger de son libertinage, que cette manière même dont il parle de ses vices ; car reconnaissant en plusieurs endroits qu’il avait été engagé en un grand nombre de désordres criminels, il déclare néanmoins en d’autres, qu’il ne se repent de rien, et que s’il avait à revivre, il revivrait comme il avait vécu. Quant à moi, dit-il, je ne puis désirer en général d’être autre : je puis condamner ma forme universelle, m’en déplaire et supplier Dieu pour mon entière reformation, et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle ; mais cela, je ne le dois nommer repentir, non plus que le déplaisir de n’être ni ange, ni Caton : mes actions sont réglées, et conformes à ce que je suis et à ma condition : je ne puis faire mieux, et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en notre force. Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu, ni que ce chétif bout de vie eût à désavouer et à démentir la plus belle, entière, et longue partie de ma vie. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu, ni je ne plains point le passé, ni je ne crains l’avenir. Paroles horribles, et qui marquent une extinction entière de tout sentiment de religion ; mais qui sont dignes de celui qui parle ainsi en un autre endroit : Je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit tout d’un coup, et m’étouffe en un moment, plein d’un puissant sommeil, plein d’insipidité et d’indolence ; et en un autre endroit : la mort qui n’est qu’un quart d’heure de passion, sans conséquence et sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers. »
Montaigne, Essais, III, II, Du repentir, éd. cit., p. 854 : « Quant à moi, je puis désirer en général être autre : je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entière reformation, et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle : mais cela, je ne le dois nommer repentir, ce me semble, non plus que le déplaisir de n’être ni ange ni Caton. Mes actions sont réglées, et conformes à ce que je suis, et à ma condition. Je ne puis faire mieux : et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en notre force » ; et p. 857 : « Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu : ni que ce chétif bout eût à désavouer et démentir la plus belle, entière et longue partie de ma vie. Je me veux présenter et faire voir partout uniformément. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu. Ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir ».
Montaigne, Essais, III, IX, De la vanité, éd. cit., p. 1016 : « Je me plonge la tête baissée, stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit d’un saut, et m’étouffe en un instant, d’un puissant sommeil, plein d’insipidité et indolence. » Et III, XII, De la physionomie, p. 1098 : « Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L’une nous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est pas contre la mort, que nous nous préparons, c’est chose trop momentanée : un quart d’heure de passion sans conséquence, sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers. » L’Entretien avec M. de Sacy explique amplement l’esprit de nonchalance propre à Montaigne.
Malebranche, Recherche de la vérité, II, III, ch. 5, éd. Pléiade, p. 275 sq. “Du livre de Montaigne”, sur la vanité que Montaigne met à peindre ses défauts, p. 279. Il est « plus vain quand il se blâme que quand il se loue ».
Comme on l’a vu plus haut, le paradoxe, dans le cas de Montaigne, vient de ce que, parlant de lui-même, il parle aussi des autres.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 172 sq. Justesse de la manière dont Montaigne a parlé de soi.
Au reproche que Pascal adresse à Montaigne de « se peindre » et de parler trop de soi, Voltaire répond dans les Lettres philosophiques, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 183 : « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait ! Car il a peint la nature humaine ; et le pauvre projet de Nicole, de Malebranche, de Pascal, de décrier Montaigne ! ».