Pensées diverses III – Fragment n° 81 / 85 – Papier original : RO 437-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 148 p. 383-383 v° / C2 : p. 343

Éditions savantes : Faugère I, 318, VI / Havet XXIV.85 / Brunschvicg 876 / Tourneur p. 110-5 / Le Guern 618 / Lafuma 726 (série XXV) / Sellier 607

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Bibliographie

 

 

Voir le dossier thématique sur Dieu caché.

Voir le dossier thématique sur Infaillibilité du pape.

Voir le dossier thématique Recherche de Dieu.

FERREYROLLES Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire au XVIIe siècle”, XVIIe Siècle, 135, avril-juin 1982, p. 216-241.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, II, La morale, 2 vol., Paris, Vrin, 1951-1952.

MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 438.

RAPP Francis, L’Église et la vie religieuse en occident à la fin du Moyen-Âge, Nouvelle Clio, Paris, Presses Universitaires de France, 1971.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012.

 

 

Éclaircissements

 

Pape.

 

Voir sur ce titre la transcription diplomatique du fragment.

 

Dieu ne fait point de miracles dans la conduite ordinaire de son Église.

 

Sur la définition du miracle, voir l’enquête communiquée par Pascal à Martin de Barcos, Miracles I (Laf. 830, Sel. 419).

Pour comprendre le sens de ce principe, il faut lire le bref Essai de morale de Pierre Nicole intitulé Des diverses manières dont on tente Dieu, qui a été réédité par Laurent Thirouin dans les Essais de morale, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 453-477. Tenter Dieu, suivant Nicole, « consiste à se retirer de l’ordre de Dieu, en prétendant le faire agir à notre fantaisie, et en négligeant la suite des moyens auxquels il attache ordinairement les effets de sa puissance divine » : p. 455. En d’autres termes, tenter Dieu, c’est se décharger sur lui d’une tâche pénible, en espérant secrètement qu’il fera un miracle pour accomplir ce que l’on n’a pas envie de faire soi-même. Le chapitre II de l’essai démontre par des passages de saint Augustin « qu’il n’est pas permis de négliger les moyens ordinaires pour attendre des miracles » : p. 456. Cette règle se fonde sur le principe que Pascal énonce à la fin du présent fragment (voir plus bas).

 

C’en serait un étrange si l’infaillibilité était dans un,

 

Étrange est une addition dans l’interligne.

Il n’y a en effet rien dans l’ordre de la nature qui permettrait à un homme seul de connaître toujours la vérité sans jamais se tromper, alors que la nature humaine est, depuis le péché originel, sujette à l’erreur. Si par extraordinaire cela devait arriver, il faudrait vraiment, comme le dit Pascal, que ce soit l’effet d’un miracle. L’adjectif étrange souligne l’invraisemblance de cette supposition.

Arnauld Antoine, Les desseins des jésuites représentés à messeigneurs les prélats de l’Assemblée, tenue le 2 octobre 1663, Article IX, in Œuvres, XXII, p. 209 sq. « Le principal but de la cour de Rome, dans l’affaire des cinq propositions, a été de ménager une occasion favorable pour faire reconnaître l’infaillibilité du pape » : p. 209. Histoire des tentatives des papes pour imposer leur autorité : p. 209 sq. « Si on considère attentivement la conduite d’Innocent X, il sera aisé de voir que son dessein a été de mettre le pape en possession d’une nouvelle espèce d’infaillibilité, non seulement sans concile général, sans concile d’évêques, sans le collège des cardinaux consultés, ou simplement écoutés ; mais aussi sans nécessité de s’instruire autrement que par l’inspiration du Saint Esprit ; de sorte qu’on a peut appeler avec raison, une infaillibilité de révélation » : p. 211. Innocent X n’est pas théologien, mais juriste, et il cherche à se faire passer pour inspiré.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, II, La morale, p. 275 sq. C’est la théorie que soutiennent les jésuites : le pape seul fait la loi, il détient seul le privilège de l’infaillibilité. Le pape, selon eux, « juge seul sans... examen ni jugement précédent des évêques, sans être astreint à aucune forme, par une inspiration immédiate, sans que les évêques aient aucune liberté dans l’acceptation » (lettre de Lalane à Arnauld, Œuvres, I, p. 454). Par une telle « infaillibilité d’enthousiasme qui rapproche le pape des prophètes, il s’élève jusqu’au trône de Dieu, en faisant de sa parole une parole divine » : p. 276-277.

Voir Arnauld Antoine, Œuvres, XXI, p. LIV sq., mentionne les thèses des jésuites du 12 décembre 1661, et la polémique qui s’ensuit sur l’infaillibilité. Les jésuites ont d’abord fait des tentatives discrètes pour répandre ce dogme ; ils passent à l’attaque ouverte fin 1661, pour donner couleur aux accusations d’hérésie qu’ils lancent contre les jansénistes. Idée que le pape est infaillible comme Jésus-Christ, dans la décision des faits non révélés : p. LV-LVI.

Le Maître Antoine, Lettre d’un avocat au parlement, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 397 : « Il est donc sans doute que si nous tenons le Pape pour infaillible, il faut que nous nous déclarions pour ses esclaves, ou que nous passions pour hérétiques, puisque nous résisterions à une autorité infaillible. Aussi jamais l’Église n’a reconnu cette infaillibilité dans le Pape, mais seulement dans le Concile universel, auquel on a toujours appelé des jugements injustes des Papes. Et au lieu que pour établir leur souveraine domination ils ont souvent entrepris de traiter comme hérétiques ceux qui appelleraient d’eux aux Conciles, comme firent Pie II, Jules II et Léon X. L’Église au contraire soutient, comme il a été déterminé en plein concile universel, que le pape lui est soumis. » Sur cette lettre, et les problèmes qu’elle pose, voir la note de l’édition Cognet, p. 385.

Port-Royal est résolument opposé à la déclaration du dogme de l’infaillibilité pontificale.

Arnauld Antoine, Réplique ou réfutation de la réponse à un écrit touchant la véritable intelligence des mots de sens de Jansénius dans la constitution du pape, Ms. 140 (Bibliothèque du Patrimoine de Clermont), OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1296 sq. Le pape n’est pas infaillible sur le droit, et il l’est encore moins sur le fait ; il est encore plus facile qu’il se trompe en disant qu’un dogme est de Jansénius qu’en disant que ce dogme est hérétique.

Voir sur ce sujet les dernières Provinciales.

Toujours selon Arnauld et ses amis de Port-Royal, le pape n’est pas essentiellement supérieur à l’Église.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La Morale, II, p. 321 sq. Par les canons, règles de l’Église relatives à la discipline, aux mœurs, aux sacrements, et déterminées par les conciles généraux. L’autorité des évêques : p. 323. L’autorité des conciles : p. 325. Limites de l’autorité dans l’Église : p. 360 sq. Les droits des fidèles. Il n’y a pas d’autorité illimitée dans l’Église ; « un supérieur n’est pas supérieur en toutes choses, et ne peut pas commander tout ce qui lui plaît », Arnauld Antoine, Apologie pour les religieuses de Port-Royal, Œuvres, XXIII, p. 224. Voir les fragments de Pascal sur la tyrannie. L’autorité est limitée par les droits de ceux qui y sont soumis : p. 363. Sur les droits des fidèles, voir p. 364 sq.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., 2012, p. 35 sq. Sur la résistance à la tyrannie et les abus de pouvoir au sein de l’Église, leitmotiv de l’ecclésiologie de Port-Royal. L’autorité du Concile œcuménique selon Port-Royal fait que la rareté des conciles est une marque déplorable de mauvais fonctionnement de l’Église. Le pape conduit le concile comme un président préside une assemblée, rien de plus. Le concile seul est infaillible : p. 27.

Ce n’est qu’en 1870, sous le pontificat de Pie IX, le concile Vatican I a défini le dogme de l’infaillibilité du pape. Encore faut-il, pour qu’une déclaration du pontife puisse être considérée comme infaillible, qu’elle soit prononcée ex cathedra, c’est-à-dire dans le cadre de son office d’enseignement théologique et moral.

 

mais d’être dans la multitude cela paraît si naturel,

 

Affirmation qui peut paraître surprenante, lorsque l’on connaît les liasses Vanité et Misère, qui ne suggèrent pas que l’argument du consentement universel soit très valide. Mais elle est conforme à la pensée ecclésiologique de Port-Royal. Ce n’est pas le pape seul, c’est l’Église comme corps qui est infaillible.

Voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, II, La morale, p. 335 sq. C’est dans le corps de l’épiscopat que l’autorité est contenue : à lui seul appartient l’infaillibilité promise par le Christ à son Église, c’est-à-dire aux conciles généraux ou œcuméniques, qui représentent l’ecclésia des chrétiens : p. 337. Témoignages de la supériorité des conciles dans la tradition de l’Église ; exemple du pape Honorius : p. 343-344. Preuve par les conciles de Constance et de Bâle : p. 345 sq. Preuve par les conciles œcuméniques présidés et approuvés par les papes : p. 352 sq.

L’opposition des jansénistes au principe de l’infaillibilité pontificale n’exclut cependant pas certaines nuances : voir Nicole Pierre, Examen d’un écrit sur la signature..., Ms. 140 (Bibliothèque du Patrimoine de Clermont), f° 7v°, § 2, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1223. L’idée que le pape est supérieur au concile est une erreur ; mais elle est compatible avec la communion de l’Église et ne provoque pas l’exclusion.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., 2012, p. 35 sq. L’autorité du Concile œcuménique, selon Port-Royal, est telle que la rareté des conciles est une marque déplorable de mauvais fonctionnement de l’Église. Le pape doit conduire le concile comme un président préside une assemblée, rien de plus. Le concile seul est infaillible : p. 27. De la part du pape, revendiquer une infaillibilité qui usurperait une prérogative du concile est une espèce de tyrannie.

 

que la conduite de Dieu est cachée sous la nature, comme en tous ses autres ouvrages.

 

Voir le dossier thématique sur Dieu caché. Mais dans ce fragment, il s’agit moins de la manière dont Dieu se cache que de celle dont le sens de ses actions se dissimule derrière les processus historiques.

On peut considérer cette proposition comme un corollaire lointain de ce qu’écrivait Jansénius sur le déroulement de l’histoire des hommes dans l’Ancien Testament. Jansénius, Augustinus, t. III, l. III, ch. VI, écrit que « nihil aliud fuisse Testamentum illud perspicuum est nisi magnam quasi comoediam, quae non tam propter per seipsam quam propter id cui praefigurando serviebat ». Les hommes, et particulièrement le peuple juif, agissaient sans se rendre compte que toute leur histoire était une préparation à la venue du Christ. Sur cette idée, voir

Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, p. 438.

Arnauld Antoine, Seconde apologie pour Monsieur Jansénius, Livre II, ch. 5, Œuvres, XVII, p. 1-637, qui cite saint Augustin, Contra Faust., IV, 2.

Ferreyrolles Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire au XVIIe siècle”, XVIIe Siècle, n° 135, p. 216-241.

Le principe qui fonde la réflexion de Pascal dans ce fragment est expliqué dans l’essai de Nicole, Des diverses manières dont on tente Dieu, qui a été réédité par Laurent Thirouin dans les Essais de morale, Paris, Les Belles Lettres, 2016. Voir le chapitre III, p. 459 sq. : « pourquoi Dieu cache ses opérations sous l’apparence de celles de la nature, dans les effets extérieurs qu’il produit sur les corps, et dans ce qu’il fait sur les âmes ». C’est selon Nicole un principe que les Pères ont connu, que « Dieu cache ses opérations surnaturelles sous l’apparence d’un ordre tout naturel » : p. 463. L’ordre de la Providence est de n’accorder aux hommes que ce que leurs « exercices » ou leurs actions ont entrepris de gagner. Il s’agit pour Dieu de retirer les hommes « de la paresse », pour les obliger à la vigilance et au travail, c’est-à-dire à ce que Pascal appelle la recherche. « Un de ses principaux desseins est de se cacher lui-même, et de rendre sa conduite inconnue à ceux qui ne méritent pas de le connaître ». Voir le dossier thématique Recherche de Dieu.

Dans le fragment de Pascal, on retrouve une idée analogue, appliquée au problème de l’infaillibilité pontificale : l’homme met très souvent de la paresse dans la recherche de la vérité ; il attend confusément que cette vérité soit servie sans qu’il ait à prendre la peine de la chercher. C’est pourquoi, selon le fragment Laf. 516, Sel. 452, on aime la sûreté, on aime que le pape soit infaillible en la foi, et que les docteurs graves le soient dans les mœurs, afin d’avoir son assurance. La croyance à l’infaillibilité pontificale est donc une manière sournoise de préserver son confort intellectuel et spirituel en se persuadant que, puisque le pape est infaillible, il suffit de le suivre sans trop faire d’effort dans la recherche.

Voir le dossier sur ce fragment pour vérifier que c’est une manière analogue de tenter Dieu qui pousse les fidèles à accorder confiance aux casuistes en matière de morale sans y regarder de trop près.

L’expression tenter Dieu apparaît aussi dans la pensée n° 8H-19T r° (Laf. 919, Sel. 751).

Le présent fragment et le fragment Laf. 516, Sel. 452 permettent peut-être de se demander si dans son essai Des diverses manières de tenter Dieu, qui n’a été édité qu’en 1675, Nicole n’a pas repris des idées qu’il aurait entendues dans la bouche de Pascal.