Fragment Philosophes n° 5 / 8 – Papier original : RO 251-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 196 p. 61-61 v° / C2 : p. 86

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 167 / 1678 n° 1 p. 164

Éditions savantes : Faugère II, 94, XI / Havet VIII.3 / Michaut 527 / Brunschvicg 464 / Tourneur p. 215-1 / Le Guern 133 / Lafuma 143 / Sellier 176

 

 

 

Philosophes.

 

Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.

Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au‑dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux‑mêmes et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : Rentrez‑vous en vous‑mêmes, vous y trouverez votre bien, on ne les croit pas. Et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.

 

 

Ce fragment établit une relation directe entre les liasses Divertissement et Philosophes. La première montrait comment les hommes se jettent à la poursuite d’objets extérieurs pour éviter de penser à eux-mêmes. Divertissement montrait que cette réaction avait des motifs bien réels, et que le conseil que certains demi-habiles donnent aux hommes de demeurer en repos dans leur chambre marquait une incompréhension profonde de leur nature. Le fragment Philosophes 5 revient sur cette idée, mais en approfondissant la nature de l’erreur que commettent les philosophes, erreur si profonde et si radicale que, sauf quelques sots qui prennent leurs injonctions pour argent comptant, nul ne les croit.

Le divertissement, qui jette les hommes au dehors, naît d’un instinct, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Pascal, d’une disposition fondamentale du cœur, qui s’impose immédiatement et comme nécessairement. Cet instinct est si profondément enraciné qu’il n’a besoin, pour s’actualiser, ni d’objet particulier qui l’excite, ni d’une intention expresse de l’homme.

De ce fragment résultent plusieurs conclusions.

La première est formulée explicitement : le conseil que donnent les philosophes, particulièrement les stoïciens, de rentrer en soi-même pour y trouver son bien, marque une incompréhension profonde de la nature humaine, et va directement contre la réalité de cette nature. Comme l’écrit Pascal dans le fragment Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26) : Les stoïques disent rentrez au-dedans de vous-même, c'est là où vous trouverez votre repos. Et cela n'est pas vrai.

La seconde est paradoxalement que si c’est un instinct naturel qui pousse l’homme hors de lui-même, il faut qu’il réponde à une certaine réalité inscrite dans la nature humaine : c’est en effet en dehors de lui-même que l’homme peut trouver son souverain bien : il ne le trouvera qu’en Dieu. Cet instinct est donc bien fondé, et par une sorte de retournement on aboutit à une conclusion qui semble contredire celles de la liasse Divertissement. En fait, ce que Pascal veut établir, c’est que, dans le mouvement qui pousse l’homme au-dehors de lui-même, il y a une erreur d’objet plutôt qu’une erreur dans l’action : l’homme a raison de chercher le souverain bien hors de lui, mais il se trompe d’objet lorsqu’il le cherche dans les objets qu’il trouve dans le monde. La liasse Souverain bien précisera encore les choses : en fait, c’est parce qu’il a perdu de vue le véritable bien qui est en Dieu, par la corruption consécutive au péché originel, que l’homme cherche autour de lui de quoi le remplacer. De sorte que s’il est vrai, comme le dit le fragment Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26), que les autres disent sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n'est pas vrai, parce que le divertissement est effectivement incapable d’apporter un bonheur durable, il n’en demeure pas moins que c’est bien hors de lui-même, en Dieu, que l’homme peut trouver son souverain bien.

Mais la pensée de Pascal est encore plus complexe, et s’exprime dans la synthèse que propose le même fragment Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26) : Le bonheur n'est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu et hors et dans nous. Ou, selon le fragment Pensées diverses (Laf. 564, Sel. 471) : Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous. Les réflexions morales de la liasse Philosophes conduisent donc à échéance à une théologie de la grâce intérieure et du royaume de Dieu. Mais à ce stade de l’argumentation apologétique, ces perspectives sont encore loin d’être clairement visibles.

 

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Fragments connexes

 

Raisons des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133). Raison des effets.

Épictète, ceux qui disent : Vous [avez] mal à la tête.

Ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice. Et en effet la sienne était une niaiserie.

Et cependant il la croyait démontrer en disant : Ou en notre puissance, ou non.

Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.

Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent rentrez au-dedans de vous-même, c'est là où vous trouverez votre repos. Et cela n'est pas vrai.

Les autres disent sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent.

Le bonheur n'est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu et hors et dans nous.

Pensées diverses (Laf. 564, Sel. 471). La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous‑même et n’est pas nous.

Pensées diverses (Laf. 626, Sel. 519). Recherche du vrai bien.

Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement.

Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et l'ont mis où ils ont pu.

 

Mots-clés : Appeler – Bien – Choses – Dehors – InstinctObjetPenséePhilosopheSottiseTenterVide.