Fragment Fausseté des autres religions n° 7 / 18 – Papier original : RO 467-8 et 457-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 267 p. 107-107 v° / C2 : p. 133
Éditions de Port-Royal : Chap. XVII - Contre Mahomet : 1669 et janvier 1670 p. 135-136 / 1678 n° 7 p. 134-135
Éditions savantes : Faugère II, 336, XLIII / Havet XIX.10 bis / Brunschvicg 599 / Tourneur p. 246-4 et 5 / Le Guern 195 / Lafuma 209 / Sellier 241 et 242
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Bibliographie ✍
BOUCHER Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, Paris, 1628. CHÉDOZEAU Bernard, La Bible et la liturgie en français, Paris, Cerf, 1990. COUTON Georges, “Libertinage et apologétique : les Pensées de Pascal contre la thèse des Trois Imposteurs”, XVIIe Siècle, n° 127, avril-juin 1980, p. 181-196. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Ducluot, 1970. GROTIUS, De veritate religionis christianae, IV. Refutatio specialiter religionum a christiana discrepantium. HASEKURA Takaharu, “Commentaire des Pensées de Pascal (7), L. 209 (1)”, The proceedings of the department of foreign languages and literatures, College of arts and sciences, University of Tokyo, vol. XLII, n° 2, 1994, p. 1-18. HASEKURA Takaharu, “Commentaire des Pensées de Pascal (8), L. 209 (2)”, The proceedings of the department of foreign languages and literatures, College of arts and sciences, University of Tokyo, vol. XLIII, n° 2, 1995, p. 1-10. HOSSAIN Mary, “A false antithesis in Pascal’s Pensées ?”, French studies Bulletin, n° 8, Autumn 1 (8). La Genèse, tr. Sacy, Bruxelles, Frixc, 1700. MAHOMET, L’Alcoran de Mahomet translaté d’arabe en François, par Du Ryer, Paris, Sommaville, 1647 (nombreuses éditions). MOUSNIER Roland, Les XVIe et XVIIe siècles, Presses Universitaires de France, p. 485 sq. PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009. PUECH Henri-Charles (dir.), Histoire des religions, 2, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972. SILHON Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634. TAVARD Georges, La Tradition au XVIIe siècle en France et en Angleterre, Paris, Cerf, 1969. Traité des trois imposteurs, éd. Retat, ch. III, § XXII, Publications de l’Université de Saint-Étienne, p. 73 sq. |
✧ Éclaircissements
Sur les réalités historiques de l’islam, voir la synthèse de Puech Henri-Charles (dir.), Histoire des religions, 2, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972.
Différence entre Jésus-Christ et Mahomet.
Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 126, regrette la minceur de l’information relative à Mahomet dans les Pensées.
Pascal s’en prend à Mahomet comme fondateur de religion, et non comme homme, malgré ce que lui fournissait Grotius dans le De Veritate religionis christianae. Il évite les attaques personnelles, celles qui touchent les mœurs. Il ne ressent visiblement aucune « peur du Turc » ni de la « menace musulmane » (voir Delumeau Jean, La peur en Occident, p. 262). La religion de Mahomet est à ses yeux une réalité religieuse, et non politique : il s’en prend donc à son autorité religieuse, à l’exclusion du reste. C’est pourquoi Pascal préfère procéder par comparaison des personnes de Mahomet et du Christ comme prophètes représentatifs de leur religion. L’idée vient de Grotius, De veritate religionis christianae, VI, § IV : « Ex comparatione Mahumetis cum Christo ». Elle est reprise dans la Préface de la traduction de la Genèse dans la Bible de Port-Royal.
Mahomet non prédit, Jésus-Christ prédit.
Mahomet est un prophète autoproclamé : voir Preuves de Jésus-Christ 23 (Laf. 321, Sel. 352). Tout homme peut faire ce qu’a fait Mahomet. Car il n’a point fait de miracles, il n’a point été prédit. Nul homme ne peut faire ce qu’a fait J.-C. ; et Ordre 1 (Laf. 1, Sel. 37) : Qui rend témoignage de Mahomet ? Lui-même.
GEF XIV, p. 37. Nicole écrit dans le même sens sur le même sujet dans ses Instructions sur le Symbole : « J.-C. a été prédit ; Mahomet ne l’a point été, quoiqu’il ait fait un tel renversement dans le monde, que ç’aurait dû être le principal objet des prophéties, si c’était un changement en bien ».
Quoique Mahomet n’ait pas été prédit, il se considérait lui-même comme inscrit dans une tradition prophétique qui paraissait s’être tarie depuis longtemps. Voir Puech Henri-Charles (dir.), Histoire des religions, 2, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972, p. 660 : Mahomet se proclame le dernier porte-parole de Dieu. Son message se présente comme une réouverture de la suite des prophètes, close pour les Juifs avec Zacharie et pour les chrétiens par Jésus. Il veut ainsi revenir à la tradition ouverte par Moïse.
Mais Pascal ne pouvait être sensible à cette prétention, car la persuasion d’être un prophète ne prouve pas que l’on en soit un en effet, en l’absence de prophéties antérieures certaines.
Pour approfondir…
Le fragment Fausseté 7 ne mentionne pas l’argument qui consiste à dire que si Jésus-Christ a été prédit, il a aussi été vrai prophète, alors que Mahomet ne l’a pas été. Il pouvait trouver des arguments chez Gabriel Naudé, par exemple, qui cite des impostures prétendues de Mahomet, supposé avoir fait passer son épilepsie pour des extases et des signes de Dieu (voir Adam Antoine, Les libertins du XVIIe siècle, p. 143). Dans le fragment Fausseté 5 (Laf. 207, Sel. 239), où il met en cause la véracité de Mahomet prophète, Pascal ne mentionne pas ces anecdotes douteuses, mais la question plus fondamentale de son rapport à l’Écriture sainte : L’Alcoran dit que saint Matthieu était homme de bien, donc il était faux prophète ou en appelant gens de bien des méchants, ou en ne demeurant pas d’accord de ce qu’ils ont dit de J.-C.
Pascal n’aborde pas non plus dans le présent fragment le problème des miracles de Mahomet.
♦ Arguments classiques contre l’islam
Pascal tire ses arguments de sources d’information qui permettent de saisir par comparaison l’originalité des arguments qu’il comptait utiliser, et ceux qu’il avait résolu de négliger.
Il pouvait trouver certaines idées dans le livre de Jean Boucher, Les triomphes de la religion chrétienne, Livre I, Q. 65. Comment expliquer la durée de la religion de Mahomet, puisqu’elle n’est pas la vraie ? Les Turcs ne diminuent pas la gloire de Dieu. Dieu seul connaît les raisons de la perte des infidèles dans cette fausse religion. Boucher allègue quatre raisons :
1. « Comme cette religion a été plantée par les armes, elle se maintient aussi par les armes ; en quoi elle se montre directement opposite à la nôtre, qui jamais ne s’est aidée de tels moyens ; ainsi au contraire les défend, comme choses indignes de sa sainteté » : p. 141-142. Elle n’en a pas besoin.
2. « Elle est fondée sur la volupté qui est un appas très puissant pour attirer les esprits », et elle promet d’en donner encore plus dans l’au-delà. Le vrai « royaume du ciel ne consiste ni au manger ni au boire ni à l’usage des femmes, mais il gît en des voluptés intellectuelles qui ne peuvent être comprises par les sens, non pas même par l’esprit, tant elles sont hautes et divines. »
3. Par l’ignorance : Mahomet mort, ses plus proches parents forment des sectes qui se divisent.
4. Le grand respect qu’ils portent à leur religion, qui fait qu’on empale ou brûle ceux qui la blasphèment : p. 143. « Ô Typhon ! Quand je considère mes mahométans rendre un si grand respect à leur profane religion, et quand je vois puis après les blasphèmes horribles des chrétiens... » Suit un long discours sur le respect des Turcs pour leur religion, qui sert de conclusion au livre I.
Mais la plupart des arguments retenus par Pascal sont inspirés du livre de Hugo Grotius, De veritate religionis christianae, Livre VI. I.
♦ La Préface de la Genèse dans la Bible de Port-Royal
La Préface de la Genèse de la Bible de Port-Royal contient un long passage qui propose une comparaison des figures de Jésus-Christ et de Mahomet qui ressemble de très près au programme esquissé par Pascal. Les dernières phrases doivent conduire à se demander si cette partie de la Préface n’a pas été composée à partir d’indications tirées des Pensées, complétées par des passages du Rationarium temporum du P. Petau, Part. I, Livre VII, ch. XIII.
L’auteur de ce dernier siècle est en effet visiblement Pascal, et la conclusion reprend le fragment Preuves de Jésus-Christ 23 (Laf. 321, Sel. 352) : Tout homme peut faire ce qu’a fait Mahomet. Car il n’a point fait de miracles, il n’a point été prédit. Nul homme ne peut faire ce qu’a fait J.-C.
« Que la vérité de Jésus-Christ parait davantage, étant opposée à l’imposture de Mahomet.
Si l’on veut ajouter un nouvel éclat aux preuves de la divinité de Jésus-Christ qui ont été rapportées jusqu’ici, on n’a qu’à opposer les ténèbres à la lumière, et à considérer quels ont été les maîtres d’erreur qui se sont emparés de l’esprit des peuples, et qui ont introduit une nouvelle créance dans le monde, tel qu’a été Mahomet. Pour voir la prodigieuse différence qui distingue la vérité de l’imposture, il ne faut qu’approcher un peu la beauté de l’une de la difformité de l’autre.
Jésus-Christ est prédit par Moïse et par un grand nombre de Prophètes, plusieurs siècles avant qu’il paroisse dans le monde. Mahomet n’est prédit de personne.
Jésus-Christ étant venu, rend témoignage de ce qu’il est par un nombre infini de miracles, et il prophétise de très grandes choses qui se vérifient très clairement : Mahomet ne fait aucun miracle. Mais parce que l’inventeur d’une Religion nouvelle devait nécessairement contrefaire le Prophète, comme il tombait souvent du haut-mal, « il persuada premièrement à sa femme, et par elle à beaucoup d’autres, que ces accès d’épilepsie étaient des extases qui lui survenaient des communications ordinaires qu’il avait avec l’Ange Gabriel. »
Jésus-Christ donne au monde par ses évangélistes, par saint Paul et par ses apôtres, une morale divine et parfaitement sainte dans tous ses points : au lieu que les vérités que les plus grands esprits avoient enseignées avant lui, ont été souillées dans leur bouche par le mélange de l’impiété et de l’erreur.
Et Mahomet ayant pris pour ses conseillers quelques Juifs avec un moine apostat, invente une superstition qui n’est ni le judaïsme, quoiqu’il en ait la circoncision, ni le christianisme, quoiqu’il parle toujours avec respect de Jésus-Christ, qu’il préfère à tous les prophètes, et qu’il appelle la vertu de Dieu : mais une secte monstrueuse composée de divers erreurs qui s’entre-combattent.
De plus cette secte est mêlée de dogmes, dont la seule proposition fait horreur, telle qu’est cette infâme béatitude que Mahomet a promise à ses sectateurs. Car il n’y a rien de plus important dans une Religion, que la fin et la récompense à laquelle doivent tendre toutes les actions de ceux qui la suivent. Et cependant la béatitude que Mahomet propose à ceux qui seront assez fous pour le croire, est la chose du monde la plus détestable. Il n’y a point de langue chaste qui ose la dire, ni d’oreille chaste qui veuille l’ouïr. Il faut être bête pour la goûter, et démon pour l’approuver. Et il n’y a personne qui n’avoue que le Dieu de Mahomet qui promet aux siens une telle béatitude, est digne, non de l’adoration, mais de l’exécration de tout le monde.
Si l’on considère aussi de quelle manière Jésus-Christ a établi sa religion, on trouvera que tout y est divin et inimitable. Ceux qui la prêchent sont des hommes de Dieu, sans lettres et sans armes ; qui persuadent ce qu’ils disent par une infinité de miracles. Ceux qui l’embrassent mènent une vie sainte ; souffrent avec constance ; meurent avec joie. Cette religion s’accroît d’autant plus, qu’elle est plus haïe. Le sang de ses enfants que l’on verse en fait renaître toujours de nouveaux ; jusqu’à ce qu’elle change enfin les rois qui la persécutaient en ses protecteurs
Après cela osera-t-on seulement nommer Mahomet ? Il agit en homme, et il fait ce que des hommes, et des plus scélérats d’entre les hommes ont fait avant lui. Il plante sa secte avec le fer et le feu. Il mêle à la violence une religion brutale, très propre à gagner des hommes brutaux. Les princes Arabes qui lui succèdent sont des hommes de guerre qui se rendent peu à peu maîtres de la Palestine, de la Syrie, et de quelques autres Provinces ; et ainsi se fonde la secte et l’empire des Mahométans.
Qu’y a-t-il en cela d’extraordinaire et de plus qu’humain ? Alexandre qui en douze ans se rend maître de la moitié du monde, est plus admirable sans comparaison que n’est Mahomet dans le progrès que sa secte fait par les armes en bien plus de temps.
Ainsi ce qu’a dit un auteur de ce dernier siècle, est très véritable. Tout est digne d’une souveraine vénération dans Jésus-Christ, et du dernier mépris dans Mahomet. Il n’y a point d’imposteur habile qui ne puisse faire ce qu’a fait Mahomet : mais il n’y a ni homme, ni démon, ni ange qui puisse faire ce que Jésus-Christ a fait. »
Mahomet en tuant,
Allusion à la guerre sainte par laquelle s’est répandue la conquête arabe.
L’Alcoran de Mahomet, translaté d’arabe en français par le sieur Du Ryer, Paris, Sommaville, 1647, Le chapitre de la vache, p. 27-28. « Craignez Dieu, vous serez bienheureux, combattez pour sa loi contre ceux qui vous attaqueront, et ne faites tort à personne, il n’aime pas ceux qui sont injustes ; fuyez les infidèles où vous les trouverez, et les mettez hors du lieu dont ils vous auront chassés, la sédition est pire que le meurtre, ne les combattez pas à la Mecque jusqu’à ce qu’ils vous attaquent, s’ils vous y combattent, tuez-les, telle est la punition des infidèles ; s’ils mettent fin à leur infidélité, Dieu leur sera clément et miséricordieux : combattez-les pour éviter sédition, la foi procède de Dieu ; s’ils mettent fin à leur impiété, vous n’exercerez point d’hostilité contre eux, mais seulement contre les méchants : s’ils vous combattent au mois de Mharam, vous les combattrez aussi en ce même mois, et observez aux honneurs le réciproque. Offensez ceux qui vous offenseront en ce mois de même façon qu’ils vous auront offensés ». Voir aussi la traduction de l’éd. Kazimirski, Garnier, 1999, p. 122 (Sourate II).
L’Alcoran de Mahomet, Le chapitre du combat, traduction de Du Ryer, éd. 1647, p. 485. « Lorsque vous rencontrerez les infidèles en temps de guerre, coupez-leur le col, tuez-les jusques à ce que vous les preniez prisonniers, alors, liez-les, après-ce ou vous leur donnerez liberté, ou vous les mettrez à rançon, jusqu’à ce que leur parti ait mis les armes bas ». Traduction de Le Coran, Sourate XLVII, v. 4-5, éd. Kazimirski, Garnier, 1999, p. 524 : « Quand vous rencontrerez les infidèles, tuez-les jusqu’à en faire un grand carnage, et serrez les entraves des captifs que vous aurez faits. Ensuite vous les mettrez en liberté, ou les rendrez moyennant une rançon, lorsque la guerre aura cessé. » En note de cette édition : il s’agit des infidèles de La Mecque et autres tribus arabes.
L’argument remonte au Moyen Âge.
Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, I, chapitre 6, éd. Michon, p. 153. Mahomet « a dit qu’il était envoyé dans la puissance des armes, signes qui ne manquent pas aux brigands et aux tyrans. » Grotius Hugo, De veritate religionis christianae, VI, § V, reprendra la même formule : « Mahumetes se missum ait, non cum miraculis, sed cum armis ».
Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Livre I, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration [...], p. 208 sq. « La secte de Mahomet est venue par des moyens fort dissemblables, et dès qu’elle a eu la force en main, elle l’a fait succéder à l’imposture dans laquelle elle est née. Un grand voleur s’est mis à la tête d’une multitude de brigands à qui il a donné la terre en partage, et exposé la dépouille des nations, et le bien des peuples qu’ils subjugueraient. Un séducteur a prêché l’incontinence et ôté à l’appétit de la chair, les bornes que la nature et la vraie religion lui avaient mises. Après cela quelle merveille s’il a eu tant de suivants : s’il a inondé tant de pays ; et si la religion qu’il a plantée avec le fer et avec le feu, se conserve encore aujourd’hui par les mêmes moyens et les mêmes causes. »
Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, Livre I, Q. 65. Comment expliquer la durée de la religion de Mahomet, puisqu’elle n’est pas la vraie ? Boucher allègue entre autres cette raison : « Comme cette religion a été plantée par les armes, elle se maintient aussi par les armes ; en quoi elle se montre directement opposite à la nôtre, qui jamais ne s’est aidée de tels moyens ; ainsi au contraire les défend, comme choses indignes de sa sainteté » : p. 141-142. Elle n’en a pas besoin.
On invoque aussi des anecdotes comme celle du complice que Mahomet aurait fait descendre dans un puits pour lui faire prononcer de façon miraculeuse en apparence des paroles à l’éloge de Mahomet, après quoi ce dernier fit combler le puits pour éviter que son acolyte ne se montre par la suite trop bavard ; cette histoire entre aussi dans la rubrique en tuant : voir Traité des trois imposteurs, éd. Retat, ch. III, § XXII, p. 76, le meurtre de Corais.
Delumeau Jean, La peur en Occident, p. 269. Les religieux chrétiens insistent constamment sur les cruautés des infidèles. Ce reproche adressé à l’islam demande à être modéré : voir Mousnier Roland, Les XVIe et XVIIe siècles, p. 485. La vitalité de l’islam conquérant n’empêche pas qu’apparemment les missionnaires musulmans aient souvent été moins violents que les chrétiens ; voir p. 494, ce qu’écrivait Salazar, évêque dominicain de Manille en 1590 : « Prêcher, les arquebuses devant soi, ce n’est pas la manière dont [...] Dieu veut qu’on se serve pour annoncer l’Évangile de la paix. Il y a vraiment malchance et grande honte pour nous que la religion de Mahomet soit entrée dans ces îles et ait été si bien reçue par les habitants [...] pour ce seul motif que les prêcheurs musulmans [...] s’y sont présentés avec la paix et la mansuétude dont devraient faire montre les prédicateurs évangéliques [...]. C’est dans la nudité, sans chaussures, ne se confiant point en la faveur humaine que les propagandistes sont entrés ».
Jésus-Christ en faisant tuer les siens.
Cet usage de la violence s’oppose dans l’esprit de Pascal à la véritable manière de prêcher l’Évangile et la parole de Dieu, décrite dans le fragment Soumission 6 (Laf. 172, Sel. 203) : La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce, mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion mais la terreur. Terrorem potius quam religionem. Jésus-Christ envoyant ses apôtres prêcher les envoie au martyre.
Mahomet en défendant de lire, les apôtres en ordonnant de lire.
Le texte est équivoque. Si Pascal veut dire que Mahomet a interdit de lire le Coran , il semble commettre une erreur patente.En fait les polémistes qui se sont opposés à l’islam ont écrit que Mahomet avait interdit la lecture de livres qu’il considérait comme sacrés, mais tout autres que le Coran : voir ce qu’en écrit Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, I, chapitre 6, éd. Michon, p. 153 : « Aussi est-ce astucieusement qu’il décida de ne pas laisser ceux qui le suivent lire les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, pour ne pas être convaincu par eux de sa fausseté ». Grotius Hugo, De vera religione, VI, reprend l’idée : « librorum quos sanctos habet lectio plebi interdicta est ». C’est selon Grotius « indicium iniquitatis » ; « merito enim suspecta merx est quae hac lege obtruditur ne inspici possit ».
Le fragment Fondement 20 (Laf. 243, Sel. 276), qui revient sur cette idée, demeure quelque peu ambigu : La religion mahométane a pour fondement l’Alcoran, et Mahomet. [...] La religion juive doit être regardée différemment. Dans la tradition des livres saints et dans la tradition du peuple. La morale et la félicité en est ridicule dans la tradition du peuple mais elle est admirable dans celle de leurs saints. Le fondement en est admirable. C’est le plus ancien livre du monde et le plus authentique et au lieu que Mahomet pour faire subsister le sien a défendu de le lire, Moïse pour faire subsister le sien a ordonné à tout le monde de le lire. Dans a défendu de le lire, le mot le renvoie-t-il au plus ancien livre du monde, savoir la Bible, ou au sien, savoir le Coran ?
Hossain Mary, “A false antithesis in Pascal’s Pensées ?”, French studies Bulletin, n° 8, Autumn 1 (8), a consacré un petit article à la critique des assertions de Pascal sur l’islam à propos de l’interdiction de lire.
Quel que soit le sens cependant, que Mahomet interdise la lecture de la Bible ou du Coran, il semble à Pascal se rendre coupable d’une forme de tyrannie obscurantiste.
En ordonnant de lire : voir GEF XIV, p. 38. Saint Paul, I Tim, IV, 13. « Dum venio, attende lectioni exhortationi, et doctrinae. »
À Port-Royal, on est très sensible sur la nécessité pour les chrétiens de lire les saintes Écritures, ce qui explique l’entreprise de traduction en français de l’Ancien et du Nouveau Testament que le groupe janséniste a menée à bien. Sur cet aspect de l’activité de Port-Royal, voir le livre de Chédozeau Bernard, La Bible et la liturgie en français, Paris, Cerf, 1990 ; Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II p. 366 sq. Droit des fidèles à s’instruire par la lecture de l’Écriture sainte.
Tavard Georges, La Tradition au XVIIe siècle en France et en Angleterre, p. 114 sq. Arnauld soutient que la lecture de l’Écriture est facile, nécessaire à la vie chrétienne, dans le De la lecture de l’Écriture sainte en langue vulgaire, contre Mallet, 1680. Les Pères invitaient tous les chrétiens à lire et venir ouïr l’Écriture sans distinction d’âge et de sexe ; Arnauld s’élève contre ceux qui interdisent cette lecture aux femmes. Voir Œuvres, VIII, p. 251. Certaines conditions sont requises pour la lecture de l’Écriture : une disposition à écouter avec la persuasion que l’autorité de la même Église donne, que ces Écritures sont des livres divins et véritables ; secundo, la pureté du cœur, qui ouvre les yeux de l’âme pour y faire découvrir des vérités cachées au cœur mauvais : p. 115. La première condition répond à la révélation extérieure, la seconde à l’intérieure : p. 115-116. La lecture de l’Écriture est facile aux fidèles tant qu’ils sont disposés à pratiquer avec fidélité ce qu’ils y trouvent de clair pour le règlement de leurs devoirs, et à respecter ce qu’ils ne comprennent pas jusqu’à ce que Dieu les éclaire : p. 116. Dans ses Difficulté proposées à M. Steyaert, 1691, Arnauld dit qu’une permission n’est pas nécessaire pour lire l’Écriture ; voir Œuvres, VIII, p. 691 : p. 117.
Pensées, éd. Havet, II, p. 46-47. Malgré la recommandation de Paul à Timothée, l’esprit de l’Église catholique semble avoir plutôt été de défendre de lire ; Port-Royal en revanche soutient le droit et le devoir de lire l’Écriture. Voir sur ce point Chédozeau Bernard, La Bible et la liturgie en français, p. 11 sq. : la réserve de l’Église à l’égard des tentatives pour donner aux non-clercs l’accès aux textes sacrés tient moins à une volonté de censure qu’à l’intention de privilégier l’évangélisation par la voie verbale (fides ex auditu) que par l’écrit.
Pour approfondir…
♦ En persuadant
La clause « en persuadant » se trouve dans Sacy, mais paradoxalement pas chez Pascal. Il serait pourtant facile de mettre là-dessus Mahomet et Jésus en opposition, dans la mesure où le reproche de procéder « en tuant » peut facilement être opposé à une méthode qui procéderait par la persuasion.
Cela peut s’expliquer par la perspective proprement pascalienne. Jésus-Chist ne persuade pas ; il n’emploie pas les moyens de la démonstration ni les outils de l’art de persuader, qui relève au mieux de l’ordre des esprits. Le début de l’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 3, OC III, p. 413-414, permet de comprendre : « Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.
Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences. »
En revanche, Pascal remarque que les apôtres « ordonnent de lire », car lire l’Écriture est le meilleur moyen d’acquérir la foi (fides ex auditu).
Enfin cela est si contraire que si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement et qu’au lieu de conclure que puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut conclure que puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait périr.
Pascal s’oppose ici à un raisonnement de demi-habile, qui consiste à dire que l’exemple du succès de Mahomet permet de penser que Jésus-Christ aurait pu réussir également.
Le raisonnement a manifestement dérouté les éditeurs de Port-Royal, qui proposent une correction pour l’édition de 1670 : « Enfin cela est si contraire que si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, J.-C. a pris celle de périr humainement, et qu’au lieu de conclure que puisque Mahomet a réussi, J.-C. a bien pu réussir, il faut dire que puisque Mahomet a réussi, le christianisme devait périr, s’il n’eût été soutenu par une force toute divine. »
Pascal parle de Jésus et de Jésus seul : la manière dont il s’y est pris pour prêcher n’employait aucun des instruments politiques ou violents auxquels Mahomet a eu recours. Si la voie du succès dans le monde était celle qu’a suivie Mahomet, il est normal que Jésus-Christ ait fini sur la croix.
Sans doute parce qu’il ne veut pas que le lecteur retienne de la lecture de ce fragment l’idée que le christianisme a subi, avec la mort de Jésus, une défaite définitive, Arnauld semble avoir voulu étendre la portée de l’idée, et considérer non pas l’échec apparent que la crucifixion semble avoir infligé au Christ, mais le succès réel de l’expansion du christianisme après sa mort. Il substitue donc le christianisme au Christ, et ajoute l’idée que la religion chrétienne aurait dû aller à sa perte, si Dieu ne l’avait pas protégée.
Cette modification n’est pas entièrement contraire à l’esprit de Pascal. Celui-ci ne doit pas autre chose dans le fragment Perpétuité 2 (Laf. 280, Sel. 312) : Les États périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité, mais jamais la religion n’a souffert cela et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodements ou des miracles. Il n’est pas étrange qu’on se conserve en ployant, et ce n’est pas proprement se maintenir, et encore périssent-ils enfin entièrement. Il n’y en a point qui ait duré 1 000 ans. Mais que cette religion se soit toujours maintenue et inflexible... Cela est divin. Mais il est clair que la rédaction de 1670 excède le propos initial de Pascal, qui compare deux hommes, et non deux politiques ou deux religions.
♦ Mahomet et les trois imposteurs
Mahomet est, avec Moïse et Jésus-Christ, l’un des trois imposteurs dénoncés dans le mystérieux Traité des trois imposteurs, p. 73 sq. XXII. Voir sur ce point Couton Georges, “Libertinage et apologétique : les Pensées de Pascal contre la thèse des Trois Imposteurs”, XVIIe Siècle, n° 127, avril-juin 1980, p. 181-196. Voir, dans le texte tardif publié au XVIIIe siècle, Traité des trois imposteurs, éd. P. Retat, Univ. de la Région Rhône-Alpes, 1973, le chapitre XXII. De Mahomet, p. 73 sq. Ces imposteurs sont supposés avoir instauré chacun une religion, dans le but d’asservir leur peuple, usant du levier religieux pour asseoir leur autorité politique. Ce thème, pour ce qui touche Mahomet, aboutira à la tragédie de Voltaire, Mahomet ou le fanatisme.
♦ Mahomet et Manès
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 495. Rapprochement entre Mahomet et Manès : ils se disent envoyés de Dieu ; ils reconnaissent certains livres bibliques et non d’autres.
Sellier Philippe, “Le Saint Augustin de Pascal”, Rivista di storia e letteratura religiosa, Firenze, L. S. Olschki, 2009, p. 359-371. La lecture du Contra Faustum s’inscrit dans la controverse avec l’islam comme fausse religion : p. 367.