Pensées diverses IV – Fragment n° 14 / 23 – Papier original : RO 163-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 163 p. 394 / C2 : p. 365

Éditions savantes : Faugère II, 403 / Brunschvicg 258 / Tourneur p. 118-2 / Le Guern 635 / Lafuma 755 (série XXVI) / Sellier 625

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde, L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Unusquisque sibi deum fingit.

 

Voir le dossier thématique Le moi, et le texte Amour propre (Laf. 978, Sel. 743).

Sagesse, XV, 8 et 16 : « Chacun se forge un dieu à soi-même ». Traduction de Sacy : XV, 16 : « Car c’est un homme qui les a faites, et celui qui a reçu de Dieu l’esprit de vie, les a formés. Nul homme n’a le pouvoir de faire un dieu qui lui soit semblable ». Voir aussi XV, 8 : « Après cela il forme par un vain travail un dieu de la même boue, lui qui a été formé de la terre un peu auparavant, et qui peu après y doit retourner, lorsqu’on lui redemandera l’âme qu’il avait reçue en dépôt ». L’ensemble du chapitre porte sur les idoles et l’idolâtrie.

Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751). Tout le monde fait le Dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais, et s’affligeant ou se réjouissant trop des événements.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 181 sq. À travers l’exemple des jésuites apparaît le danger que l’imagination fait courir aux croyants : elle leur donne, par le biais des opinions probables, licence de s’éloigner de Dieu. D’autre part, l’imagination finit par substituer à Dieu ses propres images : « on se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer ni adorer » : p. 181. Ainsi unusquisque sibi deum fingit, chacun se forme un dieu pour lui-même : p. 182.

On peut difficilement considérer comme équivalentes les expressions se forger un dieu et faire le dieu. Faire le dieu, c’est rapporter tout à soi, comme si tout était fait pour la satisfaction personnelle : c’est l’œuvre de l’amour propre. Se forger un dieu, c’est composer Dieu selon sa fantaisie et ses désirs ; c’est plutôt imaginer un dieu conforme à ses désirs que se prendre pour Dieu. Il est vrai qu’au bout du compte, on aboutit au même résultat : c’est la concupiscence qui prend la place de la charité, amour de Dieu pour lui-même.

Pensée n° 12M (Laf. 926, Sel. 755). On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer ni adorer, et encore moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge.

 

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Le dégoût.

 

Ce sont les Copies qui permettent d’interpréter en ce sens la graphie du manuscrit des originaux.

Dégoût : aversion qu’on a pour les bonnes choses, ou pour celles qu’on mange ordinairement. Il y a des gens qui on du dégoût, de l’aversion naturelle pour le vin, pour le sucre, pour les roses. Dégoût se dit aussi assurément des choses spirituelles et morales. Il a un grand dégoût d’esprit pour toutes les sciences vaines et conjecturales. Un chrétien doit avoir un grand dégoût pour les vanités du siècle (Furetière).

C’est l’une des rares occurrences de ce terme dégoût, dont l’idée occupe pourtant une place essentielle dans la pensée de Pascal. Il peut être utile de le rapprocher du mot Ennui.

Il n’existe pas apparemment d’étude sur la notion de dégoût chez Pascal. Un approfondissement conduirait pourtant à d’amples perspectives : le dégoût marque l’affaiblissement et la cessation de la délectation que l’homme trouve dans les objets de sa concupiscence. On trouvera donc quelques indications dans les travaux qui abordent le problème de la conversion tel que Pascal le traite. Voir la Bibliographie.

Laf. 687, Sel. 566J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir. Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé, il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux ?

Le dégoût des choses humaines peut, selon Pascal, être le premier pas dans le processus de la conversion. Voir l’Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 40-44 :

« La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices.

Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son cœur.

Mais elle trouve encore plus d’amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D’une part, la présence des objets visibles la touche plus que l’espérance des invisibles, et de l’autre la solidité des invisibles la touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection ; et la vanité des uns et l’absence des autres excitent son aversion ; de sorte qu’il naît dans elle un désordre et une confusion qu’[...].

Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries ; et dans la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie.

De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mépris, l’autorité, l’indigence, la santé, la maladie et la vie même ; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le dessein de cette âme qui recherche sérieusement à s’établir dans une félicité aussi durable qu’elle-même.

Car elle considère que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que quand les choses du monde, auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d’expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’âme s’étant amassé des trésors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c’est une nécessité indispensable qu’elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité ; et qu’ainsi, s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur véritable, ce n’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit être borné avec le cours de cette vie. »

Le dégoût, selon Pascal, n’est donc pas un simple sentiment de lassitude, mais une nouvelle manière de se sentir et de voir le monde. Il enferme la dépréciation de toutes choses, comparées à l’exigence de réalités dont on n’a pas encore une vue et un sentiment nets, mais dont la mesure dépasse infiniment celles de l’existence ordinaire.

Il entre dans le dégoût, au moins provisoirement, une part de désespoir : l’âme « considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries », c’est-à-dire perdues sans retour dans le néant. Ce sentiment est exprimé de manière lapidaire dans le fragment Laf. 757, Sel. 626. L’écoulement. C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède.

Thirouin Laurent, “I continui cominciamenti della conversione”, in Romeo Maria-Vita e Vittorio Massimo (éd.), Riccheza e importanza degli opusculi pascaliani, Omaggio a Giuseppe Pezzino, Catania, CUECM, 2016, p. 319-335.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 28 sq.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 34. Par vue, Pascal entend une espèce d’inversion dans les sentiments : p. 34. Or tout sentiment implique un jugement de valeur, et en ce sens une connaissance : p. 34. Révolution dans le monde des valeurs : ce qui plaisait cesse de plaire, ce qui avait du prix n’en a plus, des jugements qui paraissaient naturels perdent leur évidence : p. 35. L’amour de Dieu fait fuir les choses de telle façon qu’elles ne sont plus senties comme biens.

Il y a une étape de la conversion où le dégoût des choses humaines n’est pas compensé par l’attirance des réalités divines. Voir sur ce point Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 72. Voir que les biens périssables ne sont pas des biens n’implique pas ipso facto qu’ils cessent de plaire, ni que les vrais biens, reconnus comme tels, causent du plaisir et deviennent attirants. L’âme en cours de conversion est dans une disposition paradoxale où les exercices de la piété engendrent plus d’amertume que les vanités du monde : p. 72. Conflit créé par présence et absence, et solidité et vanité : p. 72. L’Écrit sur la conversion du pécheur décrit les contradictions de l’âme travaillée par la grâce : p. 72.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 70 sq. 25 janvier 1655. Lettre de Jacqueline à Gilberte sur la conversion de Blaise. Récit de la période qui a précédé la conversion : p. 71. Quelques jours auparavant, « il me vint voir et à cette visite il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en m’avouant qu’au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu’il se trouvait détaché de toutes choses d’une telle manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte, ni rien d’approchant ; mais que d’ailleurs, il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ; qu’il s’y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu’il sentait bien que c’était plus sa raison et son propre esprit qui l’excitaient à ce qu’il connaissait le meilleur que non pas le mouvement de celui de Dieu, et que, dans le détachement de toutes choses où il se trouvait, s’il avait les mêmes sentiments de Dieu qu’autrefois, il se croyait en état de pouvoir tout entreprendre, et qu’il fallait qu’il eût eu en ces temps-là d’horribles attaches pour résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvements qu’il lui donnait... »

Le dégoût est dans le processus de la conversion, une transition de l’amour de soi à l’amour de Dieu : il n’est plus le premier, et n’est pas encore le second. Voir Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 20.

D’un point de vue plus technique, l’analyse de la notion de dégoût peut être éclairée par des considérations esthétiques.

Laf. 771, Sel. 636L’éloquence continue ennuie. Les princes et rois jouent quelquefois, ils ne sont pas toujours sur leurs trônes : ils s’y ennuieraient. La grandeur a besoin d’être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte en tout. Le froid est agréable pour se chauffer.

D’Aubignac François Hédelin, La pratique du théâtre, éd. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 528 sq. Le dégoût, conséquence de l’invraisemblance. Déception due au froid et à l’ennui : p. 528. Le dégoût provoqué par des causes intellectuelles : p. 529.