Pensées diverses IV – Fragment n° 13 / 23 – Papier original : RO 157-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 163 p. 394 / C2 : p. 365
Éditions savantes : Faugère I, 226, CLXI / Havet XXV.125 / Brunschvicg 501 / Tourneur p. 118-1 / Le Guern 634 / Lafuma 754 (série XXVI) / Sellier 624
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Bibliographie ✍
JANSSENS Edgar, “Un problème pascalien : le plan de l’Apologie (suite)”, Revue néo-scolastique, 49, 1906, p. 5-17. |
✧ Éclaircissements
Ce fragment très dense n’a guère suscité la curiosité des commentateurs. Son interprétation ne peut être proposée qu’avec prudence.
Janssens Edgar, “Un problème pascalien : le plan de l’Apologie (suite)”, Revue néo-scolastique, 49, 1906, p. 5-17, posait la question de savoir où l’on pouvait classer des fragments aussi peu « poussés » que celui-ci.
À vrai dire, le premier problème que pose ce fragment n’est pas celui de sa place dans un hypothétique classement des Pensées que celui de sa compréhension.
1er degré : être blâmé en faisant mal et loué en faisant bien.
2e degré : n’être ni loué, ni blâmé.
Havet est le seul à avoir fait en note un rapprochement avec Misère 12 (Laf. 63, Sel. 97), mais sans donner d’explication.
Degré : terme d’architecture : escalier, qui sert à monter et à descendre dans un bâtiment ; degré désigne aussi chaque marche d’un escalier. Il se dit figurément des choses qui servent de moyen pour parvenir à une plus haute. Degré se dit aussi des marques ou divisions de plusieurs choses qui reçoivent du plus ou du moins, qui vont en montant ou en descendant ou successivement les uns après les autres.
Le mot degré suppose une gradation. On pourrait croire qu’elle devrait comporter trois degrés, comme celle de Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu’on a de lumière.
On pourrait compter les trois degrés suivants :
être blâmé,
être loué,
n’être ni loué ni blâmé.
Mais le fragment n’en comporte que deux, ce qui implique bien qu’il y ait une hiérarchie, mais interdit toute interprétation de type dialectique. Le premier degré comprend les deux premiers termes, louer et blâmer, mais il les place au même niveau. Ce degré inférieur implique un jugement de valeur, alors que le second suppose l’absence de jugement de valeur. La gradation enferme donc aussi une opposition d’un terme à deux autres.
On peut se demander ce que le second degré a de supérieur aux termes du premier.
Le papier est un brouillon probablement dicté à un scripteur ignorant (voir l’étude du manuscrit), dont rien ne prouve qu’il s’agisse d’une réflexion associée aux projets littéraires de Pascal, et encore moins à l’apologie en gestation. On pourrait tout aussi bien y voir une réflexion pédagogique qui résume ce qui distingue un enfant dont on blâme ou loue les actions, et le maître, que sa supériorité met au-dessus de tout jugement de valeur (au moins de la part de l’élève). Mais rien dans le fragment ne semble orienter l’interprétation en ce sens.
Peut-être faut-il rapprocher ce texte de Dossier de travail (Laf. 405, Sel. 24). Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. Être loué correspondrait à l’homme des stoïciens et blâmé celui dont les sceptiques blâment les faiblesses. Mais on ne voit pas bien à quoi correspondrait, dans cette perspective, n’être ni loué ni blâmé. Cette comparaison ne paraît guère éclairante.
D’un point de vue tout à fait différent, il pourrait s’agir d’une sorte de définition de l’honnête et habile homme :
Laf. 647, Sel. 532. Honnête homme. Il faut qu’on n’en puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis, de peur qu’une qualité ne l’emporte et ne fasse baptiser ; qu’on ne songe point qu’il parle bien, sinon quand il s’agit de bien parler, mais qu’on y songe alors.
Alors que les médiocres sont sujets au blâme ou à l’éloge, dans les circonstances ordinaires l’honnête homme demeure au-delà du blâme et de l’éloge.
Cependant, même cet honnête homme n’échappe pas à l’éloge de son éloquence quand il s’agit de bien parler, ce qui l’exclut du second degré.
Dans cette perspective, aux deux premiers degrés, être loué et être blâmé, pourrait correspondre le fragment Laf. 643, Sel. 529 bis. Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j’en vois quelques-unes dans l’histoire [...], elles me plaisent fort ; mais enfin elles n’ont pas été tout à fait cachées puisqu’elles ont été sues et, quoiqu’on ait fait ce qu’on ait pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout, car c’est là le plus beau de les avoir voulu cacher.
Le cas des belles actions cachées correspond à la situation du Christ à Gethsémani, où la solitude de son agonie le place au-delà de tout jugement de valeur humain.
Pensée n° 6F (Laf. 919, Sel. 749). Le Mystère de Jésus. [...] Jésus est seul dans la terre non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui le sache. Le ciel et lui sont seuls dans cette connaissance. Jésus est dans un jardin non de délices comme le premier Adam où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices où il s’est sauvé et tout le genre humain. Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit. Je crois que Jésus ne s’est jamais plaint que cette seule fois. Mais alors il se plaint comme s’il n’eût plus pu contenir sa douleur excessive. Mon âme est triste jusqu’à la mort. Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie ce me semble, mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment. Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
Voir Sellier Philippe, “Pascal et l’agonie du Christ à Gethsémani”, Courrier du Centre International Blaise Pascal n° 37, 2015, p. 7-24.
On pourrait enfin rapprocher le fragment de ce passage de Montaigne, Essais, II, 5, Sur quelques vers de Virgile, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 889 : « Socrate à celui qui l’avertissait : qu’on médisait de lui. Point, dit-il : Il n’y a rien en moi de ce qu’ils disent. Pour moi, qui me louerait d’être bon pilote, d’être bien modeste, ou d’être bien chaste, je ne lui en devrais nul grand merci. Et pareillement, qui m’appellerait traître, voleur, ou ivrogne, je me tiendrai aussi peu offensé. Ceux qui se méconnaissent, se peuvent paître de fausses approbations : non pas moi, qui me vois, et qui me recherche jusques aux entrailles, qui sais bien ce qu’il m’appartient. Il me plaît d’être moins loué, pourvu que je sois mieux connu. On me pourrait tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tiens pour sottise. » Être sensible à la louange pour ses bonnes actions et blâmé pour les mauvaises actions témoigne d’un manque de sagesse ; n’être sensible à aucun des deux, et vouloir seulement être connu pour ce qu’on est témoigne d’une sagesse supérieure.
Reste que cette interprétation est tout aussi aventureuse que les précédentes. Peut-être la découverte d’une source certaine permettra-t-elle de pénétrer plus avant dans la compréhension de ce texte.