Fragment Contrariétés n° 11 / 14 – Papier original : RO 273-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 175 p. 47 / C2 : p. 68

Éditions savantes : Faugère I, 226, CLVIII / Havet I.10 bis / Brunschvicg 396 / Tourneur p. 198-5 / Le Guern 119 / Lafuma 128 / Sellier 161

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Éclaircissements

 

 

Le sens du latin médiéval instinctus est : l’instinct ou appétit naturel sensitif est l’inclination naturelle qui suit la connaissance acquise par l’estimative. C’est la faculté par laquelle l’animal tend à s’approprier ce qui lui est utile et à repousser ce qui lui est nuisible. L’estimative (substantif) est la connaissance qui nous apprend à juger et estimer des choses dont nous pouvons approcher ; il faut qu’un ingénieur ait l’estimative bonne pour connaître de loin la longueur d’une courtine, pour avoir accoutumé longtemps son imagination à faire cette estimation, ce jugement (Furetière).

Le mot instinct n’appartient pas au vocabulaire cartésien. On ne le trouve que dans une lettre à Mersenne, dans laquelle, parlant de Herbert de Cherbury, et donne au passage sa propre notion de l’instinct (AT II, p. 599, lettre CLXXIV, du 16 octobre 1639 : « Il [Cherbury] veut qu’on suive surtout l’instinct naturel, duquel il tire toutes ses notions communes ; pour moi, je distingue deux sortes d’instincts : l’un est en nous en tant qu’hommes et est purement intellectuel ; c’est la lumière naturelle ou intuitu mentis, auquel je tiens qu’on se doit fier ; l’autre est en nous en tant qu’animaux, et est une certaine impulsion de la nature à la conservation de notre corps, à la jouissance des voluptés corporelles, etc., lequel ne doit pas toujours être suivi ».

Le sens moderne est un peu différent, mais conserve l’opposition de l’instinct à l’intelligence. Voir Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Instinct, p. 519-520. Ensemble de réactions extérieures, déterminées, héréditaires, communes à tous les individus d’une même espèce, et adaptés à un but dont l’être qui agit n’a généralement pas conscience. Autre sens : toute activité et spécialement toute activité mentale, adaptée à un but, qui entre en jeu spontanément, sans résulter de l’expérience ni de l’éducation, et sans exiger de réflexion ; se dit en ce sens d’un don même tout individuel, d’une faculté naturelle de sentir et de deviner.

 

Deux choses instruisent l’homme de toute sa nature : l’instinct et l’expérience.

 

Pascal distingue nettement instinct et expérience. Cela semble contredire les interprétations qui font de la connaissance par le cœur une forme d’expérience.

Faut-il rapprocher ce texte de Grandeur 8 (Laf. 112, Sel. 144). Instinct et raison, marques de deux natures ? Il y a une différence importante : dans Grandeur 8, l’instinct et la raison sont présentés comme des caractéristiques de la nature de l’homme. Dans le présent fragment, instinct et expérience sont présentés comme des moyens pour l’homme de connaître sa nature. Ce n’est pas la même chose.

Dans l’ordre de la connaissance, c’est le cœur qui donne à l’esprit humain ses principes, qu’il connaît par instinct, et sans intervention de la raison, qui ne peut s’exercer qu’ensuite, pour tirer des conséquences.

Commencement 5 (Laf. 155, Sel. 187) :

Cœur

Instinct

Principes.

Les connaissances fournies par l’instinct sont exposées dans le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142). Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. […] Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.

C’est par l’instinct que l’homme a une connaissance obscure et impuissante de sa première nature :       

voir A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

Laf. 633, Sel. 526. Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève.

Pascal n’entend pas seulement le mot instinct comme producteur de connaissance ; il prend aussi le mot au sens de tendance qui induit une certaine conduite. C’est une forme de l’instinct que la concupiscence qui conduit l’homme à se faire centre de tout et à se prendre pour une sorte de dieu.

Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour‑propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

Cependant aucune religion n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes.

C’est l’instinct qui pousse l’homme vers l’extérieur que naît le divertissement :

Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux‑mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : Rentrez‑vous en vous‑mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel 168). Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Pour l’expérience, le fragment Grandeur 7 (Laf. 111, Sel. 143), donne un exemple du genre de connaissance de la nature de l’homme qu’elle fournit : Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute.

C’est aussi l’expérience qui, selon Contrariétés 8 (Laf. 125, Sel. 158), nous apprend que nos principes naturels ne sont que nos principes accoutumés : Cela se voit par expérience et s’il y en a d’ineffaçables, à la coutume.

L’expérience met dans certains cas le moraliste devant des cas monstrueux qu’il ne parvient pas à assimiler : voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir un si grand nombre, que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet.

Deuxième point : quel est le sens de toute ? Deux interprétations sont possibles.

La première est que l’instinct d’une part, et l’expérience d’autre part, apportent chacun à l’homme une connaissance complète de sa nature. Cette interprétation paraît difficilement recevable, et n’est confirmée par aucun autre texte de Pascal. Mais elle a le mérite d’introduire une véritable contrariété, à partir du moment où rien n’oblige ces deux facultés à donner les mêmes renseignements sur la nature de l’homme, et qu’elles peuvent par conséquent facilement se contredire.

La deuxième interprétation est que les informations apportées par l’instinct et celles qu’apporte l’expérience sont complémentaires et ensemble suffisantes pour instruire l’homme sur la totalité de sa nature. Ce qui implique que tertia non datur : il n’y a pas de faculté troisième qui nous permette soit de faire la synthèse des deux premières, soit de vérifier les informations que ces deux premières nous apportent. Le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142) établit que le raisonnement est exclu de la connaissance par le cœur, et que l’instinct supplée au raisonnement. La troisième faculté, celle qui ne nous instruit pas de toute notre nature, serait alors la raison.

En quel sens peut-on dire que l’instinct et l’expérience instruisent l’homme de toute sa nature, à l’exclusion de toute autre ?

Instinct et expérience ont en commun de précéder le raisonnement : le cœur fournit des notions et des principes sur lesquelles la raison s’exerce ; il en va de même de l’expérience, même entendue au sens de la physique : on observe d’abord, et puis on raisonne sur ce que l’on a observé.

D’autre part, l’instinct apportant les connaissances intérieures, et l’expérience celles de l’extérieur, le sens du fragment serait alors que l’instinct et l’expérience apportent à l’homme tous les principes sur lesquels la raison se fondera pour lui faire connaître sa nature.

Cette interprétation présente l’intérêt de recouper d’autres fragments des Pensées. Ce texte développe donc en un sens la formule de Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680) : Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. Cela expliquerait pourquoi Pascal considère que les données de l’instinct et du cœur prévalent toujours sur le raisonnement.

Peut-on aller plus loin, et dire que pour Pascal, l’instinct informe l’homme sur sa grandeur et l’expérience sur sa misère ?

C’est l’interprétation que suggère l’édition Brunschvicg, GEF XIII, p. 303, n. 1 : « L’instinct semble être l’aspiration au bien, souvenir de notre perfection primitive ; l’expérience est la connaissance de notre misère et de notre chute ».Ce n’est pas impossible, si l’on suit le fragment Dossier de travail (Laf. 406, Sel. 25). Instinct, raison. Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. Ce fragment fait peut-être écho de Contrariétés 11 : l’impuissance de prouver se connaît par expérience, et l’idée de la vérité est fournie à l’homme par l’instinct. La première fait la misère de l’homme, la seconde fait sa grandeur. Le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142), qui présente les certitudes du cœur, est bien de ceux qui établissent la grandeur. En revanche, la misère est visible dans l’expérience que l’homme peut avoir du monde, soit par ses échecs en matière de bien, de juste et de vrai, soit par la manière dont l’existence se charge de frustrer les postulations de l’homme.

Le fragment Laf. 633, Sel. 526, Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève permet de préciser le sens du fragment Contrariétés 11 : ce serait, selon Pascal, l’expérience de ses impuissances qui instruit l’homme de sa misère, et un instinct irrépressible qui l’instruit de sa dignité.

La question demeure de la raison d’être de la présence et de la place de ce fragment dans la liasse Contrariétés.

Pol Ernst, Approches pascaliennes, p. 145, suggère que ce fragment « s’inscrit aussi dans la dispute entre stoïciens et épicuriens : l’homme est-il simplement « instinct », c’est-à-dire animal ? ou bien est-il surtout « expérience », c’est-à-dire raison, esprit ? » Interprétation à la fois approximative et forcée.