Dossier de travail - Fragment n° 29 / 35 – Papier original : RO 75-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 26 p. 197 / C2 : p. 9
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 179-180 /
1678 n° 5 p. 175-176
Éditions savantes : Faugère II, 80, V / Havet I.5 / Brunschvicg 400 / Tourneur p. 305-4 / Le Guern 390 / Lafuma 411 / Sellier 30
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
BISCHOFF Jean-Louis, Dialectique de la misère et de la grandeur chez Blaise Pascal, Paris, L’Harmattan, 2001. DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. |
✧ Éclaircissements
Grandeur de l’homme.
Voir la liasse Grandeur.
Voir sur l’idée de la grandeur de l’homme Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 208-218.
Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme
Le principe est fourni par le fragment Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160) : La nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes.
Considérer l’homme sous l’angle de la pensée, c’est bien l’envisager du point de vue de ce pour quoi il est fait. Voir Laf. 620, Sel. 513. L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut.
Laf. 759, Sel. 628. Pensée fait la grandeur de l’homme.
Or le propre de l’âme est de penser. L’estime que l’on accorde à l’âme de l’homme n’est donc pas une illusion : elle répond à une réalité.
Cette estime que l’on accorde à la grandeur de l’âme pourrait provenir de la reconnaissance altruiste de la grandeur qui se trouve dans les autres. Pascal va immédiatement montrer que ce n’est pas le cas.
que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme.
Estime : bonne ou mauvaise opinion qu’on a de la valeur, du mérite d’une personne, ou d’une chose (Furetière).
Sel. 777 (manuscrit Joly de Fleury). Nul plaisir n’a saveur pour moi, dit Montaigne, sans communication : marquede l’estime que l’homme fait de l’homme.
Preuves par les Juifs VI (Laf. 470, Sel. 707). La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.
Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.
L’idée de ce fragment est directement liée à celle de l’amour propre. Comme les hommes ont une grande estime de la grandeur de l’âme, ils veulent s’attirer pour eux-mêmes l’estime des autres.
Ainsi l’estime de la grandeur humaine est en réalité marque de présomption :
Contrariétés 2 (Laf. 120, Sel. 152). Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.
Vanité 19 (Laf. 31, Sel. 65). Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.
C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts ; mais c’est encore un plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; et nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.
Ainsi, lorsqu’ils ne nous découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu’ils ne nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause, et qu’ils nous font un bien, puisqu’ils nous aident à nous délivrer d’un mal, qui est l’ignorance de ces imperfections. Nous ne devons point être fâchés qu’ils les connaissent, et qu’ils nous méprisent, étant juste et qu’ils nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu’ils nous méprisent, si nous sommes méprisables. »
Et cette estime entraîne la haine de la vérité et la recherche du mensonge :
Laf. 806, Sel. 653. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être. Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité ou la générosité, ou la fidélité nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre. Nous serions de bon cœur poltrons pour en acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre et d’échanger souvent l’un pour l’autre. Car qui ne mourrait pour conserver son honneur celui-là serait infâme.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 152 sq. Sur le désir de vivre dans l’esprit des autres d’une vie imaginaire.
La Bruyère souligne un autre défaut de ce désir de posséder l’estime des hommes : « Nous cherchons notre bonheur hors de nous-mêmes, et dans l'opinion des hommes, que nous connaissons flatteurs, peu sincères, sans équité, pleins d'envie, de caprices et de préventions. Quelle bizarrerie ! » (Caractères, De l’homme, 76).
Il faut cependant remarquer que cette argumentation est susceptible d’un autre renversement du pour au contre supplémentaire, comme c’est le cas dans le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 470, Sel. 707), où, partant de l’affirmation de la bassesse de l’homme, Pascal conclut que la recherche de l’estime d’autrui est une marque de l’excellence de la nature de l’homme : La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.
Sur ce type de renversement, voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 428 sq.