Fragment Grandeur n° 10 / 14 – Papier original : RO 165-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 155 p. 39v / C2 : p. 60

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 178-179 / 1678 n° 3 p. 174-175

Éditions savantes : Faugère II, 82, IX / Havet I.3 / Brunschvicg 397 / Tourneur p. 196-1 / Le Guern 105 / Lafuma 114 / Sellier 146

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Bibliographie

 

 

DAVIDSON Hugh, The origins of certainty. Means and meanings in Pascal’s Pensées, Chicago and London, The University of Chicago Press, p. 20.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P.U.F., 1993, p. 428 sq.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 131 sq.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923, p. 63 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES, 1993, p. 209-210.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, I, Dieu sensible au cœur, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 86.

THIROUIN Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467.

 

 

Éclaircissements

 

La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable.

 

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 174. L’instinct de grandeur.

Cette idée n’a pas seulement une portée apologétique. Elle exprime une vérité valable universellement. La grandeur de l’homme se révèle, même au chrétien, dans les moments où il ressent le plus vivement son humiliation à l’égard de Dieu. Le Mémorial comporte l’expression « Grandeur de l’âme humaine ».

 

Un arbre ne se connaît pas misérable.

 

Le fragment Grandeur 7 (Laf. 111, Sel. 143), prend les choses en partant de la nature de l’homme et en imaginant ce qu’elle deviendrait si on lui ôtait la pensée et le sentiment. Ici, Pascal part de la nature de l’arbre et souligne ce qui lui manque pour faire une créature comparable à l’homme.

 

Opposition de la privation et de la possession

 

Pascal s’appuie ici implicitement sur la distinction classique de plusieurs sortes de contraires. Sur la nature de ces différentes contrariétés en général, voir les notes attachées à la liasse Contrariétés. Dans le fragment Laf 114, Sel. 146, il s’appuie sur un type particulier de contrariété, qui est celle des contraires privatifs.

Le nerf de l’argument, c’est que, alors que l’arbre ne sent pas sa condition comme une privation, l’homme voit dans sa misère la privation d’une dignité qui lui est due, mais dont il a été dépossédé. La misère est ainsi considérée comme le contraire de la grandeur, mais comme un contraire privatif.

Chenique François, Éléments de logique classique. L’art de penser, de juger et de raisonner, Paris, L’Harmattan, 2006. L’opposition de la privation et de la possession introduit un type d’opposition plus marqué que la simple opposition des contraires, car la communauté de genre qui subsistait entre les contraires disparaît ici pour ne laisser place qu’à une communauté de sujet. Les termes s’opposent alors de manière que l’un d’entre eux est la privation de la propriété exprimée par l’autre ; le cas de la vue et de la cécité est le plus souvent cité.

Cicéron, Topiques, 47. Les contraires privatifs (privantia, sterètika) sont par exemple dignitas et indignitas, qui expriment l’un une possession, l’autre une privation.

Aristote, Organon, I, Catégories, éd. Tricot, Paris, Vrin, 1977, sur l’opposition de la privation et de la possession p. 58. Exemple : la vue est le contraire de la cécité de l’œil. On reconnaît trois conditions pour que le sujet soit privé d’un habitus :

1. qu’il soit apte à recevoir l’habitus (une pierre ne peut être privée de la vue) ;

2. que la privation soit attribuée à la partie du corps qui possède naturellement l’habitus (l’homme est aveugle quand l’œil est privé de la vue) ;

3. que la privation ait lieu au temps où l’habitus appartient normalement au sujet (à sa naissance, l’homme ne voit pas, quoiqu’il ne soit pas aveugle).

Impossibilité d’un changement réciproque : p. 64. Il peut y avoir passage de la possession à la privation, mais non de la privation à la possession.

Ramus Pierre, Institutionum dialecticarum libri tres, 1550. Les dissentanea : p. 62 sq. « Contrariorum species quatuor sunt », parmi lesquelles les privantia : « privantia sunt contraria, habitum, habitusque privationem significantia : ut sobrius et ebrius » : p. 62.

 

C’est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

 

Le premier temps du texte, C’est être misérable que de se connaître misérable, n’est une tautologie qu’en apparence. Le mot donc souligne clairement que c’est une conclusion et non un principe évident.

En effet, se connaître misérable n’est pas identique à être misérable, car on peut fort bien être misérable sans le savoir.

D’autre part, il ne va pas de soi que la connaissance de la misère est elle-même une misère ou un facteur supplémentaire de misère (On pourrait soutenir que connaître sa misère est le premier pas dans le sens de l’amélioration de soi-même ; mais ce n’est pas ce qu’entend Pascal).

Il faut donc bien une proposition qui permet de passer du fait que l’homme est misérable à l’idée que la conscience de cette misère est un surcroît de misère.

Pascal soutient sur ce point que la conscience de la misère est nécessaire à l’existence de cette misère, de sorte que la conscience de la misère est une partie essentielle de la misère. Le cas de l’arbre ou de la maison ruinée dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 437, Sel. 689), servent à établir cette thèse : si une maison ou un arbre, qui sont insensibles, ne sont pas misérables, c’est que la misère tient à la sensibilité, c’est-à-dire au sentiment et à la conscience de la misère.

Suivant le présent fragment, un arbre ne se connaît pas misérable. Le fragment Preuves par discours III est encore plus précis, puisqu’il ajoute l’idée de ruine : On n’est pas misérable sans sentiment, une maison ruinée ne l’est pas.

Pascal tire dans le présent fragment l’une des conclusions qui s’imposent : comme on n’est pas misérable sans sentiment, la connaissance de la misère est elle-même une misère.

La seconde conclusion n’est pas tirée dans le présent fragment, mais seulement dans Preuves par discours III : puisque l’on n’est pas misérable sans sentiment, il n’y a que l’homme de misérable, parce qu’il n’y a que lui qui ait le sentiment, donc qui soit capable de connaître sa misère.

Dans cette première partie du texte, on ne sort pas du fait de la misère.

 

Mais le fragment Grandeur 10 comporte alors un second raisonnement, qui fait passer du fait de la misère à sa signification, c’est-à-dire à l’interprétation de ce fait : c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. Il ne s’agit plus de savoir en quoi consiste la misère, mais ce qu’elle signifie : Pascal affirme que la misère implique la grandeur, dans la mesure où elle suppose que l’homme possède la pensée, qui met l’homme au-dessus des êtres inanimés.

Ce raisonnement prépare les fragments où Pascal dira que si l’homme connaît sa misère par sa pensée, c’est qu’il est, comme un roi dépossédé (Grandeur 12 - Laf. 116, Sel. 148), capable de comparer son état présent à un état ancien perdu où il n’était pas misérable, ce qui implique qu’il a été « dépossédé » d’une grandeur qui appartenait à sa nature. Par conséquent, la conscience de la misère a beau être en elle-même une misère, elle est signe de la grandeur.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 86 sq. La grandeur marquée par la misère. « Il y a donc, entre la grandeur et la misère, un rapport complexe de cause à effet dans un sens, de signe à chose signifiée dans l’autre : la grandeur est source de misère, et la misère est signe de grandeur » : p. 88. Donc la grandeur se conclut de la misère.

Chevalier Jacques, Pascal, Paris, Plon, 1922, p. 251 sq.

Mais le schéma de l’argumentation s’arrête ici, et ne se poursuit pas comme il le fera dans la liasse Contrariétés. Le mouvement de renversement du pour au contre va ici de l’affirmation de la misère à celle de la grandeur ; mais il est ici arrêté avant que soit entamé le mouvement en sens inverse, de la grandeur à la misère. Le va-et-vient sera expliqué dans la liasse suivante.

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 428 sq. Renversement du pour au contre.

Davidson Hugh, The origins of certainty, p. 20. Implication mutuelle dans le renversement du pour au contre.