Pensées diverses VI – Fragment n° 3 / 5 – Papier original : RO 159-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 175 p. 411-411 v° / C2 : p. 387-387 v°

Éditions savantes : Faugère I, 193, XLVII / Havet XXV.5 / Brunschvicg 160 / Tourneur p. 128-2 / Le Guern 657 / Lafuma 795 (série XXVIII) / Sellier 648

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Bibliographie

 

 

CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007.

JUNGO Dom M., Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie. Contribution à l’étude de la langue de Pascal, Bibliothèque du français moderne, D’Artrey, Paris, 1950.

LANCEL Serge, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999.

LEFEBVRE Henri, “Divertissement et aliénation humaine”, in Blaise Pascal, L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Paris, Éd. de Minuit,1956, p. 197-203.

LE GUERN Michel, “À propos de la pensée 795-940. Pascal et le tabac”, Chroniques de Port-Royal, n° 20-21, 1972, p. 146-147. Repris dans LE GUERN Michel, Études sur la vie et les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2015, p. 25-28 (avec la genèse de l’étude en note).

PLAZENET Laurence, “Sordes et trivialités dans les Pensées : pour un Pascal écrivain”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, Société des Amis de Port-Royal, 2013, p. 83-99.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 154-155.

SELLIER Philippe, “Imaginaire et rhétorique”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 141-164.

 

 

Éclaircissements

 

L’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme aussi bien que la besogne,

 

Les éditeurs de 1670 barrent tout ce premier paragraphe d’un trait fort net, certainement en raison de son apparent manque de bienséance. Le reste du texte n’est pas passé non plus dans l’édition de 1670.

Marie Pérouse aurait pu classer le passage parmi les « cas de formulations malséantes », dans L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 394 sq.

L’éternuement a été écrit, puis barré, puis réécrit au-dessus du premier mot.

L’éternuement qu’on se procure : voir Le Guern Michel, “À propos de la pensée 795-940. Pascal et le tabac”, Chroniques de Port-Royal, n° 20-21, 1972, p. 146-147 ; repris dans Études sur la vie et les Pensées de Pascal, p. 25-28. L’éternuement en question est celui qu’occasionne la prise de tabac. C’est une réaction purement mécanique dans laquelle le corps domine l’esprit. Mais ce n’est pas pour éternuer que l’on prise. Par conséquent l’éternuement ne peut pas être invoqué comme une preuve de faiblesse, comme c’est le cas dans la besogne, où c’est précisément le plaisir que l’on recherche pour lui-même. Voir p. 25, la note qui rapporte la genèse de cette étude.

Bluche François (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, art. Tabac (art. de M. Vigier), p. 1496-1497.Le tabac est, dès la fin du XVIe siècle, un médicament avant de devenir une habitude. Le peuple fume, alors que les gens du monde préfèrent priser des « poudres savamment concoctées », et « l’art de la tabatière définissait même une nouvelle forme de civilité ».

Gondolff E., Le tabac sous l’ancienne monarchie, La ferme royale, 1629-1791, Vesoul, 1914.

Neander Jean, Traité du tabac, Lyon, Barthelemy Vincent, 1626.

Voir la note de Molière, Œuvres complètes, II, éd. Couton, Pléiade, p. 1300. « La poudre fait promptement éternuer ; il faut remarquer en passant que l’éternuement profite grandement à un cerveau plein de vapeurs, repurgeant les humeurs crasses des ventricules du cerveau et aidant grandement à cracher les vapeurs épaisses » : p. 95.

Furetière indique que « les vertus du tabac » en font un « des premiers remèdes narcotiques ». Il a des effets variés et contraires, « qui sont d’échauffer et de rafraîchir, de provoquer et de chasser le sommeil, de donner l’appétit et de l’ôter ». « On prend du tabac en poudre par le nez, en masticatoire en le mâchant dans la bouche, et en fumée par le moyen d’une pipe. Ceux qui prennent du tabac par excès sont sujets à perdre l’odorat. Celui qu’on prend en fumée gâte le cerveau, et rend le crâne noir ».

Voir Thirouin Laurent, “Tabacologie de Dom Juan”, in Liberté de conscience et arts de penser (XVIe-XVIIIe siècle). Mélanges en l’honneur d’Antony McKenna, p. 327-341. Mise au point claire sur les faits et le statut du tabac au XVIIe siècle. Le tabac ne fait à l’époque l’objet d’aucune interdiction civile ou religieuse.

Besogne : l’acte sexuel. Voir Furetière sur le verbe besogner : « travailler, faire sa besogne. Ce mot est vieux, quoiqu’il ait été employé par Amyot évêque d’Auxerre dans ses Vies de Plutarque en un sens qui passe maintenant pour obscène, Besogne bien ta jeune Chelonide, etc. ».

Montaigne, Essais, III, 5, Sur des vers de Virgile, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 921. « Le sommeil suffoque et supprime les facultés de notre âme ; la besogne les absorbe et dissipe de même ; certes c’est une marque non seulement de notre corruption originelle, mais aussi de notre vanité et déformité ».

Charron Pierre, De la sagesse, éd. Duval, Livre I, ch. XXIII. Voir éd. Negroni, Livre I, ch. XXII, De l’amour charnel, Paris, Fayard, p. 173 sq. C’est un amour honteux. Mais d’autres choses se remuent en nous qui ne sont ni vicieuses, ni honteuses : pouls, artères, cerveau, ventre... « Et sont leurs compressions et dilatations outre et souvent contre notre avis et volonté, témoin les éternuements, bâillements, saignées, larmes, hoquets et fluxions, qui ne sont de notre liberté ». L’esprit oublie, se souvient, croit, etc. « Est-ce qu’en cela se montre plus au vrai la pauvreté et faiblesse humaine ? » La cause de cette honte n’étant donc pas en la nature, « elle est donc artificielle ». C’est peut-être augmenter le « prix » de la « besogne et en faire venir davantage l’envie » que de maintenir ses actions cachées. Prise en soi l’action n’est ni honteuse ni vicieuse ; « mais ce qui la fait tant décrier est que très rarement y est gardée modération » ; qu’on y emploie de mauvais moyens, pires que « l’action voluptueuse ». Les bêtes sont « nettes de tout ce tracas » ; mais « l’art humain » en « fait un grand guare-guare ». Lafuma, dans les Notes de l’Édition du Luxembourg, pense que Pascal a composé le présent texte après avoir lu le chapitre de Charron.

Jungo Dom M., Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie. Contribution à l’étude de la langue de Pascal, p. 75 sq. Le recours à un vocabulaire vulgaire, exclu dans les Provinciales, porte la marque de Montaigne dans les Pensées. Contre les circonlocutions du langage mondain, Pascal recourt souvent au mot technique et quelquefois rare.

Plazenet Laurence, “Sordes et trivialités dans les Pensées : pour un Pascal écrivain”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, Société des Amis de Port-Royal, 2013, p. 93-94. NB : sordes, latin pour ordure, saleté.

 

mais on n’en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l’homme, parce que c’est contre son gré et, quoiqu’on se le procure, néanmoins c’est contre son gré qu’on se le procure. Ce n’est pas en vue de la chose même, c’est pour une autre fin. Et ainsi ce n’est pas une marque de la faiblesse de l’homme et de sa servitude sous cette action.

 

Ce texte s’inscrit dans une argumentation qui tend à contester la grandeur de l’homme. Il faut renvoyer à un fragment tel que Grandeur 12 (Laf. 116, Sel. 148) : Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur. Misères d’un roi dépossédé.

Voir sur l’horreur de la servitude chez Pascal, Sellier Philippe, “Imaginaire et rhétorique”, in Essais sur l’imaginaire classique, p. 141-164, notamment p. 144 sq.

Faiblesse : voir sur cette notion le commentaire de Raisons des effets 15 (Laf. 96, Sel. 130).

Pascal ne compare pas deux plaisirs (le plaisir de l’acte sexuel et celui que procure le tabac), mais un plaisir (la besogne) et une réaction pénible : l’éternuement que procure la prise de tabac qui, comme l’observe M. Le Guern, peut être douloureux, « lorsque la prise est trop forte » (op. cit., p. 27). L’éternuement ne prouve pas la faiblesse humaine, parce que ce n’est qu’un effet second de la prise du tabac, qui n’est pas recherché pour lui-même. En revanche, le plaisir sexuel est marque de faiblesse parce que la volonté s’y porte principalement et se soumet à ses nécessités.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 154-155. L’amour physique, selon Pascal, est humiliant parce qu’il asservit l’homme. La corruption empêche celui-ci d’user de cette union : il se soumet au plaisir, et n’en use pas (uti), contrairement au cas où il parvient à user de la souffrance pour autre chose qu’elle-même (par exemple dans une opération chirurgicale). Saint Augustin déjà dénonce l’ivresse de l’amour physique comme un mal né de la chute, qui empêche l’homme de demeurer maître de lui-même.

Lancel Serge, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 594 sq. Selon Augustin, l’acte sexuel submerge l’âme et oblitère toutes ses fonctions. De toutes les passions humaines, la libido est la seule qui puisse anéantir la vigilance de la pensée. En transgressant l’interdit divin, Adam et Ève se sont laissés envahir par une autre loi opposée à leur esprit. En poena reciproca de leur désobéissance, leur chair à son tour désobéissante s’est soulevée d’une vie propre.

Saint Augustin, Œuvres, t. 23, Premières polémiques contre Julien, Desclée de Brouwer, Paris, 1974, p. 671 sq. Saint Augustin note que le mouvement des membres génitaux échappe à tout commandement de la volonté ; voir De nuptiis et concupiscentia, XIV, XX. Augustin voit dans cette perte de contrôle l’effet de l’autonomie capricieuse de la concupiscence ; c’est elle seule en effet, et non la volonté qui commande aux organes destinés à transmettre la vie ; c’est en cela que la libido a un avantage sur les autres passions : elle peut résister à la volonté. L’homme perd le contrôle de soi, ce qui est pour lui un sujet de honte : p. 673. Dans les autres passions, si l’âme se laisse entraîner, elle est vaincue par elle-même et dans sa défaite elle est son propre vainqueur, la volonté gardant le pouvoir de commander aux membres du corps par les mouvements desquels les passions s’extériorisent et atteignent leur but : voir XIV, XIX.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 154-155. Le cas de la douleur : l’homme ne choisit pas la douleur de lui-même ; s’il la choisit, pour une opération chirurgicale, par mortification ou même par acceptation, c’est pour une autre fin, ce qui veut dire que l’homme sain d’esprit ne jouit pas de la douleur, il voit plus loin qu’elle. Le jugement de Pascal sur l’amour physique est typiquement augustinien. L’amour physique est humiliant parce qu’il asservit ; l’être humain ne sait pas user de cette union à cause de sa chute.

Et ainsi ce n’est pas une marque de la faiblesse de l’homme et de sa servitude sous cette action : cette conclusion partielle est une addition. Une barre à gauche avait été tracée d’abord. Une autre a été ajoutée ensuite.

Ne pas manquer les brèves lignes pleines d’indignation vertueuse que Henri Lefebvre consacre à ce « très étrange et très pénible fragment, plein de « brutalité » et de « crudité », et à cette « singulière manière de traiter l’acte d’amour », in “Divertissement et aliénation humaine”, in Blaise Pascal, L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Paris, Éd. de Minuit,1956, p. 197-203, voir p. 200-201.

 

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Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, et il lui est honteux de succomber sous le plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d’ailleurs et que nous recherchons le plaisir. Car on peut rechercher la douleur et y succomber à dessein sans ce genre de bassesse. D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il lui est honteux de succomber sous l’effort du plaisir ? C’est que ce n’est pas la douleur qui nous tente et nous attire. C’est nous‑mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous, de sorte que nous sommes maîtres de la chose et, en cela c’est l’homme qui succombe à soi-même. Mais dans le plaisir, c’est l’homme qui succombe au plaisir.

 

D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il lui est honteux de succomber sous l’effort du plaisir ? est une addition dans la marge de gauche, appelée par un signe de renvoi après le mot bassesse. L’énoncé de la question a donc été mis au point dans un second temps de la rédaction.

La position de Pascal est complexe.

On pense en général que la douleur vient de ce qui ne dépend pas de nous, d’une pression qui peut dépasser notre volonté sans qu’on y consente, et ne peut pas être imputée à notre responsabilité. On croit aussi qu’en revanche, la recherche du plaisir vient de nous. Il ne serait donc pas honteux d’être soumis à la douleur venue de l’extérieur, mais la recherche du plaisir, qui est de notre responsabilité, peut par conséquent nous être reprochée.

Pascal demeure d’accord avec la thèse qu’il discute sur le fait que la recherche du plaisir enferme quelque chose d’avilissant, et qu’en revanche, succomber sous la douleur ne doit susciter en l’homme aucune honte. Mais il n’accepte pas la raison qui en est alléguée.

Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d’ailleurs et que nous recherchons le plaisir : à la cause ordinairement alléguée, qui repose sur la différence entre l’intérieur et l’extérieur, Pascal oppose une autre raison, qui repose sur la distinction de l’uti (user de) et du frui (jouir de). Sur cette distinction, voir le commentaire du fragment Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). Voir aussi Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1442 sq., et Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 152 sq.

Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 154-155. Le cas de la douleur : l’homme ne choisit pas la douleur pour elle-même ; s’il la choisit, pour une opération chirurgicale, par mortification ou même par acceptation, c’est pour une autre fin qu’elle, ce qui veut dire que l’homme sain d’esprit ne jouit (frui) pas de la douleur, il voit plus loin qu’elle et s’en sert (uti) pour les fins qu’impose sa volonté.

En revanche, dans l’acte sexuel et la libido sentiendi en général (voir le dossier thématique sur la concupiscence), l’homme soumet sa volonté à l’attrait du plaisir. L’amour physique est humiliant parce qu’il asservit l’homme ; celui-ci ne sait pas user de cette union (par exemple pour engendrer des enfants) à cause de sa chute.

Le jugement de Pascal sur l’amour physique est typiquement augustinien.

Et en cela c’est l’homme qui succombe à soi-même. Mais dans le plaisir c’est l’homme qui succombe au plaisir : voir saint Augustin, Œuvres, t. 23, Premières polémiques contre Julien, Bibliothèque augustinienne, 23, Desclée de Brouwer, 1974, p. 673, qui renvoie à De nuptiis et concupiscentia, XIV, XXIII et XIX. Dans les passions autres que la libido, l’âme est vaincue par elle-même, « ipse se vincit » ; Pascal transfère donc à la douleur ce que saint Augustin dit des passions autres que la libido. Dans le plaisir, il n’y a pas cette volonté de se soumettre ; la soumission se fait par le mouvement naturel de la concupiscence, qui balaie la volonté.

Carraud Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, p. 230. Sens du verbe dominer, pour ce qui touche les passions.

 

Or il n’y a que la maîtrise et l’empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse honte.

 

Comme c’est souvent le cas chez Pascal, le principe fondamental vient à la fin du texte. La formule est bien dans l’esprit du fragment sur les trois ordres.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 154-155, souligne que ce passage traduit la « hantise de l’esclavage » qui éclate dans toute l’œuvre de Pascal.

Carraud Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, p. 230. Sens du verbe dominer, pour ce qui touche les passions.

Beaucoup plus que l’éternuement et la besogne, qui intriguent immédiatement le lecteur, c’est cette conclusion qui résume la signification du fragment.