Fragment Contrariétés n° 12 / 14 – Papier original : RO 394-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 176 p. 47 v° / C2 : p. 68
Éditions savantes : Faugère II, 55, I-VIII / Havet XXV.80 bis / Michaut 624 / Brunschvicg 116 / Tourneur p. 198-5 / Le Guern 120 / Lafuma 129 / Sellier 162
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Bibliographie ✍
MESNARD Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, P. U. B. P., 2004, p. 11-24. PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 103 sq. |
✧ Éclaircissements
[Métier.] Pensées.
Tout est un, tout est divers.
La formule Tout est un, tout est divers est annoncée dès le second mouvement de l’argumentation, dans Misère 14 (Laf. 65, Sel. 99) : Diversité. La théologie est une science, mais en même temps combien est‑ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera‑ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ? Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. Le fragment Laf. 558, Sel. 465 insiste aussi sur le fait que la diversité est si ample que tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers, éternuements.
La contradiction de tels jugements est due, d’après le même fragment, au fait que le jugement que l’on porte sur l’homme dépend du point de vue auquel on se place : On distingue des fruits les raisins, et entre ceux-là les muscats, et puis Condrieu, et puis Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout ? en a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles, et une grappe a-t-elle deux grains pareils, etc. Je n’ai jamais jugé d’une chose exactement de même, je ne puis juger d’un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m’en éloigne, mais non pas trop. De combien donc ? Devinez... C’est toute la théorie de la perspective proposée dans le traité perdu de Pascal sur les sections coniques qui fonde cette réflexion. Voir notre commentaire dans Misère 14, et l’étude de Jean Mesnard, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, P. U. B. P., 2004, p. 11-24.
Cependant, ce recours à la théorie de la perspective n’empêche pas que l’unité, tout comme la diversité, ne soient aussi des caractères de l’être humain : la contrariété n’est pas seulement dans le jugement que l’on porte, elle est aussi inscrite dans la réalité des choses. Le thème de la diversité dans la nature de l’homme est abondamment illustré par les références des Pensées aux Essais de Montaigne. Le thème de l’unité de toutes choses dans le monde est moins richement illustré. Il n’en est pas moins fondamental. On le trouve expliqué dans la lettre de Blaise et Jacqueline du 1er avril 1648, OC II, éd. J. Mesnard, p. 582, à partir du principe fondamental que « Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles » (voir Paul, Ep. Rom. I, 20) : « les moindres choses et les plus petites et les plus viles parties du monde représentent au moins par leur unité la parfaite unité qui ne se trouve qu’en Dieu ». L’idée que l’unité de Dieu est marquée dans celle de ses créatures se trouve dans Saint Augustin, De vera religione, XXXV, 65, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 119 sq. Voir surtout XXXVI, 66, p. 121. On la trouve aussi dans des ouvrages de numérologie mystique tels que Bongo Pietro, Numerorum mysteria ex abditis plurimarum disciplinarum fontibus hausta, Opus maximarum rerum doctrina et copia refertum. In quo mirus imprimis, idemque perpetuus arithmeticae Pythagoricae cum divinae paginae numeris consensus multiplici ratione probatur, Bergame, 1585, p. 21 : l’unité du monde répond à celle de son créateur. Le fragment rejoint donc, sans que cela soit directement exprimé, la doctrine des Figuratifs.
Que de natures en celle de l’homme.
La formule est intentionnellement contradictoire : si l’homme a une nature, il ne peut en avoir plusieurs. Une nature se définit par des attributs, qui en bonne logique ne peuvent pas être contraires sous le même rapport. C’est cependant l’impasse à laquelle les précédentes liasses ont conduit le lecteur : on doit admettre que la nature de l’homme est une, mais elle revêt des formes diverses et contraires. Voir sur ce point le commentaire de Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, p. 103 sq. : il n’y a pas d’essence de l’homme, sa nature n’est pas une, elle est la combinaison aléatoire d’éléments contradictoires en nombre incertain : « Il n’est pas possible de considérer comme des substances les entités de la morale. La nature substantielle de l’homme se noie dans l’infinité du divers ».
Que de vacations,
Vacation : profession d’un certain métier, auquel on vaque, on s’exerce. De quelle vacation est cet homme-là ? pour dire de quel métier est-il ? (Furetière).
Le fragment Laf. 634, Sel. 527 explique pourquoi Pascal peut dire, à propos des métiers des hommes, que tout est un et divers à la fois. Tout est un, parce que les hommes, considérés en eux-mêmes, sont tous d’une même nature ; cette ressemblance apparaît aussi dans les caractères propres aux nations ou aux régions. Mais la coutume engendre des conditions toutes différentes les unes des autres : Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes.
Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.
Pascal invoque aussi la fantaisie des hommes, qui varie les conditions à l’infini, selon les éloges que l’on fait des métiers : La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes décideront ; on ne pèche qu’en l’application. On reconnaît ici le thème du talon bien tourné, qui apparaissait dans les liasses précédentes comme marque de la vanité humaine, et qui revient dans Contrariétés pour renforcer l’idée de l’incompréhensibilité de la nature de l’homme.
Le paradoxe sera dénoué dans la liasse Souverain bien, où Pascal montre que, à la racine des différentes conditions, carrières, et métiers, se trouve un seul et même instinct, qui est la recherche du bonheur : Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet, c’est le motif de toutes les actions de tous les hommes jusqu’à ceux qui vont se pendre.
Un autre facteur d’unité dans cette diversité, que Pascal souligne dans Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181), c’est que malgré la diversité de leurs conditions, tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous les temps, de tous âges, et de toutes conditions.
La même opposition entre unité et diversité se trouve dans le même fragment, du côté des objets du désir : le souverain bien, selon Pascal, est unique, mais les objets dans lesquels les hommes le placent sont d’une variété déconcertante : [Dieu] seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.
Et par quel hasard.
L’idée que le hasard dispose du choix des conditions souligne que l’effet « talon de soulier » n’est pas dû à une décision fondée dans la nature des hommes, mais à la contingence qui fait naître tel homme dans un milieu qu’il ne choisit pas, à l’influence des éloges et des blâmes qu’il y entend proférer, toutes choses qui sont indifférentes à sa nature. Voir Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs.
Chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimer. Talon bien tourné.
Sur le thème du « talon de soulier », voir Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69) Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! et Misère 12 (Laf. 63, Sel. 97). L’admiration gâte tout dès l’enfance. Ô que cela est bien dit ! ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc. (Le talon de soulier) Les enfants de P. R. auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance.
♦ Prolongement de ce fragment
On trouve un prolongement dans Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). Divertissement. On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux, sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.