Dossier de travail - Fragment n° 17 / 35  – Papier original : RO 485-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 15 p. 195 / C2 : p. 6

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janvier 1670 p. 169  / 1678 n° 3 p. 166

Éditions savantes : Faugère II, 90, XXVII / Havet VIII.11 / Brunschvicg 438 / Tourneur p. 303-1 / Le Guern 378 / Lafuma 399 / Sellier 18

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Bibliographie

 

 

COURCELLE Pierre, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris, Études augustiniennes, 1963.

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, 1979, p. 508-520.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

MAGNIONT Gilles, Traces de la voix pascalienne, Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, Presses Universitaires de Lyon, 2003.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

 

 

Éclaircissements

 

Pour montrer les apories dans lesquelles on tombe lorsque l’on tente de comprendre la nature et la conduite de l’homme à l’égard de Dieu sans recourir à la doctrine du péché originel et de la corruption de la nature, Pascal imagine un dilemme dans lequel l’argument de chacun des interlocuteurs réduit la thèse de l’autre à l’absurde en invoquant une vérité d’expérience.

Les dilemmes sont fréquents chez Pascal. Sur l’usage du dilemme dans l’œuvre de Pascal, voir

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, 2008, p. 502 sq.

Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 508-520.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XV, éd. D. Descotes, Champion, 2011, p. 416 sq. On peut définir un dilemme par un raisonnement composé où après avoir divisé un tout en ses parties, on conclut affirmativement ou négativement du tout ce qu’on a conclu de chaque partie. Au sens actuel, un dilemme est un raisonnement dont une prémisse contient une alternative à deux termes, et dont les autres prémisses montrent que les deux cas de l’alternative impliquent la même conséquence.

Kibédi-Varga Aron, Rhétorique et littérature, Études de structures classiques, Paris, Didier, 1970, p. 65-66. Définition de Bary : le dilemme est un argument qui presse tellement l’adversaire que quelque proposition qu’il prenne des deux qu’on lui donne à choisir, il se trouve fort embarrassé.

Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie, Traité de l’argumentation, p. 318. Le dilemme est une forme d’argument où l’on examine deux hypothèses pour en conclure que, quelle que soit celle que l’on choisit, on aboutit à une même conclusion. Celle-ci peut être positive, quand les deux branches de l’alternative confirment une même conclusion, comme dans les fragments suivants :

Ms Joly de Fleury p. 248v (Sel. 784) : Pourquoi Dieu ne se montre‑t‑il pas ? - En êtes‑vous dignes ? - Oui. Vous êtes bien présomptueux, et indigne par là. - Non. - Vous en êtes donc indigne.

Loi figurative 17 (Laf. 262, Sel. 293)Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ? S’ils le reçoivent ils le prouvent par leur réception, car les dépositaires de l’attente du Messie le reçoivent et s’ils le renoncent ils le prouvent par leur renonciation.

On trouve un raisonnement proche du présent fragment, mais présenté sous cette forme positive, dans Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160), selon lequel la nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, [...] et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes. La dispute s’explique par un malentendu sur les principes : car l’un nie la supposition de l’autre. L’un dit : il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent, l’autre dit : il s’éloigne de la fin quand il fait ces basses actions.

Pascal aurait pu donner au présent fragment une forme semblable, comme l’homme n’est pas fait pour Dieu puisqu’il lui est contraire, et l’homme est fait pour Dieu, puisqu’il ne trouve son bonheur qu’en lui. Mais comme il ne cherche pas ici à dévoiler la source de la dispute entre les philosophes, mais à montrer que les deux branches de l’alternative conduisent également à une impossibilité, il recourt à la forme du dilemme réfutatif, ce que Furetière appelle un « argument fourchu, qui après avoir divisé une proposition en affirmative et en négative, fait voir l’absurdité des deux côtés. »

À cet effet, il présente chaque thèse sous la forme d’une supposition, qu’il récuse en s’appuyant sur l’argument qui soutient la thèse contraire.

À l’hypothèse Si l’homme est fait pour Dieu, il oppose une évidence que l’on invoque généralement pour soutenir que l’homme n’est pas fait pour Dieu, savoir que l’homme est contraire à Dieu.

À l’hypothèse Si l’homme n’est pas fait pour Dieu, il oppose une évidence que l’on invoque généralement pour soutenir que l’homme est fait pour Dieu, savoir que l’homme n’est heureux qu’en Dieu.

L’emploi de la forme interrogative donne au fragment l’allure d’un dialogue fictif dans lequel les répliques de deux interlocuteurs se suivent du tac au tac, chacun réfutant la thèse de l’autre. Chacun alléguant pour principe un fait d’expérience irrécusable, la discussion tourne naturellement à l’aporie, par « l’absurdité des deux côtés ». L’avantage de ce procédé, c’est qu’il souligne l’impuissance à laquelle chacun des interlocuteurs réduit l’autre. L’absence de réponse souligne avec une ironie implicite l’embarras dans lequel les interlocuteurs se jettent mutuellement. Sur la technique pascalienne des questions sans réponse, et la manière dont elles tendent à engendrer un dialogisme, voir Magniont Gilles, Traces de la voix pascalienne, Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, p. 151 sq.

Le fragment ne propose aucune résolution de cette aporie. Mais Pascal a esquissé la leçon qu’en tire le chrétien dans le fragment Philosophes 3 (Laf. 141, Sel. 174), que c’est une belle chose de crier à un homme qui ne se connaît pas, qu’il aille de lui-même à Dieu. Et la belle chose de le dire à un homme qui se connaît. Seule la doctrine chrétienne du péché originel permet de la résoudre, et de soutenir à la fois que l’homme est contraire à Dieu par la corruption dont l’a marqué le péché originel, et qu’il est fait pour Dieu avec le secours de la grâce.

 

Si l’homme n’est fait pour Dieu pourquoi n’est‑il heureux qu’en Dieu ?

 

Il s’agit d’une réminiscence d’un passage de saint Augustin, Confessions, I, 1. « Tu excitas, ut laudare te delectet, quia fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te » ; tr. : « Tu nous a faits pour toi et notre cœur est dans l’inquiétude jusqu’à ce qu’il se repose en toi ». Voir l’édition Sellier et Barenne, Folio, p. 365.

Voir Courcelle Pierre, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris, Études augustiniennes, 1963, p. 432-433. Sur la phrase du Prologue du livre I des Confessions.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., “Des Confessions aux Pensées”, p. 353-388. Voir p. 360 sq., sur ce fragment et l’inquiétude d’un être fait pour Dieu. Il faut aussi renvoyer aux Confessions, Livre X, ch. 21-22, qui s’appuie sur le même pivot, le Fecisti nos ad Te. Dans la traduction d’Arnauld d’Andilly, le titre du chapitre 22 du livre X est Que la félicité consiste dans la véritable joie qui ne se trouve qu’en Dieu : p. 361. Le chapitre 21 qui précède insiste sur l’universalité du désir d’être heureux.

Voir la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1001. « Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente. C’est Dieu même que je demande et que je cherche ; et c’est à vous seul, mon Dieu, que je m’adresse pour vous obtenir ».

Le fragment fait écho à Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Seconde partie. Que l’homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice. Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas, est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades de tous pays, de tous les temps, de tous âges, et de toutes conditions. [...] Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même.

 

Si l’homme est fait pour Dieu pourquoi est‑il si contraire à Dieu ?

 

Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Seconde partie. Que l’homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice. Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas, est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. [...] [Dieu] seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.

L’argument repose sur le principe que ce qui est fait pour une fin doit tendre à cette fin, la désirer et pouvoir l’atteindre.

Cet argument fait écho à Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160), où l’un des interlocuteur dit : il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent, l’autre dit : il s’éloigne de la fin quand il fait ces basses actions.

Que l’homme soit contraire à Dieu, c’est l’une des propositions qu’il faut admettre selon A P. R. pour entrer sur la voie de la vérité :

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes.

Fausseté 3 (Laf. 205, Sel. 237). S’il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout, - tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la vraie religion nous enseigne à n’adorer que lui et à n’aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons dans l’impuissance d’adorer ce que nous ne connaissons pas et d’aimer autre chose que nous il faut que la religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de ces impuissances et qu’elle nous apprenne aussi les remèdes. Elle nous apprend que par un homme tout a été perdu et la liaison rompue entre Dieu et nous, et que par un homme la liaison est réparée. Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu’il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste.

Sur la manière dont la concupiscence engendrée par le péché a rendu l’homme contraire à Dieu, voir les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 793 sq.

Voir aussi dans la Lettre sur la mort de son père (17 octobre 1651), OC II, éd. J. Mesnard, p. 857-858, l’explication de la manière dont, « le péché étant arrivé », l’homme a perdu l’amour de Dieu avec lequel il avait été créé, et dont « l’amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour propre s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté ».

La conversio ad creaturas, c’est-à-dire la chute dans l’amour des créatures pour soi-même est associée à l’aversio mentis a Deo, « une aversion, et un éloignement de Dieu, et un désordre, qui empêche que nos actions ne regardent, et ne tendent à Dieu » (Mersenne, L’impiété des déistes, I, éd. Descotes, Paris, Champion, p. 272). Sur ce sujet, voir Arnauld Antoine, Apologie de M. Jansénius, Livre I, ch. VII, p. 79, Œuvres, XVI, p. 112-113 : « Son âme qui était auparavant unie, et attachée à Dieu par une affection toute sainte, et un amour tout divin, s’est toute tournée vers les créatures, et s’y est attachée par l’ardeur et la violence de toutes ses passions. Son esprit qui était auparavant tout plein de lumière, s’est tout couvert d’obscurité et de ténèbres ; et son corps qui suivait auparavant son esprit sans pensée et sans résistance s’est révolté contre lui, et n’a plus recherché que ce qui contente les sens. »

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923, p. 57 sq., sur les conséquences du péché.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 163 sq.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 114 sq.

 

Pour approfondir…

 

Sur la forme du fragment

 

Sur les constructions en symétrie, les parallélismes et la répétition chez Pascal, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 602 sq. Pascal s’appuie sur les jeux conjugués d’antithèse pour encadrer une structure parallèle. Sur la technique de combinaison de la brièveté, de l’antithèse et de la répétition, voir p. 611 sq. Le présent fragment donne un excellent exemple des « figures de continuité phonique » étudiées p. 618 sq.

La forme du fragment a un aspect quasi poétique. Les deux lignes ont le même nombre de syllabes (15), mais différemment réparties. Cela répond au principe que, dans une suite arithmétique, limitée, la somme de deux termes équidistants des extrêmes est constante et égale à la somme des extrêmes. Voir Arnauld Antoine, Nouveaux éléments de géométrie, Livre II, 1e version (1667), Théorème XXVI, in Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2009, p. 157-158. « La plus considérable propriété de la proportion arithmétique est que les extrêmes ajoutés ensemble font une somme égale à celle des deux du milieu. »

 

Si l’homme n’est fait pour Dieu pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ?

7 syllabes

8 syllabes

15 syllabes

Si l’homme est fait pour Dieu pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

6 syllabes

9 syllabes

15 syllabes

 

Le rythme est 7-8-6-9. Le pourquoi placé au milieu donne un relief frappant au mot clé.