Miracles III – Fragment n° 9 / 11 – Papier original : RO 447-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 196 p. 465 à 467 / C2 : p. 264 à 266
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 244 /
1678 n° 14 p. 236
Éditions savantes : Faugère I, 282, XLVII et I, 284, LII (doublon) ; II, 179, IV ; II, 99, XXIII ; I, 260, XXXIX ; II, 234, XXVII ; I, 272, XXII ; I, 279, XLIII / Havet XXIII.28 ; XXIV.15 bis ; XXV.34, 75 ; XXIV.46 ter ; XXIII.44 ; Prov. 447 p. 292 / Brunschvicg 844, 285, 390, 533, 887, 933 / Tourneur p. 158-3 / Le Guern 705 / Lafuma 894 à 900 (série XXXIV, notée XXXIII par erreur) / Sellier 448
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Bibliographie ✍
ADAM Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, I, Parid, Del Duca, 1962. DEMERSON G. et G., DOMPNIER B., et REGOND A. (dir .), Les Jésuites parmi les hommes aux XVIe et XVIIe siècles, Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres, 1987. DESCOTES Maurice, Les grands rôles du théâtre de Corneille, Paris, Presses Universitaires de France, 1962. DUCHÊNE Roger, L’imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, Université de Provence, 1985. FERREYROLLES Gérard, Blaise Pascal. Les Provinciales, Paris, Presses Universitaires de France,1984. HERLAND Louis, Horace, ou la naissance de l’homme, Paris, Éditions de minuit, 1952. MAYNARD Ulysse, Les Provinciales et leur réfutation, Firmin Didot, Paris, 1851. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Pairs, SEDES, 1993. NICOLE Pierre, Traité de la comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. L. Thirouin, Paris, Champion, 1998. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010. THIROUIN Laurent, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997. |
✧ Éclaircissements
Les trois marques de la religion : la perpétuité, la bonne vie, les miracles. Ils détruisent la perpétuité par la probabilité, la bonne vie par leur morale, les miracles en détruisant ou leur vérité, ou leur conséquence.
Ils détruisent la perpétuité par la probabilité : la doctrine des probabilités permet d’accréditer des maximes qui, dépendant de la fantaisie des casuistes, sont non seulement toutes nouvelles, mais multiplient à mesure que chaque casuiste veut se montrer plus habile et plus inventif que les autres. La casuistique, telle du moins qu’elle est pratiquée et défendue par les jésuites, détruit la perpétuité à la fois en particulier, en engendrant continuellement des opinions nouvelles, mais aussi fondamentalement, en détruisant la continuité qui constitue la tradition.
Pascal le dit dans les Provinciales de manière plus familière : voir Provinciales V, éd. Cognet, Garnier, p. 85. « Nos auteurs vous y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous généralement, et entre autres nos 24, in princ. Ex. 3, n. 8. Une opinion est appelée probable, lorsqu’elle est fondée sur des raisons de quelque considération. D’où il arrive quelquefois qu’un seul docteur fort grave peut rendre une opinion probable. Et en voici la raison au même lieu. Car un homme adonné particulièrement à l’étude, ne s’attacherait pas à une opinion, s’il n’y était attiré par une raison bonne et suffisante. Et ainsi, lui dis-je : un seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté. Il n’en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre cette doctrine. Quand les jansénistes l’ont voulu faire, ils y ont perdu leur temps. Elle est trop bien établie. »
L’idée est développée avec plus d’ampleur dans le premier Écrit des curés de Paris, § 4-6, éd. Cognet, in Les Provinciales, Garnier, p. 405-406.
« l’Église a toujours eu un soin particulier de conserver inviolablement les règles de sa morale, au milieu des désordres de ceux qu’elle n’a pu empêcher de les violer. Ainsi, quand on y a vu des mauvais chrétiens, on y a vu au même temps des lois saintes qui les condamnaient et les rappelaient à leur devoir ; et il ne s’était point encore trouvé, avant ces nouveaux casuistes, que personne eût entrepris dans l’Église de renverser publiquement la pureté de ses règles.
5. Cet attentat était réservé à ces derniers temps, que le Clergé de France appelle la lie et la fin des siècles, où ces nouveaux théologiens, au lieu d’accommoder la vie des hommes aux préceptes de Jésus-Christ, ont entrepris d’accommoder les préceptes et les règles de Jésus-Christ aux intérêts, aux passions et aux plaisirs des hommes. C’est par cet horrible renversement qu’on a vu ceux qui se donnent la qualité de docteurs et de théologiens substituer à la véritable morale, qui ne doit avoir pour principe que l’autorité divine, et pour fin que la charité, une morale toute humaine, qui n’a pour principe que la raison, et pour fin que la concupiscence et les passions de la nature. C’est ce qu’ils déclarent avec une hardiesse incroyable, comme on le verra en ce peu de maximes qui leur sont les plus ordinaires. Une action, disent-ils, est probable et sûre en conscience, si elle est appuyée sur une raison raisonnable, ratione rationabili, ou sur l’autorité de quelques auteurs graves, ou même d’un seul, ou si elle a pour fin un objet honnête. Et on verra ce qu’ils appellent un objet honnête par ces exemples qu’ils en donnent. Il est permis, disent-ils, de tuer celui qui nous fait quelque injure, pourvu qu’on n’ait en cela pour objet que le désir d’acquérir l’estime des hommes, ad captandam hominum aestimationem. On peut aller au lieu assigné pour se battre en duel, pourvu que ce soit dans le dessein de ne pas passer pour une poule, mais de passer pour un homme de cœur, vir et non gallina. On peut donner de l’argent pour un bénéfice, pourvu qu’on n’ait d’autre intention que l’avantage temporel qui nous en revient, et non pas d’égaler une chose temporelle à une chose spirituelle. Une femme peut se parer, quelque mal qu’il en arrive, pourvu qu’elle ne le fasse que par l’inclination naturelle qu’elle a à la vanité, ob naturalem fastus inclinationem. On peut boire et manger tout son saoul sans nécessité, pourvu que ce soit pour la seule volupté et sans nuire à sa santé, parce que l’appétit naturel peut jouir sans aucun péché des actions qui lui sont propres, licite potest appetitus naturalis suis actibus frui.
6. On voit, en ce peu de mots, l’esprit de ces casuistes, et comment, en détruisant les règles de la piété, ils font succéder au précepte de l’Écriture, qui nous oblige de rapporter toutes nos actions à Dieu, une permission brutale de les rapporter toutes à nous-mêmes : c’est-à-dire, qu’au lieu que Jésus-Christ est venu pour amortir en nous les concupiscences du vieil homme, et y faire régner la charité de l’homme nouveau, ceux-ci sont venus pour faire revivre les concupiscences et éteindre l’amour de Dieu, dont ils dispensent les hommes, et déclarent que c’est assez pourvu qu’on ne le haïsse pas. »
La bonne vie par leur morale : la bonne vie est détruite par les casuistes parce qu’ils « font succéder au précepte de l’Écriture, qui nous oblige de rapporter toutes nos actions à Dieu, une permission brutale de les rapporter toutes à nous-mêmes », Premier écrit des curés de Paris, § 6, éd. Cognet, Garnier, p. 407. Ce n’est pas seulement par quelques maximes corrompues que les casuistes nuisent aux âmes, mais parce que leur morale, qui se fonde sur l’égoïsme, détruit en bloc la recherche de Dieu et poursuit la satisfaction de l’égoïsme.
Si on les croit, l’Église n’aura que faire de perpétuité, sainteté, ni miracles.
La perpétuité est l’une des marques de la vérité de la religion de l’Église. Si on la détruit, on lui retire l’un de ses plus puissants arguments.
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Les hérétiques les nient, ou en nient la conséquence. Eux de même, mais il faudrait n’avoir point de sincérité pour les nier, ou avoir perdu le sens pour nier la conséquence.
Quels hérétiques ? Il ne s’agit sans doute pas des molinistes, car quoiqu’ils se trompent en matière théologique, ils n’ont pas été jusqu’à la séparation de l’Église ; on pense donc aux protestants. En revanche eux, sont certainement les jésuites qui, comme le P. Annat, ont mis en cause soit la réalité du miracle de la sainte Épine, soit les conséquences que l’on doit en tirer.
Mais il faudrait n’avoir point de sincérité pour les nier : dans cette clause, il s’agit bien de certains catholiques, qui ne peuvent refuser sincèrement les miracles et ce qui s’en déduit. C’est précisément le cas des jésuites.
Perdre le sens pour nier la conséquence : GEF XIV, p. 281, renvoie de façon vague à « la réponse au père Annat », sans plus de précision. Il s’agit en fait de l’ouvrage de Le Maître Antoine ou Arnauld Antoine, et Pontchâteau (?), Réponse à un écrit publié sur le sujet des miracles qu’il a plu à Dieu de faire à Port-Royal depuis quelques temps par une sainte Épine de la couronne de Notre Seigneur, Paris, fin septembre 1656, p. 2. Le passage en question éclaire le sens de celui de Pascal : « Tout ce que cet auteur dit dans cet écrit se peut rapporter à ces trois points. Le premier regarde ces guérisons extraordinaires, et la relique par laquelle Dieu les a faites. Le second est sur les conséquences qu’on en doit tirer. Et le troisième concerne la dévotion de tant de personnes pieuses qui viennent adorer Dieu dans cette Église, et y révérer cette sainte Épine ». Ce rapprochement semble donc indiquer qu’il s’agit de la vérité du miracle de la sainte Épine, et de l’interprétation qu’on doit lui donner.
Jamais on ne s’est fait martyriser pour les miracles qu’on dit avoir vus,
car [pour] ceux que les Turcs croient par tradition,
la folie des hommes va peut‑être jusqu’au martyre,
mais non pour ceux qu’on a vus.
Havet, Pensées, t. 2, article XXIV, 46 ter, p. 108, lit car ceux que les uns croient par tradition.
Havet commente : « Jamais on ne s’est fait martyriser pour les miracles qu’on dit avoir vus . Et qu’on n’a pas vus en effet, c’est ce que Pascal sous-entend. Je ne sais si cela est bien vrai, et si l’entêtement ne pourrait pas aller jusque-là. Mais c’est ce qu’il n’y a même pas lieu d’examiner au sujet des apôtres et des premiers chrétiens, qui ne se sont jamais fait martyriser pour des miracles. Il semble que Pascal se les représente qui viennent trouver les prêtres et. les magistrats pour leur dire : Je déclare, moi Pierre, ou Jacques, que Jésus est ressuscité, qu’il s’est montré tel jour, en tel lieu, à tel ou tel, avec telle et telle circonstance. Ou bien, Je déclare que Jésus a fait, de son vivant, tel et tel miracle particulier, dont voici tous les détails ; j’atteste ces faits, et je suis prêt à mourir pour en témoigner. Jamais il ne s’est rien passé de semblable. On disait seulement : Ceux-là croient que Jésus est le Messie, et ils le font croire au peuple. Et là-dessus on les emprisonnait, ou on les fouettait, ou on les tuait. Qu’on lise au livre des Actes le récit de la mort d’Étienne, le premier martyr, on verra qu’il n’articule pas un seul fait ; il ne dit pas qu’il a été témoin de ceci ou de cela, mais qu’il croit. Et pourtant ce récit, fait à distance, est probablement déjà légendaire. Il est bien vrai que martyr signifie témoin, mais on se méprend beaucoup sur la valeur de ce mot. Les martyrs témoignent que Jésus est le fils de Dieu, ils ne témoignent pas qu’il se soit fait ici ou là un miracle dont on puisse dresser procès-verbal ».
Sur les miracles attribués à Mahomet, Pascal trouvait une allusion dans Grotius, De veritate religionis christianae, Livre VI, § V, à propos de la comparaison avec le Christ : « Quelques-uns néanmoins de ses disciples ont prétendu qu’il en avait fait. Mais c’étaient, ou des choses que l’art seul pouvait produire, comme ce qu’ils disent d’un pigeon qui volait à son oreille ; ou des choses dont ils ne citent aucuns témoins, par exemple, qu’un chameau lui parlait de nuit ; ou qui, enfin, sont si absurdes qu’il ne faut que les proposer pour en faire voir l’extravagance, comme ce que les mêmes auteurs rapportent, qu’une grande partie de la Lune étant tombée dans sa manche, il la renvoya au ciel pour rendre à cet astre la rondeur qu’il avait perdue. » On invoque aussi des anecdotes comme celle du complice que Mahomet aurait fait descendre dans un puits pour lui faire prononcer de façon miraculeuse en apparence des paroles à l’éloge de Mahomet, après quoi ce dernier fit combler le puits pour éviter que son acolyte ne se montre par la suite trop bavard.
GEF XIV, p. 281, n. 5, sur mais non pour ceux qu’on a vus, donne le commentaire suivant : « et qui seraient de faux miracles. Le martyre est la preuve de la sincérité ». Les auteurs ajoutent une allusion de Voltaire à un mot de Carré de Montgeron, « qu’il faut croire aux témoins qui se font égorger pour soutenir leur témoignage ».
On reconnaît là un écho de la formule de Pascal, Laf. 822, Sel. 663, Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger, fragment tiré de l’édition de Port-Royal, sous la forme : « Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger ».
Il ressort de ces commentaires que la source de ce passage est actuellement inconnue. Il s’agit principalement, comme le souligne la première phrase de Havet, de savoir d’où Pascal tire l’affirmation de fait qui ouvre le passage.
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La religion est proportionnée à toutes sortes d’esprits. Les premiers s’arrêtent au seul établissement, et cette religion est telle que son seul établissement est suffisant pour en prouver la vérité. Les autres vont jusqu’aux apôtres. Les plus instruits vont jusqu’au commencement du monde. Les anges la voient encore mieux et de plus loin.
Pascal procède ici à un mouvement inverse de celui du fragment Misère 14 (Laf. 65, Sel. 99). Diversité. La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera-ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ? Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne.
Alors que dans ce fragment, le point de vue se rapproche de la campagne, de la ville, puis des choses qui s’y trouvent, le champ dans le présent passage va s’élargissant à mesure que l’on s’éloigne.
Seul établissement : entendre la manière dont la religion chrétienne a pris naissance dans le monde, et s’est développée jusqu’à l’époque de Pascal. Cette intelligence de l’établissement ne doit pas être minimisée : elle enferme les prophéties, les miracles, l’histoire du peuple juif, et le développement du christianisme au sein de l’empire romain, puis dans le monde entier. Les premiers, dans ce passage, désigne les esprits doués du sens historique. Ce n’est pas une voie extrêmement spirituelle, mais la lecture d’un ouvrage comme le Discours sur l’histoire universelle peut être une voie d’entrée dans la religion.
Voir par exemple le livre de Béatrice Guion, Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique à l’âge classique, Paris, Champion, 2008.
Les autres vont jusqu’aux apôtres : ce point de vue sur l’histoire du monde est plus compréhensif que le premier, car il enferme l’enseignement spirituel des apôtres et du Christ, et le sens spirituel des événements que présente l’histoire de l’ère chrétienne.
Les plus instruits vont jusqu’au commencement du monde : le point de vue sur l’histoire devient plus large, dans la mesure où il enferme alors le mystère de la création.
Les anges la voient encore mieux et de plus loin : avec les anges, on sort de l’humanité. Les anges sont des créatures purement spirituelles. Sur leur situation et leur rôle dans l’ensemble du monde, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 288 sq. Les anges n’ont pas une connaissance infinie et ne sont pas omniscients. La connaissance sensible ne peut leur appartenir, puisqu’ils sont incorporels. Ils ne connaissent pas par exemple ce qui se passe dans « les reins et les cœurs » des hommes. La nature des anges s’élève à la surnature, qui les place dans le voisinage immédiat de Dieu : ils se tiennent devant sa face, et reçoivent ses ordres : p. 293.
Il en résulte que, comme le dit Pascal, leur vue est plus large et plus profonde, enveloppant les deux mondes, naturel et surnaturel.
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Mon Dieu que ce sont de sots discours. Dieu aurait-il fait le monde pour le damner ? Demanderait‑il tant de gens si faibles ? etc. Pyrrhonisme est le remède à ce mal et rabattra cette vanité.
Pyrrhonisme est le remède à ce mal et rabattra cette vanité : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, 1993, p. 136. Ce passage souligne la signification ironique du scepticisme : il fait assister au spectacle de la raison se détruisant elle-même.
Écho de ce passage de l’Entretien avec M. de Sacy, éd. J. Mesnard et P. Mengotti, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 117-118 : « Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme, qui, de la société avec Dieu, où il s’élevait par les maximes [de sa faible raison], le précipite dans la nature des bêtes. »
Voir Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 469. « Le moyen que je prends pour rabattre cette frénésie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil, et l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité, et dénéantise de l’homme : leur arracher des points, les chétives armes de leur raison : leur faire baisser la tête et mordre la terre, sous l’autorité et révérence de la majesté divine. »
Dieu aurait-il fait le monde pour le damner ? Demanderait-il tant de gens si faibles ? : GEF XIV, p. 298, propose le commentaire suivant : Pascal « vise ici les plus fortes objections qu’on puisse faire, du point de vue rationaliste, au christianisme et surtout au jansénisme. Dieu est-il juste quand il destine tant de créatures à la damnation alors qu’il leur a refusé la force nécessaire au salut ? Mais juger de la justice de Dieu, c’est supposer qu’on possède une définition de la justice absolue ; voilà la vanité que rabat le pyrrhonisme ; le pyrrhonisme empêche l’homme de se soulever contre Dieu ».
On préférerait à cette reconstitution une source précise pour ces deux objections.
Havet, dans son édition des Pensées, XXV, 34 et commentaire p. 214, s’en prend à la manière de raisonner de Pascal : « la vanité de prétendre avoir des idées assez claires et assez sûres de ce qu’il était juste ou convenable que Dieu fît » sert à Pascal comme à Montaigne dans la défense de la religion. « Mais que faisait Pascal de son pyrrhonisme, quand il disait : « Dieu doit aux hommes… Il est impossible par le devoir de Dieu, etc. [...] Il s’appuyait alors sur cette ferme base des idées morales, et ne croyait pas faire un sot discours. C’est qu’alors il avait intérêt à raisonner, et maintenant il a intérêt à échapper au raisonnement » : p. 214.
En fait, Pascal n’a pas tort d’estimer les objections qu’il mentionne pour des instances mal venues, dans la mesure où il doit estimer que ces deux objections tombent à côté du problème.
Il faut se reporter aux Écrits sur la grâce, III, Traité de la prédestination, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792-799. L’objection Dieu aurait-il fait le monde pour le damner ne peut toucher que le calvinisme, qui pose que « les hommes sont sauvés ou damnés, suivant qu’il a plu de les choisir dans Adam au point de leur création, et qu’il a plu à Dieu de les incliner ou au bien ou au mal pour sa gloire. Tous les hommes étant également innocents de leur part, lorsque Dieu les a discernés » : § 32, p. 799. La doctrine augustinienne, telle que Pascal la présente dans cet opuscule, distingue deux temps, avant et après le péché originel, auxquels répondent deux volontés différentes de Dieu à l’égard de l’homme : avant le péché, Dieu a donné à Adam une grâce suffisante « pour accomplir les préceptes et demeurer dans la justice » ; en revanche, après le péché d’Adam, qui est librement « digne de mort éternelle, pour punition de sa rébellion », et désormais soumis à la concupiscence, a pourtant bénéficié de la miséricorde de Dieu, qui a accordé sa grâce à « un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes les sortes » : § 2-17, p. 792-796. Il n’y a donc pas de sens, dans l’esprit de Pascal, à dire que Dieu a fait le monde pour le damner.
Il en va de même pour la seconde objection : Dieu ne demande pas des hommes faibles ; il accorde au contraire aux élus la grâce efficace qui leur rend la force d’échapper à la concupiscence.
Il faut remarquer que si Brunschvicg a sans doute raison de considérer ces objections comme visant le christianisme, et spécialement l’augustinisme et le jansénisme, il n’est pas évident qu’elles soient émises par des rationalistes, dans la mesure où elles n’ont pas de caractère particulièrement rationnel. On pourrait plutôt attribuer ces propositions à des esprits forts. Ces deux objections pourraient être formulées par des molinistes, pour attaquer la doctrine de la prédestination et de la grâce.
On pourrait plutôt rapprocher ces deux objections de certains passages des Quatrains du déiste ; voir par exemple les versets 57-59 dans Les libertins au XVIIe siècle, éd. Antoine Adam, Paris, Buchet / Chastel, 1964, p. 99-100 :
« 57. Dieu peut-il condamner ceux lesquels il conduit
En tous leurs mouvements sans s’accuser lui-même ?
Saurait-on imposer quelque justice en lui
Sans lui en concevoir une malice extrême ?
58. Pourrait-il de nos maux sa justice exalter
Et de notre misère enrichir son essence ?
Saurait-on faire pis que de lui adapter
L’office de bourreau pour venger nos offenses ?
59. Il n’est pas moins mauvais de nier simplement
Une divinité que de la croire telle
Qu’elle tire de l’heur et du contentement
À nous faire souffrir une peine immortelle ».
Le procédé de ces Quatrains consiste à montrer que la doctrine du Dieu chrétien conduit toujours à des absurdités ou à des impossibilités.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 272. Rapport avec le thème O altitudo qu’évoque saint Augustin, Serm. 26, de verbis Apostoli 11, 12 n. 13.
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Comminuentes cor. Saint Paul : voilà le caractère chrétien.
Comminuo, ere : mettre en pièces, briser, affaiblir, réduire à l’impuissance.
La référence à Saint Paul, Épître aux Romains, XII, 16, proposée par l’édition GEF, ne paraît pas correspondre à cette expression.
La référence aux Psaumes, 51 (50), 19, « Un cœur contrit et humilié », n’est pas non plus adaptée.
Philippe Sellier a identifié la véritable source, savoir Actes des Apôtres, XXI, 13. À ceux qui tentent de le retenir, saint Paul dit : « Tunc respondit Paulus et dixit : Quid facitis flentes, et affligentes cor meum. Ego enim non solum alligari, sed et mori in Jerusalem paratus sum, propter nomen Domini Jesus ».
Tr. de Port-Royal : « Mais Paul répondit : Que faites-vous de pleurer ainsi, et de m’attendrir le cœur ? Je vous déclare que je suis tout prêt de souffrir à Jérusalem non seulement la prison, mais la mort même, pour le nom du Seigneur Jésus ».
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 190. Arias Montanus, dans sa traduction des Actes, remplace affligentes cor meum par comminuentes cor meum. La traduction d’Arias Montanus est dans la polyglotte de Vatable. Cette référence a le triple intérêt d’être littérale, associée à saint Paul, et de correspondre aussi à la référence à Corneille.
On traduirait familièrement le sens de cette expression Comminuentes cor par casser le moral.
On peut se demander en quoi cette expression représente le caractère chrétien. Il est peu vraisemblable qu’il s’agisse des pleurs des amis de saint Paul. Le refus de ce dernier de céder aux larmes, alors qu’il doit exercer son apostolat à Jérusalem répond mieux à ce caractère.
« Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. » Corneille : voilà le caractère inhumain. Le caractère humain est le contraire.
Le mot de caractère est proche du sens du mot marque, que Pascal emploie souvent à propos de la religion chrétienne. Cependant caractère insiste sur l’aspect unique et reconnaissable de la marque.
Caractère : ce qui résulte de plusieurs marques particulières, qui distingue tellement une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnaître aisément. Celui qui s’accoutume à dire des plaisanteries a un mauvais caractère d’esprit, dit M. Pascal. Il n’y a point de passion qui n’ait son caractère particulier, toutes les nations ont aussi chacune leur caractère, soit par leurs vertus, soit par leurs vice (Furetière). Pascal emploie fréquemment ce terme en ce sens, avec des nuances subtiles :
Vanité 13 (Laf. 25, Sel. 59). La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leur personne d’avec leur suite qu’on y voit d’ordinaire jointe. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle. Et de là viennent ces mots : Le caractère de la divinité est empreint sur son visage, etc.
Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Imagination. C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse elle ne donne aucune marque de sa qualité marquant du même caractère le vrai et le faux.
Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Les gens de cette sorte sont académistes, écoliers, et c’est le plus méchant caractère d’hommes que je connaisse. (texte barré verticalement).
Preuves par les Juifs VI (Laf. 471, Sel. 708). Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme, et une nature corrompue.
Laf. 670, Sel. 549. Diseur de bons mots, mauvais caractère.
Voir Miracles III (Laf. 866, Sel. 440), sur le terme caractère.
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. Corneille : ce sont les paroles que Horace adresse à Curiace au moment où l’on leur annonce qu’ils vont devoir combattre l’un contre l’autre.
Ce passage comporte un décalage par rapport au précédent : il ne s’agit plus du caractère chrétien, mais des caractères humain et inhumain. Dans l’épisode de Horace en question, on reconnaît comme dans le passage des Actes deux attitudes contraires par rapport au danger de mort, celle de Curiace qui s’attendrit et se lamente à la vue de la nécessité de combattre, et celle de son beau-frère qui affiche fermement sa soumission au devoir patriotique. Pascal passe donc de l’obéissance religieuse de saint Paul à une observation morale limitée à la réalité naturelle.
Adam Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, I, Paris, Del Duca, 1962, p. 526. Sur l’épouvante causée chez « des générations de critiques » par cette déclaration de Horace.
Le commentaire de Pascal est symptomatique de la manière dont la pièce était comprise à l’époque de Pascal, le rôle de Horace et sa signification. Horace, en déclarant à Curiace qu’il le traitera désormais en ennemi inconnu, semble vouloir ruiner d’avance le courage de son beau-frère, avant un combat où il jouera sa vie. Le rôle ainsi compris fait de Horace un guerrier qui ne s’embarrasse guère de sentiments délicats. Francisque Sarcey, dans l’article qu’il consacre à Horace dans Quarante ans de théâtre, Paris, Bibliothèque des Annales, 1900, p. 16-23, le décrit comme « un patriote enragé, un soldat farouche et brutal, poussant, comme tous les êtres bornés, les deux ou trois idées qui lui sont entrées dans la cervelle, jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences, avec une impétuosité aveugle, plein de jactance et de sottise, sans ménagements pour personne, un héros antique dans la peau d’un soudard féroce et épais » : p. 20. Voir sur la manière dont le rôle de Horace est tenu par les comédiens Descotes Maurice, Les grands rôles du théâtre de Corneille, p. 128-135.
Un commentateur comme Louis Herland, dans son étude Horace, ou la naissance de l’homme, p. 127, interprète le sens du discours de Horace de manière diamétralement opposée à celle de Pascal, non pas comme l’expression de la brutalité du soldat romain qui sacrifie tout, jusqu’à ses parents, à la volonté de faire triompher sa cité, mais comme l’effet de son amitié pour Curiace : en affectant de résister à tout sentiment de faiblesse, en imaginant même que les dieux veulent les éprouver parce qu’ils sont des personnalités exceptionnelles, Horace, qui voit son beau-frère, pour lequel il dit clairement qu’en d’autres circonstances il donnerait sa vie, se laisse aller à l’apitoiement sur son propre sort en un moment où il devrait réunir toute son énergie avant un combat mortel, fait preuve d’un sentiment humain, et même fraternel à l’égard de Curiace.
Manifestement, Pascal, qui connaît bien le théâtre de Corneille, tendrait plutôt à imaginer Horace comme un héros inhumain.
On sait que Nicole ne se montre pas très favorable à la manière dont le théâtre, et surtout celui de Corneille qu’il prend pour cible, présente les passions humaines, surtout dans leur forme héroïque. Voir sur ce sujet le recueil publié par L. Thirouin, Nicole Pierre, Traité de la comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, Paris, Champion, 1998. Voir aussi, sur la réaction de Port-Royal au théâtre de Corneille, Thirouin Laurent, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997, p. 202 sq.
Pascal n’a pas transcrit fidèlement l’original de Corneille : il écrit nommés (nommez) au lieu de nommé. La leçon nommés est-elle volontaire ? Il est clair que Pascal ne se soucie pas de la situation dramatique exacte de Horace et de Curiace dans la tragédie. C’est le caractère abstrait de la formule qu’il note parce qu’elle exprime une disposition morale typique. De ce point de vue, le pluriel nommés peut être considéré comme une manière de suggérer que le personnage en veut à plusieurs hommes, peut-être même à tous. Pascal a procédé de même avec une autre pièce de Corneille, Le Cid, qu’il cite sans référence dans Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) pour caractériser, là aussi, une disposition morale : Ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. Le cas de don Gormas furieux qu’on lui ait refusé la charge de précepteur du prince, et de Don Diègue qui se désespère d’avoir été giflé, est immédiatement reconnaissable. Cependant, quoique Pascal cherche plutôt à caractériser une attitude qu’à évoquer la pièce de Corneille, la référence lui est utile, car l’application que le lecteur cultivé fait immédiatement engendre un début de persuasion.
Comme il est difficile de discerner, il paraît préférable de conserver le singulier nommé, qui est fidèle au texte de Corneille.
Les jansénistes ressemblent aux hérétiques par la réformation des mœurs,
mais vous leur ressemblez en mal.
Les hérétiques : en l’occurrence il s’agit des calvinistes.
Par réformation des mœurs, on pourrait entendre ce que nous appelons aujourd’hui rigorisme. Port-Royal a la réputation de préconiser une morale plus austère que les catholiques de leur temps.
Sur le sens de ce terme, voir Durand Jean-Dominique et Prudhomme Claude, Le monde du catholicisme, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 1132-1133. Système de théologie morale contre le probabilisme donnant la priorité à la loi pour former une conscience certaine avant l’action et en invitant à suivre, en cas de doute, l’opinion la plus probable.
Gay Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011. ✍
Quantin Jean-Louis, Le rigorisme chrétien, Paris, Cerf, 2001. ✍
Mayeur J.-M., C. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Venard, Histoire du christianisme, 9, L’âge de raison (1620-1750), sl, Desclée, 1997, p. 1002-1004, sur le rigorisme. ✍
Sellier Philippe, “Qu’est-ce que le jansénisme ?”, in Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 55-99. Voir p. 58 sq. La conviction dans l’opinion que jansénisme signifie rigorisme s’est développée à partir de la campagne des Provinciales. En fait, le rigorisme n’est pas caractéristique de Port-Royal. Il n’y a guère qu’un domaine où Port-Royal se soit montré particulièrement rigoriste, c’est la condamnation des fictions littéraires et du théâtre : p. 60. Austérité et dépouillement : p. 61 sq.
Par quel côté les jansénistes ressemblent-ils aux hérétiques ? Les jésuites ont souligné qu’ils résistent à l’autorité du pape, notamment par leur refus d’admettre la condamnation des cinq propositions, et de signer le Formulaire.
La ressemblance des jésuites et des protestants calvinistes est expliquée dans les Écrits sur la grâce, particulièrement dans le Traité de la prédestination et de la grâce, troisième état, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq., qui présente en parallèle les trois doctrines de la grâce. Quoique les doctrines des calvinistes et des restes des pélagiens soient opposées en apparence, elles sont hérétiques toutes deux, et ont en commun d’ignorer la coupure introduite dans la nature de l’homme par le péché originel. Pascal concède pourtant aux molinistes qu’ils ont sur les calvinistes l’avantage de ne pas avoir rompu avec l’Église.
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Ceux qui ont écrit cela en latin parlent en français.
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Le mal ayant été fait de les mettre en français, il fallait faire le bien de les condamner.
Il s’agit des casuistes, dont les traités de théologie morale sont écrits en latin : la langue permet à leurs défenseurs de prétexter que le latin étant hors de portée du peuple, leurs ouvrages ne peuvent lui nuire ni compromettre l’ordre social. Pascal répond que les mêmes casuistes s’expriment oralement en langue vernaculaire, ce qui les rend nuisibles malgré tout.
Une note de l’édition Sellier-Ferreyrolles (Pochothèque) indique que « les maximes scandaleuses des casuistes ont été écrites en latin (la langue de l’École) ; pour les dénoncer aux simples fidèles et aux « honnêtes gens » (qui composent le monde), Pascal a dû les traduire en français, mais ce sont ces maximes qui méritent d’être condamnées, non les Provinciales ».
Les jésuites ont reproché à Pascal d’avoir transposé en langue vulgaire des textes théologiques écrits en style technique. Le P. Nouët lui reproche « l’horrible malice » de publier des décisions des casuistes sous cette forme, alors que seuls des théologiens spécialistes sont habilités à les comprendre adéquatement.
Voir sur ce thème la Première réponse, cité in GEF V, p. 114 : l’auteur expose des textes théologiques aux yeux des ignorants qui ne peuvent discerner le vrai du faux. Les femmes surtout ne sont pas habilitées à lire les traités de casuistique.
Le P. Nouët reproche à l’auteur inconnu des Petites Lettres la « malice » de publier des décisions des casuistes en langue française, et il rapproche cette méthode de celles des protestants. Voir sur ce thème la Première réponse, éd. 1658, p. 9 sq. (cité in GEF V, p. 114) : l’auteur des Provinciales expose des textes théologiques aux yeux des ignorants qui ne peuvent discerner le vrai du faux. Voir également Nouët, Impostures, VI, in Réponses aux lettres Provinciales, éd. 1658, p. 117 : « C’était une action de sagesse à saint Thomas et saint Antonin d’écrire en une langue qui n’est pas connue au peuple, ces décisions que vous appelez extravagantes : mais c’est une horrible malice à vous de les avoir publiées en des termes vulgaires ». Voir aussi la Huitième imposture, in Réponses aux lettres Provinciales, éd. 1658, p. 125. « Publier ces questions en termes familiers, mais d’en faire des risées, mais de les semer parmi le peuple, et les exposer mêmes aux yeux des femmes, je dis que c’est une action digne de châtiment, que cet écrivain n’a pu faire qu’après le plus grand ennemi et le railleur le plus impie que la France ait jamais porté », savoir le ministre Du Moulin.
L’Apologie pour les casuistes répète la thèse des jésuites qui ont reproché à Pascal de mettre en langue vernaculaire ce que les casuistes écrivaient en une langue inaccessible au peuple.
Noter que c’était le reproche que faisait Arnauld au théologal Habert dans l’Apologie de M. Jansénius de 1644, Œuvres, XVI, p. 55. Habert parlait devant des femmes et des personnes non instruites, mais surtout il parlait en chaire : nul ne pouvait répondre pour désabuser le peuple.
Le reproche se prolonge dans deux voies différentes. D’une part, le P. Nouët rapproche la manière d’écrire de Pascal de celle des protestants. Voir Imposture VIII, dans les Réponses aux Lettres Provinciales publiées par le Secrétaire du Port-Royal contre les PP. de la Compagnie de Jésus, Liège, Hovius, 1658, p. 125, où le P. Nouët fait la comparaison de cette méthode avec celle des Traditions de Du Moulin.
D’autre part, réduire la théologie morale en langue vulgaire conduit, selon le P. Nouët, à en tourner les maximes en ridicule. Voir Imposture VIII, dans les Réponses aux Lettres Provinciales publiées par le Secrétaire du Port-Royal contre les PP. de la Compagnie de Jésus, Liège, Hovius, 1658, p. 124. Publier ces questions en termes familiers, pour en faire un objet de risée, les semer parmi le peuple et les exposer même aux yeux des femmes, c’est une action digne du châtiment.
Au XIXe siècle, dans Les Provinciales et leur réfutation, Firmin Didot, Paris, 1851, 2 vol., l’abbé Maynard reprend ce reproche, p. 206. Le crime retombe sur ceux qui ont divulgué en français ce qui n’était destiné qu’aux techniciens de la morale et de la théologie : p. 206-207. « Songeons bien que les casuistes n’écrivaient que pour les confesseurs et non pour le monde, encore moins pour les plaisants ; que leurs maximes, dont il peut être facile d’abuser ne s’adressaient pas à la foule ignorante ou corrompue, mais à des hommes graves, instruits, vertueux, capables de discerner le bien du mal, le dangereux de ce qui ne l’était pas, et d’appliquer la règle suivant la nature particulière et les diverses positions de ceux qu’ils avaient à conduire. Leurs livres étaient écrits en latin, qui n’est pas la langue de la multitude ; c’étaient d’énormes in-folio inabordables à la foule légère, des œuvres à formes techniques et barbares, peu attrayantes pour la frivolité. Aussi étaient-ils renfermés dans les écoles et les bibliothèques de théologiens, sans que jamais une main profane eût songé à les ouvrir pour en répandre le secret et le prétendu venin dans le monde. Qu’a-t-on fait ? On a commencé par les traduire en langue vulgaire ; puis on en a donné la monnaie en feuilles légères qu’on a semées à profusion. On en a fait des extraits, souvent infidèles, qu’on a adressés tantôt aux boudoirs et au vice pour excuser la vanité et la débauche, tantôt à l’impiété pour exciter son vilain rire et ses sarcasmes, tantôt aux ennemis d’une Société fameuse pour nourrir contre elle des haines et des passions ; à tous, pour soulever des scandales et des tempêtes. Voudrait-on vulgariser ainsi un traité d’anatomie et de médecine ? Et ne comprend-on pas qu’il devait y avoir nécessairement dans ces livres l’analyse du cœur corrompu, de médecine morale, des détails hideux, car le mal imprime sur l’âme de l’homme aussi bien que sur son corps des stigmates fétides ; que ces détails ne devaient pas être exposés aux regards du vice et de l’impiété, qu’ils excitent, pas plus qu’aux regards de la foi et de l’innocence qu’ils inquiètent et qu’ils peuvent ternir ? Tout cela devait rester un mystère entre le confesseur et la conscience coupable. Le poison, si tant est que les casuistes en renfermassent, devait être exclusivement confié aux mains habiles et prudentes des médecins des âmes, qui l’auraient transformé en remède salutaire ».
En réalité, les polémistes jésuites chargent Pascal de ce qui revient aux casuistes eux-mêmes, qui ont été les premiers à publier des ouvrages de théologie morale en français. On peut citer plusieurs cas.
Le P. Bauny déclare explicitement qu’il écrit sa Somme des péchés en français, « pour être entendu de tout le monde ». Voir Bauny Étienne, Somme des péchés qui se commettent en tous états. De leurs conditions et qualités. En quelles occurrences ils sont mortels ou véniels, chez M. Soly, Paris, 1633. Cet ouvrage en est à sa 6e édition en 1641, ce qui témoigne que les acheteurs n’ont pas été seulement des théologiens sévères, et que le public en a aussi bénéficié.
Le Moine Pierre, La dévotion aisée, Paris, 1652. Sur cet auteur, voir Maber Richard, “Spiritualité et mondanité chez le père Le Moine”, in Demerson G. et G., Dompnier B., et Regond A. (dir .), Les Jésuites parmi les hommes aux XVIe et XVIIe siècles, Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres, 1987, p. 163-171. Le Moine à la recherche d’un juste milieu entre un rigorisme excessif et des accommodements ou des compromis trop faciles ; cela pose un problème littéraire : comment plaire aux gens du monde qui détestent les livres de dévotion, sans compromettre la foi qu’il cherche à leur inspirer ? Les artifices littéraires sont nécessaires selon lui pour réussir auprès des lecteurs mondains ; il faut éviter le pédantisme, cultiver le ton poli et galant : voir Discours de la poésie (1641) : « on souffre au caractère poétique des profusions et des dépenses, qui ne seraient pas souffertes au caractère oratoire : toutes sortes d’ornements y peuvent entrer ; il ne saurait avoir trop d’éclat, ni de façons trop curieuses et trop recherchées » : p. 164.
Dans la Xe Provinciale, Pascal fait implicitement allusion à cette objection, à propos de la manière dont le P. Sirmond disserte sur l’amour de Dieu dans La défense de la vertu, Huré, Paris, 1641 : « Mais, poursuivit-il, notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière dans son admirable livre de la Défense de la vertu, où il parle français en France, comme il dit au lecteur, discourt ainsi au 2e tr., sect. 1, pag. 12, 13, 14, etc. : Saint Thomas dit qu’on est obligé à aimer Dieu aussitôt après l’usage de raison : c’est un peu bientôt. Scotus, chaque dimanche : sur quoi fondé ? D’autres, quand on est grièvement tenté : oui, en cas qu’il n’y eût que cette voie de fuir la tentation. Sotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu : bon pour l’en remercier. D’autres, à la mort : c’est bien tard. Je ne crois pas non plus que ce soit à chaque réception de quelque sacrement : l’attrition y suffit avec la confession, si on en a la commodité. Suarez dit qu’on y est obligé en un temps : mais en quel temps ? Il vous en fait juge, et il n’en sait rien. Or ce que ce Docteur n’a pas su, je ne sais qui le sait. Et il conclut enfin qu’on n’est obligé à autre chose à la rigueur, qu’à observer les autres commandements, sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre cœur soit à lui, pourvu qu’on ne le haïsse pas. » Voir des extraits de l’original du P. Sirmond dans GEF V, p. 225-227. Le fait que le P. Sirmond parle français en France signifie qu’il est parfaitement lisible par le peuple, et que ses propositions ne sont pas accessibles aux seuls théologiens.
Barry Paul Boursier de, Le paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la mère de Dieu, aisées à pratiquer aux jours de ses fêtes et octaves, qui se rencontrent à chaque mois de l’année, Rouen 1646, 481 p. in-16 ; première édition : 1636. En 1653, il y en a déjà 14 éditions ; la 20e réimpression date de 1868, avec une introduction de Jean Darche. Voir cependant Duchêne Roger, L’imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, Université de Provence, 1985, p. 183. Pascal se moque du style du P. Barry, un auteur qui a connu un grand succès et maintes rééditions se trouve confondu et amalgamé avec ceux des traités de casuistique. Barry s’adressait au public simple, en retard sur le goût et l’esprit des élites, dans une forme désuète.
On ne peut invoquer à l’appui les écrits publiés pour répondre aux Provinciales, comme l’opuscule de Morel Andoche, Réponse générale à l’auteur des Lettres qui se publient depuis quelques temps contre la doctrine des Jésuites, par le Prieur de Sainte Foy, Prêtre théologien, Guillaume Barbier, Lyon, 1656, les réponses des pères Nouët et Annat, et encore moins l’Apologie pour les casuistes contre les calomnies des Jansénistes, Paris, déc. 1657, du P. Pirot, puisque ces ouvrages devaient répondre à Pascal dans la même langue ; mais ces ouvrages, et en particulier celui du P. Pirot, témoignent que les jésuites n’hésitaient pas au besoin à traiter de casuistique en français.
Pascal justifie ici la publication de la XIe Provinciale, et la poursuite que les curés de Paris entament auprès des autorités civiles et religieuses contre les casuistes corrompus.
Ferreyrolles Gérard, Blaise Pascal. Les Provinciales, Paris, P. U. F., 1984, aborde la question du point de vue rhétorique.
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Il y a une seule hérésie qu’on explique différemment dans l’école et dans le monde.
GEF XIV, p. 373 propose l’interprétation suivante : « C’est la thèse fondamentale des Provinciales, et qui en fait l’unité : l’hérésie de Pélage est l’aspect scolastique de l’hérésie morale des casuistes, qui est condamnée par le monde ». Le fragment ne figure pas dans Brunschvicg minor.
Note qui prête à discussion : dire que l’hérésie de Pélage a un aspect scolastique est anachronique. D’autre part, il n’est nullement évident que le monde condamne « l’hérésie morale des casuistes » ; les Provinciales suggèrent au contraire que les permissions qu’ils accordent plaisent souvent aux gens du monde.