Fragment Ennui n° 1 / 3 – Papier original : RO 75-6
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Ennui n° 104 p. 27 / C2 : p. 45
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 186 / 1678 n° 9 p. 182
Éditions savantes : Faugère I, 208, XCIV / Havet II.6 / Michaut 211 / Brunschvicg 152 / Tourneur p. 181-6 / Le Guern 72 / Lafuma 77 / Sellier 112
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Bibliographie ✍
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1050 sq. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux Duculot, 1970, p. 98 sq. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 182 sq. |
✧ Éclaircissements
♦ Pour quelle raison ce fragment est-il intitulé Orgueil ?
L’intérêt dans ce fragment, c’est que l’orgueil y est associé à la vanité. Les deux notions ne sont pas identiques : dans la langue classique, dans vanité, l’accent est mis sur le vide de l’estime de soi ; au contraire, l’orgueil n’implique pas que les qualités dont on se pare ne sont pas réelles : on peut être orgueilleux à cause de ses ascendants, qui sont authentiquement nobles. Mais même si ces qualités sont effectives, c’est alors l’estime de soi qui est considérée comme un vice, indépendamment du fait qu’elle est ou non fondée en vérité.
Pensées, I, éd. Le Guern, Folio, p. 532, n° 72. Le titre Orgueil s’explique peut-être par l’influence du De gradibus humilitatis et superbiae tractatus, X, de saint Bernard, « De primo superbiae gradu, qui est curiositas », Migne, PL, t. 182, col. 957 sq., où il est dit que la curiosité est le premier degré de l’orgueil.
♦ Orgueil
L’orgueil est la racine des concupiscences nées du péché originel ; c’est aussi, dans le mesure où on peut l’identifier à la libido dominandi, l’une des trois concupiscences elles-mêmes.
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1050 sq. Notion de l’orgueil.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 182 sq. Voir p. 232 sq., et p. 248 sq. Théorie du péché originel chez saint Augustin. La part de la rébellion orgueilleuse dans la faute d’Adam : p. 248.
Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XIV, p. 411 et n. 534. Adam a commencé par mettre en soi sa propre complaisance : p. 535. Ce péché d’orgueil caché a préparé la voie du péché en acte : p. 415. « L’homme ne serait pas tombé au pouvoir du diable... s’il n’avait déjà commencé à se complaire en lui-même ».
Saint Augustin, De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129. Tentation du pouvoir.
La Genèse, tr. Sacy, I, p. 145. Part de l’orgueil dans le péché originel d’Ève.
Arnauld d’Andilly Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Évêque d’Ipre, p. 52 sq. « La raison de cela est qu’il y a un désir d’indépendance gravé dans le fonds de l’âme, et caché dans les replis les plus cachés de la volonté, par lequel elle se plaît à n’être qu’à soi, et à n’être point soumise à un autre, non pas même à Dieu. Si nous n’avons point cette inclination, nous n’aurions point de difficulté à accomplir ses commandements ; et l’homme eût rejeté sans peine ce désir d’indépendance lorsqu’il le conçut la première fois. Étant visible qu’il n’a désiré autre chose dans son péché, sinon de n’être plus dominé de personne, puisque la seule défense de Dieu qui avait la domination sur lui, devait l’empêcher de commettre le crime qu’il a commis » : p. 54-55.
Bourzeis Amable, Lettre d’un abbé à un président, ch. VIII, p. 39 sq. L’orgueil ne se guérit jamais dans les plus grands saints de cette vie.
Pontas, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 291 sq. Définition et casuistique de l’orgueil.
Curiosité n’est que vanité le plus souvent,
♦ Curiosité
Curiosité est le mot français qui répond à l’expression latine de libido sciendi. Saint Augustin dit aussi libido spectandi : Pascal dit ici pour voir.
Il existe trois concupiscences engendrées par le péché originel, la libido dominandi (volonté de dominer), la libido sentiendi (désir du plaisir), et la libido sciendi, la volonté de savoir ce qui, normalement, n’a pas besoin d’être su, ou dépasse les limites normales de la science humaine. Voir sur ce point Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 168 sq. et 249 sq. La libido sciendi, que traduit le français curiosité, est la forme de la concupiscence dont la vanité est le plus aisément visible.
Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 98, pour la liasse, et p. 101 pour Laf. 77. Curiosité, par opposition au désir de savoir.
La Genèse, tr. Sacy, I, commentaire du ch. III. Part de la curiosité dans le péché originel d’Ève : « Lors donc que le démon lui eut dit : Dieu sait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, en connaissant le bien et le mal. Elle écouta cette proposition avec joie ? Elle désira de connaître clés choses par elle-même sans dépendre de Dieu, quoique cette dépendance soit essentielle à la créature, et elle se plut dans l’amour de sa propre excellence, ce qui n’est autre chose que l’orgueil, dit saint Augustin, qui fut la première plaie dont le démon lui perça le cœur […]. Après qu’Ève eut formé dans elle-même cet orgueil mortel, qui est la première branche de la concupiscence, la seconde, qui est la curiosité, en sortit aussitôt. Car elle désira avec ardeur d’éprouver si après avoir pris de ce fruit qui lui avait été défendu, elle en tirerait l’avantage que le serpent lui avait promis : et la troisième branche de la concupiscence, qui est la sensualité, suivit cette seconde, lorsqu’Ève résolut de cueillir ce fruit qui lui paraissait être très beau à la vue […] ».
Saint Augustin, De vera religione, XXXVIII, 71, Bibliothèque augustinienne, p. 129. La tentation de la curiosité. La connaissance religieuse est le remède de la curiosité : XLIX, 94 sq., p. 193.
Saint Bernard, De gradibus humilitatis et superbiae tractatus, X : « De primo superbiae gradu, qui est curiositas » ; Migne, PL, t. 182, col. 957 sq.
Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 109 sq. Il existe une mauvaise science, notamment dans le cas de la connaissance des vérités divines. L’homme qui cherche à pénétrer indiscrètement les secrets de Dieu manifeste un désir de connaissance excessif, mais surtout un orgueil qui tend à l’élever à la même hauteur que Dieu.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 159 sq. L’attitude du chrétien par rapport à la science. On peut user de la science de deux manières contraires : l’une consiste à la rechercher pour elle-même ; c’est ce qui a constitué proprement le péché d’Adam, puisque le serpent l’a tenté en lui disant que s’il mangeait du fruit défendu, il aurait une connaissance du bien et du mal égale à celle de Dieu. C’est pourquoi la curiosité fait parte de la corruption de la nature humaine. Un autre usage de la science consiste à la rapporter à Dieu, c’est-à-dire à ne la chercher que dans la mesure où cela peut servir Dieu : p. 160. Sur l’usage de la science par l’amour-propre : p. 160-161.
On peut aussi distinguer la curiosité comme libido sciendi au goût de la volupté, comme le fait Arnauld d’Andilly Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Évêque d’Ipre, p. 42 sq. Différence entre la volupté et la curiosité : « la volupté charnelle n’a pour but que les choses agréables, au lieu que la curiosité se porte vers celles mêmes qui ne le sont pas, se plaisant à tenter, à éprouver, et à connaître tout ce qu’elle ignore » : p. 45. Elle « se glisse sous le voile de la santé, c’est-à-dire de la science ». En provient le goût des spectacles, des tragédies et des comédies. « De là est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu’il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement. De là est venue cette exécrable curiosité de l’art magique. De là viennent ces mouvements de tenter Dieu dans la Religion chrétienne, lesquels le Diable inspire aux hommes, portant même les personnes saintes à demander à Dieu des miracles, par le seul désir d’en voir, et non pas par l’utilité qui en doive naître ». « Mais qui pourrait exprimer en combien de choses, quoique basses et méprisables, notre curiosité est continuellement tentée ; et combien nous manquons souvent lorsque nos oreilles ou nos yeux sont surpris et frappés de la nouveauté de quelque objet, comme d’un lièvre qui court, d’une araignée qui prend des mouches dans ses toiles, et de plusieurs autres rencontres semblables ; combien notre esprit en est touché et emporté avec violence. Je sais bien que ces choses sont petites ; mais il s’y passe ce qui se passe dans les grandes ; la curiosité avec laquelle on regarde une mouche, et celle avec laquelle on considère un éléphant, étant un effet et un symptôme de la même maladie » : p. 47-48.
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 315 sq.
♦ A quoi rattacher le plus souvent ?
Le manuscrit ne permet pas de décider dans la mesure où il ne comporte aucune ponctuation à cet endroit. Les Copies non plus.
Dans C1, le plus souvent semble rattaché à la suite, mais cela n’est même pas vraiment évident : en fait la copie suit apparemment l’original, sans chercher à l’interpréter.
Dans C2, le plus souvent porte sur la première phrase, ajoutant une modalisation à la maxime qui réduit la curiosité à la vanité.
Port-Royal ne suit pas C2, en séparant le plus souvent de la suite.
Si l’on rattache le plus souvent à la proposition précédente, on entend que dans la plupart des cas, la curiosité se réduit à la vanité. L’auteur ajouterait une modalisation à l’affirmation catégorique que la curiosité n’est qu’une forme de vanité. Le mouvement serait proche de celui par lequel, lorsqu’il reprend et corrige ses maximes, La Rochefoucauld ajoute des atténuations.
Si l’on fait de curiosité n’est que vanité une proposition complète, on a affaire à une sorte de définition de chose. Il est vrai que la curiosité se définit précisément comme le désir de savoir dans ce qu’il a de plus vain, parce qu’il porte sur des objets qui sont hors de la portée de l’homme, ou qu’il lui est inutile de savoir.
Le sens n’est du reste pas entièrement clair : Pascal veut-il dire que la curiosité est une espèce du genre vanité, ou entend-il que la curiosité et la vanité ne sont qu’une et même chose, sans distinguer le genre de l’espèce ?
on ne veut savoir que pour en parler,
La Fontaine développe cette idée dans les Fables, IX, 2, Les deux pigeons, où le pigeon voyageur dit à l’autre :
« Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère.
Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;
Vous y croirez être vous-même. »
♦ Référence externe
Montaigne, Essais, I, 38, éd. Balsamo, Magnien et Magnien-Simonion, Pléiade, 2007, p. 249. Montaigne cite Perse, Satires, I, 26-27 :
« Usque adeo ne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ? »
Critique de la fausse solitude. C’est la réponse de Montaigne à Cicéron et Pline qui recommandent la retraite : ils se retirent du monde dans la perspective qu’on en parle.
autrement
Le manuscrit n’est pas clair du tout (voir la transcription diplomatique), mais le sens du mot autrement n’est pas plus clair par lui-même. Autrement signifie le plus souvent dans le cas contraire. Cela ne convient pas ici, où la suite confirme ce qui précède. Si on veut garder le autrement, il faudrait supprimer le pas de la suite.
On peut interpréter en supposant que l’on se trouve devant un style proche de l’oral. Il faut alors entendre : imaginons l’hypothèse contraire ; elle n’est pas soutenable, car de fait, on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire...
Port-Royal supprime autrement. Cette correction est rigoureuse dans le rétablissement d’une cohérence stricte de l’argumentation. (voir cette étude)
Voir en revanche Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 101 sq. Ernst suit la ponctuation de Molinier, I, p. 90 : Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. Autrement on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais rien communiquer.
Avec cette ponctuation, on peut tenter d’interpréter comme suit :
a. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler.
b. S’il en était autrement, on ne voyagerait pas sur la mer.
c. On ne voyagerait pas sur la mer pour le seul plaisir de voir.
d. On ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais rien en dire.
on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir,
Ce n’est pas par son expérience des voyages en mer que Pascal a pu en trouver l’idée. Peut-être a-t-il été sur l’eau lorsqu’il a séjourné à Rouen, mais on n’en a pas de trace. En revanche, Pascal a connu des personnes qui ont voyagé pour pouvoir rapporter des récits des pays lointains. Par exemple Balthasar de Monconys (1611-1665), l’un de « ces grands voyageurs dont les relations étaient avidement attendues dans les cercles scientifiques » : voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 748. Journal des voyages de M. de Monconys ... où les savants trouveront un nombre infini de nouveautés en machines de mathématiques, expériences physiques, raisonnements de la belle philosophie, curiosités de chimie et conversations des illustres de ce siècle, Lyon, chez H. Boissat et G. Remeus, 1665-1666, 3 vol. Monconys a fréquenté le cercle Mersenne ; il a pu connaître les Pascal dans le cercle du duc de Luynes ou à l’académie Montmor. Voir aussi Balthasar de Monconys, Voyage en Égypte, 1646-1647, éd. Henry Amer, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1973.
Voir Bluche François, Dictionnaire du grand siècle, art. Voyages, p. 1619-1620, et Voyageurs, p. 1620-1621. Abondance de la littérature de voyage : p. 1619. Jean Thévenot, exemple de voyageur qui se laisse prendre par la pure passion du voyage, pour voir, décrire et instruire. Les explorateurs qui vont dans des régions complètement inconnues : p. 1620.
Blay Michel et Halleux Robert, La science classique, p. 165 sq., sur les voyageurs qui partaient à la recherche d’un savoir perdu, des manuscrits anciens contenant une science cachée.
sans espérance d’en jamais communiquer.
♦ Espérance
Pascal cherche à expliquer un comportement qui a une logique que l’on n’aperçoit pas toujours au premier abord. Habituellement, ce qui équilibre le risque du voyage, c’est l’espoir de s’enrichir. Mais pourquoi va-t-on exposer sa richesse sur l’eau, puisque c’est la risquer et la mettre en danger alors qu’on veut la conserver ? Pascal répond que cela se justifie par le désir de parler. Le risque est équilibré par une promesse de profit, d’en parler.
♦ Communiquer
Il y a plus dans communiquer que dans pa[rler] (premier jet). Parler suggère que le profit des voyages n’est que pur bavardage. Mais dans plusieurs fragments, Pascal souligne ce que la communication entre les hommes peut avoir de nécessaire à chacun, et comment elle est signe de l’estime que l’on peut avoir d’autrui. Voir Laf. 687, Sel. 566, qui déprécie les sciences pour la raison qu’on n’y trouve pas de communication entre les esprits.
Communiquer, c’est mettre en commun, ce qui n’est pas nécessairement la même chose que parler : il y a beaucoup de personnes qui parlent sans avoir l’intention de partager quoi que ce soit, uniquement pour pérorer. Voir Laf. 581, Sel. 483 : Le docteur qui parle un quart d’heure après avoir tout dit, tant il est plein du désir de dire.