Fragment Grandeur n° 6 / 14 – Papier original : RO 191-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 148 à 151 p. 37bis v° à 39 / C2 : p. 58 à 60

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes... : 1669 et janv. 1670 p. 160-162 / 1678 n° 1 p. 158-160 ;

Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 244-245 / 1678 n° 15 p. 236-237

Éditions savantes : Faugère II, 108, XXIX / Havet VIII.6 / Michaut 420 / Brunschvicg 282 / Tourneur p.195-1 / Le Guern 101 / Lafuma 110 / Sellier 142

 

 

P-R-pages

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXI - Contrarietez estonnantes... : 1669 p. 160-162 / janv. 1670 p. 160-162 /

1678 n° 1 p. 158-160

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 [...]

Nous connaissons, disent-ils, la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse ; et c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes. C’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaie de les combattre. Les Pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet y travaillent inutilement 2. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme, par exemple, qu’il 3 y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances d’intelligence et de sentiment qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle fonde tout son discours. Je sens qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite, qu’il n’y a point deux nombres carrés, dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment, et à l’intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu’il serait ridicule que l’intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu’à humilier la raison qui voudrait juger de tout ; mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte : toutes les autres ne peuvent être acquises que par le raisonnement.

[...]

 

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.

Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours - Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 Ed. 1678 : utilement.

3 Un s a été ajouté par erreur dans l’éd. mars 1670. N’est pas dans l’éd. 1678.

 

Commentaire

 

Les éditeurs de l’édition de Port-Royal suppriment le mot cœur dans toute la partie du texte qui touche les connaissances naturelles. Ils le remplacent soit par des termes qui désignent le mode d’opération du cœur, sentiment, intelligence (qui n’a jamais le même sens que cœur sous la plume de Pascal), soit par une paraphrase composée de plusieurs termes, sentiment et […] intelligence vive et lumineuse. En revanche, ils retiennent cœur pour la partie relative à la foi divine, conformément à l’usage qu’en font la Bible et saint Augustin. Alors que Pascal tente de faire une synthèse de tous les modes de connaissance, naturel et surnaturel, les éditeurs réservent le mot cœur au second.

 

Cousin Victor, Rapport à l'Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 203 sq. Texte de Port-Royal.

Port-Royal intègre le fragment dans un ensemble plus vaste, qui correspond à Contrariétés 13 (Laf. 131, Sel. 164) :

« XXI. Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses.

Rien n’est plus étrange dans la nature de l’homme que les contrariétés que l’on y découvre à l’égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité ; il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tâche de la saisir, il s’éblouit et se confond de telle sorte, qu’il donne sujet de lui en disputer la possession. C’est ce qui a fait naître les deux sectes de Pyrrhoniens et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l’homme toute connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables qu’elles augmentent la confusion et l’embarras de l’homme, lorsqu’il n’a point d’autre lumière que celle qu’il trouve dans sa nature.

Les principales raisons des Pyrrhoniens sont, que nous n’avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or, disent-ils, ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité ; puis que n’y ayant point de certitude hors la foi ; si l’homme est créé par un Dieu bon, ou par un démon méchant, s’il a été de tout temps, ou s’il s’est fait par hasard, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon nôtre origine. De plus, que personne n’a d’assurance hors la foi, s’il veille, ou s’il dort ; vu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement veiller, qu’en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements ; on sent couler le temps, on le mesure ; et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu, ou, quoiqu’il nous en paraisse, nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étants alors des illusions, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu’on rêve en entassant songes sur songes ?

Je laisse les discours que font les Pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l’éducation, des moeurs, des pays, et les autres choses semblables, qui entraînent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements.

L’unique fort des Dogmatistes, c’est qu’en parlant de bonne foi et sincèrement on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons, disent-ils, la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse ; et c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes. C’est en vain que le  raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme, par exemple, qu’il y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu’aucune de celle que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances d’intelligences et de sentiment qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle fonde tout son discours. Je sens qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite, qu’il n’y a point deux nombres carrés, dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment, et à l’intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu’il serait ridicule que l’intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu’à humilier la raison qui voudrait juger de tout ; mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte : toutes les autres ne peuvent être acquises que par le raisonnement.

Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au Dogmatisme, ou au Pyrrhonisme ; car qui penserait demeurer neutre serait Pyrrhonien par excellence : cette neutralité est l’essence du Pyrrhonisme ; qui n’est pas contr’eux est excellemment pour eux. Que sera donc l’homme en cet état ? Doutera-t-il de tout ? Doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera-t-il s’il est ? On n’en saurait venir là : et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de Pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. Dira-t-il au contraire, qu’il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu’on le pousse, n’en peut montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise ?

Qui démêlera cet embrouillement ? [...]. »

 

 

P-R-pages

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 p. 244-245 / janv. 1670 p. 244-245 / 1678 n° 15 p. 236-237

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

  

P-R-fleuron Ceux à qui Dieu a donné la Religion par sentiment 2 du cœur sont bien heureux, et bien persuadés. Mais pour ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui-même dans le 3 cœur, sans quoi la foi est inutile pour le salut.

 

Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 Le manuscrit donne « sentiment ». Mis au pluriel dans l’éd. mars 1670. Au singulier dans l’éd. 1678.

3 Cette partie de texte était fidèle au manuscrit dans l’éd. 1669.