Pensées diverses IV – Fragment n° 9 / 23 – Papier original : RO 213-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 159 p. 393 / C2 : p. 361

Éditions savantes : Faugère II, 357, XVII / Havet XXIV.86 / Brunschvicg 589 / Tourneur p. 117-1 / Le Guern 630 / Lafuma 747 (série XXVI) / Sellier 620

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Bibliographie

 

 

ERNST Pol, “Les autographes de Gilberte dans l’original des Pensées”, Chroniques de Port-Royal, 31, 1982, p. 69-92.

JULIEN-EYMARD D’ANGERS, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954.

SABRIÉ J. B., De l’humanisme au rationalisme, Pierre Charron (1541-1603), Slatkine Reprints, Genève, 1970 (réimpression de l’édition de Paris, Alcan, 1913).

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010.

THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015.

 

 

Éclaircissements

 

Sur ce que la religion chrétienne n’est pas unique.

 

C’est un argument courant dans les milieux de libres penseurs, que les religions sont multiples, que toutes ont en commun de s’imposer dogmatiquement et souvent par la violence, et qu’il n’y a pas de raison vraiment solide pour en préférer une aux autres, de sorte qu’il faut les rejeter en bloc.

Pascal a sans doute en tête un argument analogue à celui qu’il développe sur la justice dans le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité audeçà des Pyrénées, erreur audelà. Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Dans l’hypothèse où la religion chrétienne était la vraie, l’éclat de la véritable [...] aurait assujetti tous les peuples. Or ce n’est pas le cas : non seulement la religion chrétienne n’est pas unique, mais elle est noyée dans une multitude infinie de religions que leur diversité même réduit toutes à la même insignifiance.

C’est une idée qu’on trouve chez les apologistes de la religion chrétienne, pour la combattre.

Les religions ont des traits communs qui les rendent toutes indiscernables par leur diversité même.

Julien Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 39. Amyraut est auteur d’un Traité des religions contre ceux qui les estiment toutes indifférentes. Ce contre quoi Pascal lutte, c’est la paresse et le refus de la recherche, mais il ne peut les détruire qu’en ruinant l’indifférence des religions : pour faire pencher le libertin vers l’une d’elles, il doit rompre un équilibre, en faisant voir que l’une des religions a des marques qui la discernent certainement des autres.

Sabrié J. B., De l’humanisme au rationalisme, Pierre Charron (1541-1603), p. 193, cite Du Plessis-Mornay, De la vérité de la religion chrétienne contre les athées, épicuriens, païens, Juifs, mahumétans et autres infidèles, Anvers, 1581. Les indifférents mettent toutes les religions sur le même pied, et « comme ils voient des Gentils, des Juifs, des Turcs, des Chrétiens au monde », « chacun pensant servir Dieu et trouver son salut en la sienne », « au lieu de choisir le droit par le jugement de la raison, ils s’arrêtent et s’étonnent et concluent en cet étourdissement que tout revient à un » : p. 193-194.

Charron a subi des attaques sévères (de la part du P. Mersenne par exemple), sous prétexte qu’il a fourni des théories proches du déisme et poussé certains esprits dans la libre pensée : on conclut de son De la sagesse que l’immortalité de l’âme est crue parmi toutes les nations, mais fort mal prouvée ; « que nous naissons Chrétiens, Turcs, ou Juifs ; et que la religion n’est pas en notre choix, et élection : que la religion est tenue par moyens humains », « que toutes les religions fournissent des miracles, prodiges, oracles, mystères sacrés, saints Prophètes, certains articles de foi, et créance nécessaire à salut ».

La Mothe Le Vayer, “De la divinité”, in Dialogues faits à l’imitation des anciens, éd. A. Pessel, Paris, Fayard, 1988, p. 330-331. « Quand [...] nous venons à contempler comme un grand océan le nombre immense et prodigieux des religions humaines, c’est lors qu’au défaut d’avoir la foi pour aiguille aimantée, qui tienne notre esprit arrêté vers le pôle de la grâce divine, il est impossible d’éviter des erreurs et des tempêtes bien plus longues et plus périlleuses que celles d’Ulysse, puisqu’elles nous porteraient enfin à un spirituel naufrage [...]. Or dans cette infinité de religions il n’y a quasi personne qui ne croie posséder la vraie, et qui condamnant toutes les autres, ne combatte pro aris et focis jusques à la dernière goutte de son sang [...] ».

Cette équivalence des religions est tout aussi visible lorsqu’on les considère globalement. Voir le chapitre De la divinité, éd. cit., p. 335 sq., où La Mothe le Vayer fait un abondant relevé des différences qui distinguent toutes les religions et les sectes les unes des autres, en une diversité telle que les différences mêmes les réduisent toutes à une égale insignifiance. De toute manière, le nombre démesuré des religions établit une confusion qui fait que par leur diversité même, elles sont indiscernables.

L’argument de la ressemblance des religions et celui de leur nombre immense reviennent au même du point de vue polémique, dans la mesure où ils tendent également à rendre les religions indiscernables et à les réduire toutes à la même insignifiance.

Pascal a retenu cet argument et y répond dans le fragment Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183). Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les chrétiens ; ils ont leurs cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs saints, leurs religieux comme nous, etc. Cela est-il contraire à l’Écriture ? ne dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos. Mais si vous désirez de tout votre cœur de la connaître ce n’est pas assez regardé au détail. C’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va de tout... Et cependant après une réflexion légère de cette sorte on s’amusera, etc. Qu’on s’informe de cette religion, même si elle ne rend pas raison de cette obscurité peut-être qu’elle nous l’apprendra.

Voir les dossiers thématiques sur le libertinage et le déisme, notamment pour la bibliographie.

 

Tant s’en faut que ce soit une raison qui fasse croire qu’elle n’est pas la véritable, qu’au contraire c’est ce qui fait voir qu’elle l’est.

 

Pascal reprend ici l’argument pour le retourner, selon un procédé qui lui est familier. La forme du raisonnement est la même que dans le fragment Laf. 746, Sel. 619, qui consiste à admettre l’objection, pour montrer ensuite qu’elle vient à l’appui de sa thèse : Sur ce que Josèphe ni Tacite et les autres historiens n’ont point parlé de Jésus‑Christ. Tant s’en faut que cela fasse contre, qu’au contraire cela fait pour. Car il est certain que Jésus‑Christ a été et que sa religion a fait grand bruit et que ces gens-là ne l’ignoraient pas, et qu’ainsi il est visible qu’ils ne l’ont celé qu’à dessein, ou bien qu’ils en ont parlé et qu’on l’a ou supprimé ou changé.

Voir Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 239 sq., sur la nécessité d’écouter les raisons de l’interlocuteur, quitte à y répondre par un oui, mais... Voir aussi le dossier thématique sur le renversement du pour au contre.

Pascal esquisse une discussion des objections qu’une certaine catégorie d’incrédules oppose à la religion chrétienne. Son but n’est pas de discuter ces objections sur le fond, ni même de les réfuter, mais de faire comprendre à son lecteur qu’elles n’ont que peu de portée, n’étant au fond que des redites de ce que l’Écriture elle-même a dit la première. Il cherche surtout à représenter à quel point ces objections des impies manquent de portée et témoignent du peu de sérieux qu’ils apportent à s’informer.

Pour répondre à l’objection de la multitude des religions, il lui faut montrer qu’il existe une vraie religion, et que cette religion est reconnaissable, à condition qu’on y regarde avec attention.

Premier point : Pascal admet la thèse des incrédules. Voir Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela. Chacun peut se dire prophète [...].

Deuxième point : Ce même fragment contient la proposition qui permet à Pascal de réfuter l’argument de l’équivalence de toutes les religions : Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes fausses, excepté une. L’essentiel est que du grand nombre des religions, il ne faut pas conclure que toutes sont également illusoires, mais qu’il en existe nécessairement une vraie, indépendamment du fait que l’on ne sache pas encore laquelle. Car, ce point acquis, l’indifférence que suscite la considération du grand nombre des religions doit laisser place à la disposition que Pascal entend susciter, savoir la recherche. Voir le dossier thématique sur la recherche de Dieu.

Ce paradoxe peut s’expliquer à partir du fragment Laf. 734, Sel. 615 : D’où vient qu’on croit tant de menteurs qui disent qu’ils ont vu des miracles et qu’on ne croit aucun de ceux qui disent qu’ils ont des secrets pour rendre l’homme immortel ou pour rajeunir. Ayant considéré d’où vient qu’on ajoute tant de foi à tant d’imposteurs qui disent qu’ils ont des remèdes jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m’a paru que la véritable cause est qu’il y en a de vrais, car il ne serait pas possible qu’il y en eût tant de faux et qu’on y donnât tant de créance s’il n’y en avait de véritables. Si jamais il n’y eût remède à aucun mal et que tous les maux eussent été incurables il est impossible que les hommes se fussent imaginé qu’ils en pourraient donner et encore plus que tant d’autres eussent donné créance à ceux qui se fussent vantés d’en avoir. De même si un homme se vantait d’empêcher de mourir, personne ne le croirait parce que il n’y a aucun exemple de cela. Mais comme il y a eu quantité de remèdes qui se sont trouvés véritables par la connaissance même des plus grands hommes, la créance des hommes s’est pliée par là et cela s’étant connu possible on a conclu de là que cela était, car le peuple raisonne ordinairement ainsi, une chose est possible, donc elle est. Parce que la chose ne pouvant être niée en général puisqu’il y a des effets particuliers qui sont véritables, le peuple qui ne peut pas discerner quels d’entre ces effets particuliers sont les véritables il les croit tous. De même ce qui fait qu’on croit tant de faux effets de la lune c’est qu’il y en a de vrais comme le flux de la mer.

Il en est de même des prophéties, des miracles, des divinations par les songes, des sortilèges, etc., car si de tout cela il n’y avait jamais rien eu de véritable on n’en aurait jamais rien cru et ainsi au lieu de conclure qu’il n’y a point de vrais miracles parce qu’il y en a tant de faux il faut dire au contraire qu’il y a certainement de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux et qu’il n’y en a de faux que par cette raison qu’il y en a de vrais. Il faut raisonner de la même sorte pour la religion car il ne serait pas possible que les hommes se fussent imaginé tant de fausses religions s’il n’y en avait une véritable. L’objection à cela c’est que les sauvages ont une religion, mais on répond à cela que c’est qu’ils ont ouï parler comme il paraît par le déluge, la circoncision, la croix de saint André, etc. Rapprochement indiqué par GEF XIV, p. 31. Voir aussi le fragment Laf. 735, Sel. 616, qui est lié au précédent.

Troisième point : Pascal doit montrer que cette religion est reconnaissable à des caractères qui la singularisent. Toujours suivant le fragment Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229), [...] je vois la chrétienne où je trouve des prophéties, et c’est ce que chacun ne peut pas faire. Ces trois points suffisent à établir le fait que, même si elle n’est pas la seule au monde, la religion chrétienne a quelque chose d’exceptionnel.

Un quatrième point peut être tiré du contexte des Pensées, savoir l’explication et la justification du caractère paradoxal de cette religion.

Une réponse est dessinée dans le fragment Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables. De sorte que si Dieu n’eût permis qu’une seule religion elle eût été trop reconnaissable. Mais qu’on y regarde de près on discerne bien la vraie dans cette confusion.

On retrouve ici l’appel à examiner les religions dans le détail, formulé dans le fragment Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183). Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos. Mais si vous désirez de tout votre cœur de la connaître ce n’est pas assez regardé au détail. C’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va de tout... Et cependant après une réflexion légère de cette sorte on s’amusera, etc.

Mais la clé du problème est la doctrine du Deus absconditus (Voir le dossier thématique sur le Dieu caché).

Fondement 20 (Laf. 242, Sel. 275). Que Dieu s’est voulu cacher. S’il n’y avait qu’une religion Dieu y serait bien manifeste. S’il n’y avait des martyrs qu’en notre religion de même. Dieu étant ainsi caché toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable, et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela. Vere tu es deus absconditus.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu, et de la posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui la montre avec cette évidence. Mais puisqu’elle dit au contraire, que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Écritures, Deus absconditus ; et, enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement ; et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans la négligence où ils font profession d’être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu’ils objectent à l’Église, ne fait qu’établir une des choses qu’elle soutient, sans toucher à l’autre, et établit sa doctrine, bien loin de la ruiner ? Noter qu’on retrouve dans ce dernier fragment le procédé rhétorique du oui mais mentionné plus haut.

Havet, éd. des Pensées, II, 1866, esquisse en note une interprétation différente : ce qui fait voir que la religion chrétienne est vraie, c’est qu’elle enseigne elle-même « qu’il y aura toujours des croyances contraires : oportet et haereses esse (I Cor. XI, 19) ». Cette piste est sans doute suggérée par la référence au fragment Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183) (voir plus haut).