Fragment Fondement n° 14 / 21  – Papier original : RO 27-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 288 p. 119-119 v° / C2 : p. 146

Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres :

1669 et janvier 1670 p. 141  / 1678 n° 11 p. 139-140

Éditions savantes : Faugère II, 282, XXIV / Havet XX.7 / Brunschvicg 795 / Tourneur p. 253-1 / Le Guern 222 / Lafuma 237 / Sellier 269

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Bibliographie

 

 

BOULENGER Abbé, La doctrine catholique, II, La morale, Paris-Lyon, Vitte, 1941, § 208, p. 84.

COUSIN Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 227 sq.

DE NADAÏ Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 215 sq.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 340.

ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996, p. 193.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1966-1971 (2e tirage), p. 187 sq.

NICOLE Pierre, Du scandale, Essais de morale, t. VI, Paris, Desprez, éd. 1733, p. 89 sq.

PONTAS Jean, Dictionnaire des cas de conscience, t. II, article Scandale, Paris, Migne, 1847, p. 577 sq.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 413 sq.

SELLIER Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 508 sq.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal, Paris, Champion, 2008, p. 494-495.

 

 

Éclaircissements

 

Si Jésus-Christ n’était venu que pour sanctifier, toute l’Écriture et toutes choses y tendraient, et il serait bien aisé de convaincre les infidèles.

 

Pascal commence par examiner deux suppositions (toutes deux irréelles) qui paraissent contradictoires, donc exclusives l’une de l’autre.

Première supposition : Jésus-Christ est venu seulement pour sanctifier. En général, Pascal oppose le verbe éclairer ou éclaircir à aveugler. Mais éclairer n’est que le moyen qui permet de sanctifier, c’est-à-dire de rendre saint.

Le sens du verbe convaincre est ici plutôt d’ordre juridique que rhétorique. Furetière retient surtout le sens de persuader quelqu’un. Mais il semble que le sens soit plus proche de celui que retient Richelet, qui définit convaincre : faire voir clairement que le crime dont on accuse quelqu’un est vrai, faire voir, montrer sensiblement. Convaincre signifie dans ce cas faire voir clairement que l’adversaire a tort, sans enfermer l’idée qu’il en ait été intimement persuadé, mais seulement qu’il demeure sans réponse.

Toute l’Écriture et toutes choses y tendraient est une addition. Voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal, p. 494-495. Additions tendant à renforcer la forme adversative.

L’Écriture, dans ce cas, contiendrait une révélation claire et sans équivoque.

Toutes choses : il s’agit du déroulement des événements, lors de la carrière du Christ, qui montrerait clairement que Jésus est le Messie.

Cette première hypothèse représente une éventualité qui serait commode, et satisfaisante pour l’apologétique : Jésus-Christ est venu seulement pour sanctifier. La conséquence est qu’il n’y aurait aucune obscurité, ce qui rendrait la conversion des infidèles facile. Au moins la situation serait nette.

L’idée peut se comparer à celle de Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268) : Si Dieu n’eût permis qu’une seule religion, elle eût été trop reconnaissable.

Fondement 20 (Laf. 242, Sel. 275). Que Dieu s'est voulu cacher.

S'il n'y avait qu'une religion Dieu y serait bien manifeste.

S'il n'y avait des martyrs qu'en notre religion de même.

 

Si Jésus-Christ n’était venu que pour aveugler, toute sa conduite serait confuse et nous n’aurions aucun moyen de convaincre les infidèles.

 

Deuxième supposition : Si J.-C. n’était venu que pour aveugler toute sa conduite serait confuse et nous n’aurions aucun moyen de convaincre les infidèles. La conséquence est facile : là aussi, on aboutirait à une situation sans équivoque. En effet, la conduite du Christ laisserait le Dieu caché dans son obscurité. On ne saurait reconnaître nettement en Jésus-Christ le Messie. De nouveau, la situation serait nette, et les chrétiens ne pourraient convaincre les infidèles.

 

Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre les infidèles et ils ne peuvent nous convaincre.

 

S’agit-il d’une double réduction à l’absurde ? Ce serait le cas si les deux hypothèses, soit que les chrétiens puissent convaincre les incrédules, soit que les chrétiens ne puissent convaincre les incrédules, amenaient chacune une conséquence qui soit contradictoire ou contraire à une évidence. Mais ce n’est pas le cas. Pascal ne discute pas ces deux hypothèses. Il leur en substitue une troisième.

Isaïe, VIII, 14. « Et erit vobis in sanctificationem in lapidem autem offensionis et in petram scandali duabus domibus Israhel in laqueum et in ruinam habitantibus Hierusalem. » Traduction de Sacy : « Et il deviendra votre sanctification, et il sera une pierre d’achoppement, une pierre de scandale pour les deux maisons d’Israël, un piège et un sujet de ruine à ceux qui habitent dans Jérusalem ». Havet, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 49, note que ce ne sont pas tout à fait les mots du texte.

L’hypothèse commune aux deux suppositions précédentes, c’est que Jésus-Christ est venu pour accomplir une action simple, soit pour sanctifier seulement, soit pour aveugler seulement. Leur forme commune permet à Pascal de les mettre dans le même sac, et de leur substituer une troisième hypothèse, qui unit les termes apparemment contradictoires qu’elles séparaient : Jésus n’est pas venu in sanctificationem aut in scandalum, mais in sanctificationem et in scandalum.

On s’aperçoit alors que l’on a cru que l’on avait affaire à trois possibilités, on en a de nouveau deux, une alternative et une conjonction :

Alternative : Jésus est venu in scandalum ou in sanctificationem,

Conjonction : Jésus est venu in santificationem et in scandalum.

Le mot scandale dans ce texte n’a évidemment pas le sens qu’il a en théologie morale.

 

Scandale

 

Nicole Pierre, Du scandale, Essais de morale, t. VI, Paris, Desprez, éd. 1733, p. 89 sq., § II. « Scandale signifie [...] ce qui cause une chute, c’est-à-dire un péché, ou qui est capable d’en causer. Ainsi scandaliser, c’est donner occasion de chute à quelqu’un ».

En théologie morale, le scandale est un crime.

Boulenger Abbé, La doctrine catholique, II, La morale, § 208, p. 84. Scandale : du latin scandalum, pierre d’achoppement. Étymologiquement, c’est un obstacle qu’on rencontre sur son chemin et qui peut causer la chute. Celui qui pose l’obstacle ou occasion de péché, donne le scandale (scandale actif) ; celui qui s’y heurte reçoit le scandale (scandale passif). Voir 215, p. 95 sq. Le scandale, c’est tout acte extérieur qui peut porter le prochain au péché. Trois conditions sont requises pour qu’il y ait scandale : il faut que l’acte soit extérieur : on peut scandaliser par des paroles contraires à la foi et aux mœurs (blasphèmes, imprécations, paroles licencieuses), soit pas des actes qui poussent au mal ceux qui en sont témoins, soit par des écrits, soit par omission d’actes commandés. L’acte doit être mauvais en soi, ou en apparence seulement (celui qui mange en public de la viande un jour défendu scandalise même s’il bénéficie d’une dispense). La troisième condition est que l’acte puisse porter le prochain au péché. Il y a scandale lorsque les trois conditions sont réunies, et il n’est pas alors nécessaire que la chute du prochain s’ensuive. La gravité du scandale vient de ce que le scandaleux travaille à perdre les âmes, et surtout de ce qu’il produit un mal contagieux et le plus souvent difficilement réparable.

Pontas Jean, Dictionnaire des cas de conscience, t. II, article Scandale, p. 577 sq. « Le scandale est toute action qui peut induire au péché. Le scandale est actif ou passif ; c’est-à-dire donné ou pris. Le scandale actif consiste dans une action ou même une omission, propre à être un sujet de chute à ceux qui en sont témoins. Ce scandale est quelquefois direct, quand on veut expressément porter au mal ; quelquefois interprétatif, quand on fait ou qu’on dit quelque chose capable de porter au mal, sans en avoir l’intention formelle. Le scandale passif est celui qu’on prend en conséquence de ce que quelqu’un dit ou fait. Il y a deux sortes de scandale passif : l’un est pris et donné tout ensemble ; et celui-ci naît d’une action qui est mauvaise ; l’autre n’est qu’un scandale seulement pris et non donné. Ce dernier naît d’une action qui ne devrait pas le causer, soit parce qu’elle est bonne, soit parce qu’elle est indifférente. Quand le scandale vient de la pure malice de celui qui le reçoit, on l’appelle pharisaïque ; autrement on le nomme scandale des faibles. Comme tout scandale actif, tant formel qu’interprétatif, est un péché de sa nature, on est obligé de le déclarer en confession, outre l’action par laquelle on l’a causé, parce que c’est une circonstances qui augmente notablement la malice d’une action mortelle. » Raisonnement par l’impossible à deux branches. Ce n’est pas un dilemme, dans la mesure où les deux termes de l’alternative ne conduisent pas au même résultat, mais on a bien deux impossibilités, qui ne laissent qu’une issue.

 

Jésus-Christ est cause de scandale pour les pharisiens et les Juifs parce qu’ils l’ont refusé.

L’idée est clairement expliquée par le commentaire de Sacy au verset d’Isaïe : « Saint Pierre et saint Paul ont tous deux expliqué cette parole des Juifs, à l’égard desquels Jésus-Christ est devenu une pierre de scandale, parce que leur orgueil a été offensé de le voir si humble et si pauvre, alors qu’ils attendaient un Messie qui parût dans l’éclat et dans la pompe du siècle ». Références en marge : Ire lettre de Pierre, 2, 8 ; Rom. 9, 32, et Augustin, In Psalm. 13.

Mais dans ce cas, si le Christ est une cause de scandale, ce n’est pas lui qui en est responsable : c’est le cœur mauvais de ses ennemis qui cause leur péché.

Ce point est traité dans plusieurs fragments des Pensées.

Prophéties V (Laf. 487, Sel. 734). Il doit être la pierre fondamentale et précieuse. Is. 28. 16.

Il doit être la pierre d’achoppement, de scandale. Is. 8.

Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735). Captivité des Juifs sans retour.

Jer. 11. 11. Je ferai venir sur Juda des maux desquels ils ne pourront être délivrés.

Figures. [...] Sanctifiez le Seigneur avec crainte et tremblement. Ne redoutez que lui, et il vous sera en sanctification. Mais il sera en pierre de scandale et en pierre d’achoppement aux deux maisons d’Israël.

Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). Raison pourquoi figures.

[...] De sorte que ceux qui ont rejeté et crucifié J. C. qui leur a été en scandale sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui et qui disent qu’il sera rejeté et en scandale, de sorte qu’ils ont marqué que c’était lui en le refusant et qu’il a été également prouvé et par les justes juifs qui l’ont reçu et par les injustes qui l’ont rejeté, l’un et l’autre ayant été prédit.

[...] Et que J. C. sera pierre de scandale, mais bienheureux ceux qui ne seront point scandalisésen lui.

RO 415-2 (Laf. 969, Sel. 801). J. C. a été pierre de scandale.

L’idée est directement liée à la doctrine du Dieu caché.

Gouhier Henri, B. Pascal. Commentaires, p. 188. Renvoi à la lettre de Pascal à Melle de Roannez du 29 octobre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1035 sq. Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachée ; et je crois qu’Isaïe le voyait en cet état, lorsqu’il dit en esprit de prophétie : « Véritablement tu es un Dieu caché. » C’est là le dernier secret où il peut être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité, et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques : il n’y a que nous que Dieu éclaire jusque-là.

 

Mais par là même nous les convainquons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute sa conduite de part ni d’autre.

 

Les chrétiens ne peuvent convaincre les infidèles, parce que le Christ est venu pour aveugler certains hommes.

Les infidèles ne peuvent convaincre les chrétiens, parce que le Christ est venu pour apporter la révélation.

Il semble donc que la situation n’ait pas changé.

Et que par conséquent le changement de l’alternative en conjonction n’ait servi à rien.

En réalité, cette substitution apporte un changement complet à la situation.

Pascal passe en effet pour résoudre la difficulté au point de vue supérieur, et à montrer que ce point de vue correspond à une intelligence plus compréhensive que les précédentes. Ce procédé fait écho au fragment Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres. C’est à peu de chose près le même que celui que Pascal utilise dans l’argument du pari, lorsqu’il concède que les chrétiens ne peuvent rendre compte de leur foi par raison, mais qu’ils ont sur les autres la supériorité de le savoir : voir le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.

On aboutit à un paradoxe : le fait de ne pas convaincre les infidèles sert à les convaincre, en ce sens que les chrétiens disposent d’un principe qui leur permet d’expliquer l’impossibilité mutuelle de la conviction.

En revanche, la situation cesse d’être symétrique : car les infidèles ne connaissent pas le fait qu’il n’y a de conviction de part ni d’autre, mais ne disposent d’aucun principe pour rendre compte de cet état de choses.

Et du même coup, Pascal aboutit à une double conclusion :

1. le Christ est bien venu in sanctificationem et in scandalum, ce qui laisse subsister le dogme du Dieu caché,

2. les chrétiens ont sur les infidèles la supériorité de connaître l’impossibilité réciproque de la conviction, que les infidèles ignorent.