Fragment Contrariétés n° 10 / 14 – Papier original : RO 201-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 173 et 174 p. 47 / C2 : p. 68
Éditions savantes : Faugère II, 92, V / Havet I.10 / Michaut 442 / Brunschvicg 415 / Tourneur p. 198-4 / Le Guern 118 / Lafuma 127 / Sellier 160
La nature de l’homme se considère en deux manières. L’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable. L’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre. L’un dit : Il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent. L’autre dit : Il s’éloigne de la fin, quand il fait ces basses actions.
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Pascal tente ici d’expliquer la différence des thèses qui opposent les philosophes par celle de leurs perspectives. Chaque thèse est définie par la notion qui est prise pour référence, et en fonction de laquelle le reste est jugé. Si l’on prend pour point de référence la fin, c’est-à-dire ce pour quoi l’homme est fait, on est conduit à raisonner comme le fait Épictète le stoïcien selon l’Entretien avec Monsieur de Sacy : « Épictète […] est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux ». Cette perspective détermine la manière dont est saisie la nature de l’homme. Par sa fin, il est grand et incomparable ; et les basses actions que l’on constate dans la vie ordinaire ne peuvent être comprises que comme des manquements à ce qu’exige cette fin.
En revanche, si l’on prend pour point de départ et comme référence du jugement la multitude, c’est-à-dire la réalité de la condition humaine telle qu’elle se présente à l’observateur, les basses actions que les hommes commettent n’étant manifestement pas orientées vers la fin fixée par Épictète, on conclut que cette fin n’est pas celle de la nature humaine, comme le font les sceptiques, ou les épicuriens, qui considèrent que la véritable fin de l’homme est le plaisir. La nature de l’homme considérée en elle-même ne change donc pas. Ce qui change, c’est le point de vue auquel les philosophes se placent et la manière dont ils jugent cette nature, les uns par référence à ce qu’elle devrait être, les autres par ce qu’elle est. En d’autres termes, ils diffèrent par les principes qui définissent leur perspective respective, et des principes différents engendrent des doctrines différentes. Cette différence tourne à la contrariété parce que non contente de ne pas adopter les mêmes principes, chacune de deux sectes philosophiques nie les principes de l’autre, ou, comme le dit Pascal, la supposition de l’autre, c’est-à-dire l’hypothèse sur laquelle il se fonde.
Animum arcendi : l’édition Sellier-Ferreyrolles traduit, suivant Bruschvicg, la disposition à écarter (par les aboiements), comme disposition propre au chien de garde. Havet, éd. des Pensées, 1866, p. 12, pense qu’il s’agit de l’instinct d’arrêter, l’instinct du chien d’arrêt.
Fragments connexes
Raisons des effets 8 (Laf. 82, Sel. 123). Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander la raison. De vrai, dit‑il, d’où vient, etc.
Grandeur 1 (Laf. 105, Sel. 137). Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre.
Mots-clés : Cheval – Chien – Course – Fin – Grandeur – Homme – Multitude – Nature – Philosophe – Supposition.