Fragment Fausseté des autres religions n° 8 / 18  – Papier original : RO 467-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 268 p. 107 v° / C2 : p. 133

Éditions savantes : Faugère I, 225, CLV / Havet XXIV.80 / Brunschvicg 451 / Tourneur p. 247-1 / Le Guern 196 / Lafuma 210 / Sellier 243

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Bibliographie

 

 

HASEKURA Takaharu, “Commentaire des Pensées de Pascal (9), L. 210”, The proceedings of the department of foreign languages and literatures, College of arts and sciences, University of Tokyo, n° 1, 1997, p. 3-14.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 246.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 144-151, et p. 197-217.

 

 

Éclaircissements

 

Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre.

 

Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Jean, XIII, 34. « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres, afin que vous vous entraimiez comme je vous ai aimés » (tr. Sacy).

Matthieu, XXII, 39. « Et voici le second [commandement] : Vous aimerez votre prochain comme vous-même » (tr. Sacy). Voir aussi Marc, XII, 31.

Naturellement signifie par nature (entendre la nature corrompue par le péché), mais aussi au sens indiqué par le fragment Laf. 617, Sel. 510 : Qui ne hait en soi son amour propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

 

On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public.

 

Grandeur 2 (Laf. 106, Sel. 138). Grandeur. Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre.

Grandeur 14 (Laf. 118, Sel. 150). Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité.

Retournement du thème de la raison des effets : alors que, dans Grandeur, Pascal louait la société civile d’avoir établi un ordre qui est une figure de la charité, il souligne ici que cette figure n’est qu’un substitut de piètre qualité.

La formule comme on a pu contraste avec l’admiration exprimée dans le fragment Fausseté 9 (Laf. 211, Sel. 243) à l’égard de l’ordre social établi par la concupiscence.

Ce fragment, et quelques autres semblables, ont conduit certains commentateurs à voir dans Pascal un précurseur de Bernard Mandeville, auteur de La fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public, contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales (1714), dont la thèse principale est que ce qui fait de l’homme « un animal sociable, ce n’est pas son désir d’être en compagnie, sa bonté, sa piété, son amabilité et autres grâces et ornements extérieurs, mais [...] ce sont ses qualités les plus ignobles et les plus abominables qui constituent les talents les plus indispensables pour pouvoir vivre dans les sociétés les plus étendues et, selon le monde, les plus heureuses et les plus prospères » (éd. L. et P. Carrive, Paris, Vrin, 1974, p. 23). La thèse de Pascal est toutefois assez différente : elle consiste à soutenir non que les vices sont profitables, mais que l’amour propre qui anime l’honnête homme, est capable de se limiter lui-même, et de régler la concupiscence de telle sorte qu’elle ne gêne plus autrui, et qu’en retour autrui modère son propre égoïsme.

 

Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine.

 

Pourquoi fausse ? Il faut sans doute entendre faussée, ou trompeuse. Pascal veut dire que l’ordre établi par l’amour propre et la concupiscence ressemble à celui qu’engendrerait la charité, et que lorsqu’un honnête homme se rend utile et serviable à autrui, il peut sembler qu’il agit par charité et amour du prochain. Mais en réalité, lorsqu’il sert autrui, il n’a pas pour fin dernière son bien, mais plutôt le sien propre, dans la pensée que s’il favorise l’amour propre des autres, ceux-ci en retour favoriseront le sien. Il y a là une tromperie mutuelle dont le fragment sur l’amour propre (Laf. 978, Sel. 743) dénonce l’illusion. Mais surtout cette image est faussée dans la mesure où elle entretient l’erreur où chacun se trouve à l’égard de lui-même : elle laisse le prochain vivre dans la complaisance à soi-même, et s’enfoncer dans une erreur qui le détourne de la vraie conversion, et le conduit à sa perte.

Le mot haine doit donc être pris dans son sens précis, de passion de l’âme qui nous porte à vouloir du mal à notre prochain, et à lui en procurer quand nous le pouvons ; la haine est souvent la fille de l’envie (Furetière). Dans l’esprit de Pascal, elle peut s’exercer même par la douceur, lorsque c’est pour plaire à autrui qu’on le trompe. De ce point de vue, l’attitude de l’honnête homme, qui par égoïsme laisse le prochain courir à sa perte peut en effet être considérée comme une forme de haine.

Chez Pascal, ce type de haine s’oppose à ce qu’il appelait la tendresse. Le terme, qui doit être entendu en un sens très différent du sens actuel, est expliqué dans la Vie de Pascal (2e version), OC I, éd. J. Mesnard, p. 631-632 :

« Il distinguait deux sortes de tendresse, l'une sensible, l'autre raisonnable, avouant que la première était de peu d'utilité dans l'usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n'y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu'il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c'est un sujet qui le mérite, et qu'il le mérite toujours, s'il s'agit de le servir pour Dieu qui doit être l'unique fin de toute la tendresse des chrétiens.

« Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu'il résiste à l'obligation qui le presse d'y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu'on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s'afflige quand il faut s'affliger. » Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu'elle nous fait agir par les règles de la charité. C'est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu'entre la charité et l'amitié. Il concevait seulement que, comme l'amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l'on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu'ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés.

Voilà comment il concevait la tendresse, et c'est ce qu'elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d'autre fin que Dieu, elle ne pouvait s'attacher qu'à lui, ni s'arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu'elle sait qu'il n'y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection. »

Cette tendresse manque entièrement dans le monde de la concupiscence, qui demeure animé par l’amour de soi dont l’homme ne peut se défaire.

C’est en ce sens que l’on peut associer ce fragment au suivant, Fausseté 9 (Laf. 211, Sel. 244). On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice. Mais dans le fond, ce vilain fond de l'homme, ce figmentum malum n'est que couvert. Il n'est pas ôté.