Pensées diverses III – Fragment n° 83 / 85 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 149 p. 383 v° / C2 : p. 343 v°
Éditions savantes : Michaut 739 note / Brunschvicg 825 bis / Le Guern 620 / Lafuma 728n (série XXV) / Sellier 609
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Bibliographie ✍
GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1966. ORCIBAL Jean, “La signification du miracle et sa place dans l’ecclésiologie pascalienne”, Chroniques de Port-Royal, n° 20-21, 1972, p. 66-82. SELLIER Philippe, Pascal et les miracles, Paris, Colin, 1970. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977. Voir une bibliographie plus substantielle dans le questionnaire adressé par Pascal à Martin de Barcos, Miracles I (Laf. 830, Sel. 419). |
✧ Éclaircissements
Miracles.
Miracles, selon la disposition des Copies (voir les reproductions), est le titre, et non une partie de la référence.
Sellier Philippe, Pascal et les miracles, p. 602 sq., sur la définition des miracles et la valeur de l’argument que l’on peut en tirer.
Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 174 sq.
Saint Thomas, t. 3, l. 8, c. 20.
Cette note pose un difficile problème d’interprétation.
La référence proposée ne peut renvoyer à un ouvrage de saint Thomas. Voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 174 : l’indication « t. III, l. VIII, ch. 20 » ne renvoie pas à la Somme théologique qui ne contient pas de telles divisions. Elle renvoie en réalité à l’Augustinus de Jansénius.
Mais au premier abord, cette identification n’éclaircit pas les choses, car d’une part le passage de l’Augustinus en question ne concerne pas les miracles, et d’autre part, il ne contient aucune allusion à saint Thomas d’Aquin.
Tetsuya Shiokawa analyse comme suit cette note mystérieuse.
Le présent fragment est exploité dans la Provinciale XVIII, éd. Cognet, Garnier, p. 364-365, en un sens qui touche la question du pouvoir de l’homme de résister à la grâce de Dieu :
« Voyez donc, mon Père, s’il [sc. Jansénius] tient qu’on a le pouvoir de résister, quand il dit, dans des traités entiers, et entre autres, au t. 3, l. 8, c. 20, qu’on a toujours le pouvoir de résister à la grâce, selon le Concile : Que le libre arbitre peut toujours agir et n’agir pas, vouloir et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le mal, que l’homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez [de contrariété et] de contradiction. »
En préparant la Provinciale XVIII, pour répondre à l’attaque du P. Annat contre « l’hérésie janséniste », Pascal aurait trouvé ce passage de l’Augustinus où Jansénius affirme, conformément au concile de Trente, « qu’on a toujours le pouvoir de résister à la grâce ».
On trouve en effet dans Jansénius le passage suivant, accompagné d’une référence au concile de Trente (et non à Lessius, comme pourrait le laisser croire l’impression de Paris, 1641 : l’impression de 1640 ne contient pas la faute). Voir l’éd. de Paris, 1641, p. 372, col. 2 :
« Eodem tempore, quo voluntatis arbitrium sub gratiae delectatione efficaciter eam movente positum est, imo quo etiam actum voluntatis bonum facit, et in eadem voluntate potestas illud non faciendi imo peccandi, non quod cessatio ab actu quem nunc elicit, aut actuale peccatum cum gratiae delectantis influxu consistere possit (quod sensus compositus postularet), sed quia cessandi et peccandi potestas cum eadem gratia simul in eodem voluntatis arbitrio conjungi potest ».
Un peu plus bas, la référence au concile de Trente, Sess. 6, cap. 5 et can. 4, se trouve dans la marge : « Sic etiam juxta Tridentinum, homo recipiens inspirationem, illam abjicere potest, et liberum arbitrium a Deo motum potest dissentire, si velit ». Voir ce texte in Conciliorum œcumenicorum decreta, Sess. VI, cap. V, Bologne, Edizioni Dehoniane, 1996, p. 672 : « tangente Deo cor hominis per Spiritus sancti illuminationem, neque homo ipse nihil omnino agat, inspirationem illam recipiens, quippe qui illam et abjicere potest, neque tamen sine gratia Dei movere se ad justitiam coram illo libera sua voluntate possit ».
Pascal a retenu cette référence parce qu’elle s’oppose au reproche fait à Jansénius de tenir la deuxième proposition qui lui est imputée, Dans l’état de nature déchue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure.
Ce rapprochement conduit donc à rechercher le sens de la note du côté de la théologie dogmatique, et des controverses sur la capacité de la volonté humaine de résister à la grâce.
Reste à comprendre quel rapport existe entre ce passage de l’Augustinus et du concile avec les miracles.
Tetsuya Shiokawa trouve un lien avec saint Thomas, en renvoyant à la Somme théologique, Ia IIae, q. 113, a. 10, Utrum justificatio impii sit miraculum. Thomas envisage la possibilité que la conversion de l’impie soit miraculeuse, et conclut contra que « justificatio impii non est miraculosa » : « Ad secundum dicendum quod non quandocumque res naturalis movetur contra suam inclinationem, est opus miraculosum, alioquin miraculosum esset quod aqua calefieret, vel quod lapis sursum projiceretur, sed quando hoc fit praeter ordinem propriae causae, quae nata est hoc facere. Justificare autem impium nulla alia causa potest nisi Deus, sicut nec aquam calefacere nisi ignis. Et ideo justificatio impii a Deo, quantum ad hoc, non est miraculosa. » Comme l’indique une note de Brunschvicg, GEF XIV, p. 257, on en conclut que « si la justification de l’impie n’est pas un miracle, il n’y a pas de miracle pour la justification de l’impie ». « En d’autres termes », note T. Shiokawa, « les miracles n’ont pas de rapport avec la conversion ». Alors que même la « cause efficace » de la religion qu’est la grâce ne détruit pas la liberté humaine, a fortiori il n’appartient pas aux miracles de contraindre les hommes à embrasser la foi. Et par conséquent, « si l’on peut résister à la grâce intérieure », à plus forte raison peut-on ne pas se soumettre à la preuve par les miracles, « qui ne sont que le signe extérieur de la religion » : p. 174.
La présente note aurait été jetée sur le papier pour montrer la concordance de saint Thomas avec Jansénius.
T. Shiokawa trouve une confirmation dans le fragment Conclusion 3 (Laf. 379, Sel. 411). Les miracles ne servent pas à convertir mais à condamner. Ia IIae, 113. a. 10. ad. 2.
Pascal sait en effet comment on parvient ordinairement à éluder la preuve par les miracles.
Voir le fragment Laf. 574, Sel. 477. Un miracle, dit-on, affermirait ma créance, on le dit quand on ne le voit pas. Les raisons qui, étant vues de loin, paraissent borner notre vue, mais quand on y est arrivé on commence à voir encore au-delà. Rien n’arrête la volubilité de notre esprit. Il n’y a point, dit-on, de règle qui n’ait quelque exception ni de vérité si générale qui n’ait quelque face par où elle manque. Il suffit qu’elle ne soit pas absolument universelle pour nous donner sujet d’appliquer l’exception au sujet présent, et de dire, cela n’est pas toujours vrai, donc il y a des cas où cela n’est pas. Il ne reste plus qu’à montrer que celui-ci en est et c’est à quoi on est bien maladroit ou bien malheureux si on ne trouve quelque joint.
Pour Pascal, il y a dans les miracles assez d’évidence pour condamner mais non pour convaincre. Il pense trouver une conséquence de cette assertion dans la Somme, où saint Thomas affirme que, sauf exception, la conversion n’est pas un miracle : en effet, on ne peut parler de miracle que lorsque l’effet produit dépasse la puissance de sa cause propre : la conversion de l’impie ne pouvant avoir d’autre cause que Dieu lui-même, elle constitue peut-être une œuvre admirable (mira), mais pas miraculeuse (miraculosa).
On peut ajouter à l’appui de cette interprétation le fragment Miracles II (Laf. 835, Sel. 423). Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants, mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres, mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale pour le moins l’évidence du contraire, de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre, et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur. Et par ce moyen il y a assez d’évidence pour condamner, et non assez pour convaincre, afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent c’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu’en ceux qui la fuient c’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir.
Orcibal Jean, “La signification du miracle et sa place dans l’ecclésiologie pascalienne”, Chroniques de Port-Royal, n° 20-21, 1972, p. 66-82. Voir notamment p. 86 sq., sur l’inspiration thomiste des fragments de Pascal sur les miracles.
Les réserves que l’on peut faire tiennent à deux points :
Primo, il n’existe pas de lien explicite entre le passage de l’Augustinus auquel se réfère le texte et celui de la Somme théologique : la référence en marge renvoie au concile de Trente, mais nulle part dans le chapitre à saint Thomas. C’est seulement quelques pages plus haut, dans le ch. XV, qu’il est question de saint Thomas, mais sur des points différents.
Secundo, la raison du rapprochement entre le passage de la Somme théologique et la question des miracles paraît fragile.
L’édition Sellier-Ferreyrolles, Pochothèque, p. 1149, et celle de M. Le Guern, suivent cette interprétation. La plupart des éditions conserve un silence prudent. Faute d’information plus substantielle, il paraît raisonnable de s’y arrêter.