Preuves par discours II - Fragment n° 1 / 7 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 33 p. 209 à 217 / C2 : p. 419 à 429
Éditions de Port-Royal : Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janvier 1670 p. 1-18 /
1678 n° 1 p. 1-17
Éditions savantes : Faugère II, 5 / Havet IX.1 / Michaut 898 / Brunschvicg 194 / Le Guern 398 / Lafuma 427 (série III) / Sellier 681
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✧ Éclaircissements
Sommaire
Analyse du texte Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent... Analyse du texte L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort... Analyse du texte Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde...
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Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre.
Contrairement aux apologistes polémistes qui, comme le P. François Garasse, s’en prennent de front à l’impiété des incrédules, Pascal leur reproche surtout leur ignorance de la religion qu’ils refusent et l’indifférence où ils sont de s’en informer. Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : Ils blasphèment ce qu’ils ignorent.
Voltaire, qui suit l’édition de Condorcet, transcrit dans les Lettres philosophiques, éd. Naves, Garnier, p. 281, note XVIII de 1777 sur l’édition de Condorcet, Que ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant que de la combattre : il commente en ces termes : « Il ne faut pas commencer d’un ton aussi impérieux ». Cependant, Pascal commence de façon moins abrupte et plus pédagogique dans le fragment suivant.
Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu et de la posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui la montre avec cette évidence.
Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu, et de le posséder à découvert et sans voile : voir Voltaire, Lettres philosophiques, éd. Naves, Garnier, p. 281, note XIX de 1777 sur l’édition de Condorcet : « Elle serait bien hardie ». Objection sans portée, puisque Pascal soutient justement que la religion chrétienne n’a aucune prétention sur ce point.
L’argument est du même type que celui de Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), sur la stultitia des chrétiens : il consiste à accepter l’objection proposée par les incrédules, pour la transformer en argument en faveur de la religion. De la même façon qu’il a admis que les chrétiens ne prétendent pas prouver par raison l’existence de Dieu, Pascal convient ici qu’ils n’ont pas une connaissance claire et distincte de Dieu. Mais aussi, de même que dans l’argument du pari il en a conclu que les chrétiens étaient par là même cohérents avec eux-mêmes en proclamant que leur foi est une stultitia, il peut ici soutenir qu’ils le sont encore lorsqu’ils admettent que cette obscurité dans laquelle se tient Dieu est un point fondamental de leur croyance. L’objection se trouve donc retournée en argument en faveur de la religion chrétienne.
Pascal peut alors renvoyer à certains fragments des dossiers à titres, sur l’obscurité dans laquelle se trouvent les incroyants, sans que celle-ci puisse pour autant servir d’argument contre la religion chrétienne.
Ordre 2 (Laf. 2, Sel. 38). Ordre par dialogues. Que dois-je faire. Je ne vois partout qu’obscurités.
Fondement 21 (Laf. 244, Sel. 277). Objection des athées. Mais nous n’avons nulle lumière.
On ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence : Pascal ne dit pas qu’il n’y a absolument rien qui montre Dieu dans le spectacle de la nature, mais que rien ne le révèle avec évidence. Il a en revanche remarqué dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), que la double infinité de l’univers, sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part dans la pensée de laquelle notre imagination se perd est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu. Mais c’est seulement quand on est instruit que l’on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses elles tiennent presque toutes de sa double infinité. Ce dernier point était déjà esquissé dans la liasse Ordre : voir Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38) : Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.
Mais puisqu’elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Écritures, Deus absconditus ;
Voir le dossier thématique sur Dieu caché, qui fournit les explications nécessaires sur cette formule d’Isaïe, XLV, 15. Voir le commentaire de Sacy, Isaïe, traduit en français, Paris, Desprez, 1686, ch. XLV, Explication, p. 388. Verset 15. « Vere tu es deus absconditus ». Voir p. 392. Les paroles du verset 13 s’entendent de Cyrus, ici figure du Messie, mais aussi de Jésus-Christ. « C’est lui qui a rétabli la Jérusalem non matérielle mais spirituelle, qui est son Église, qui a tiré les esclaves non des fers visibles, mais des chaînes invisibles du démon et du péché ». Les hommes sont « venus après lui comme des captifs volontaires qui n’étaient enchaînés que par leur amour. Ils ont donné sang et prières. » Ils ont dit « Vous êtes vraiment le Dieu caché, le sauveur d’Israël ; et il n’y a point d’autre Dieu que vous. Vos n’êtes caché que pour les infidèles qui ont mis un voile sur leur cœur. Mais ceux qui considèrent les merveilles que vous avez faites, ont peine à vous appeler un Dieu caché ; puisque malgré cette bassesse apparente dont votre humilité n’a pas dédaigné de se couvrir, votre grandeur éclate par tant de miracles et visibles et invisibles, et publie à tout le monde que vous êtes Dieu ». Voir aussi la préface de Les Nombres et le Deutéronome.
Fondement 20 (Laf. 242, Sel. 275) : Dieu s’est voulu cacher. S’il n’y avait qu’une religion Dieu y serait bien manifeste. S’il n’y avait des martyrs qu’en notre religion de même. Dieu étant ainsi caché toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable, et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela. Vere tu es deus absconditus.
Pascal a souligné lui-même dans le fragment Laf. 781, Sel. 644 la différence qui sépare sa méthode de celle des apologistes qui prétendent au contraire que Dieu est visible partout dans les « ouvrages de la nature » : En adressant leurs discours aux impies leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas de leur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certain que ceux qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris. Ce n’est pas de cette sorte que l’Écriture qui connaît mieux les choses qui sont de Dieu en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché et que depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par J.-C., hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée. Nemo novit patrem nisi filius et cui filius voluit revelare.
Fondement 5 (Laf. 228, Sel. 260). Que disent les prophètes de J.-C. ? qu’il sera évidemment Dieu ? non mais qu’il est un Dieu véritablement caché, qu’il sera méconnu, qu’on ne pensera point que ce soit lui, qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté puisque nous en faisons profession. Mais, dit-on, il y a des obscurités et sans cela on ne serait pas aheurté à J.-C. Et c’est un des desseins formels des prophètes : excaeca.
Fondement 20 (Laf. 242, Sel. 275). Dieu s’est voulu cacher. S’il n’y avait qu’une religion Dieu y serait bien manifeste. S’il n’y avait des martyrs qu’en notre religion de même. Dieu étant ainsi caché toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable, et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela. Vere tu es deus absconditus.
Laf. 793, Sel. 646. Il est juste qu’un Dieu si pur ne se découvre qu’à ceux dont le cœur est purifié.
Dossier de travail (Laf. 394, Sel. 13). Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché vous lui rendrez grâces de ce qu’il s’est tant découvert et vous lui rendrez grâces encore de ce qu’il ne s’est pas découvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint.
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Autre texte relatif au Dieu qui se cache : Pascal, Lettre à Melle de Roannez du 29 octobre 1656, OC IV, p. 1035 sq.
Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 192. La naissance du thème du Dieu véritablement caché dans la strate RC/DV.
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 68 sq. Le mystère de Dieu.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 192 sq. Comment se cache Dieu ?
Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, p. 194 sq. Véritable sens de l’idée du Dieu caché. La foi porte sur les choses qui ne se voient pas : p. 194 ; alors qu’au ciel les élus ont une claire vision de Dieu.
Sellier Philippe, Pascal et la liturgie, p. 103 sq. La méditation de Pascal porte sur le secret dans lequel Dieu s’est retiré, plutôt que sur l’inconnaissance métaphysique de l’homme. Voir Nicolas de Cues, De Deo abscondito. Pascal aime se référer au Vere tu es deus absconditus d’Isaïe, XLV, 5. Les litanies du Saint-Sacrement donnent un verset très en honneur à Port-Royal : « Deus absconditus et salvator, miserere nobis » ; voir ibid., p. 104, sur le rapport avec les liturgies de Port-Royal.
Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 167. Le thème du Dieu caché dans la perspective des résistances humaines aux miracles.
Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 502. Jésus-Christ, Dieu caché.
et, enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement,
Ce point est le corrélat nécessaire du principe du Dieu qui se cache : s’il se cache, ce n’est pas pour que les hommes demeurent dans l’ignorance, mais pour qu’ils le cherchent, en s’aidant des marques qu’il a répandues par le moyen de son Église. Voir le fragment Manuscrit Joly de Fleury, f° 248 v°-249 r° (Sel. 785), in Blaise Pascal, textes inédits, recueillis et présentés par Jean Mesnard, extraits de l’édition du Tricentenaire (Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer), p. 33 : Dieu est caché. Mais il se laisse trouver à ceux qui le cherchent. Il y a toujours eu des marques visibles de lui dans tous les temps. Les nôtres sont les prophéties. Les autres temps en ont eu d’autres. Toutes ces preuves s’entretiennent toutes. Si l’une est vraie, l’autre l’est. Ainsi, chaque temps, ayant eu celles qui lui étaient propres, a connu par celles-là les autres. Ceux qui ont vu le Déluge ont cru la Création, et ont cru le Messie à venir. Ceux qui ont vu Moïse ont cru le Déluge et l’accomplissement des prophéties. Et nous qui voyons l’accomplissement des prophéties devons croire le Déluge et la Création.
Ces marques sensibles sont celles que Pascal aborde dans les liasses à titres consacrées à la présentation de la religion chrétienne : ce sont des « notes » de l’Église. Elles ont été annoncées dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez pas vous-même connaître si elles sont ou non. Ce sont les motiva credibilitatis mentionnés par Antoine Arnauld, dans sa Réponse à quelques raisons par lesquelles on prétend démontrer que ceux qui sont persuadés que les cinq propositions ne sont point dans Jansénius doivent néanmoins signer la nouvelle bulle, 27 avril 1657, Œuvres, XXI, p. 20 : « Tous les théologiens demeurent d’accord qu’afin d’être obligé de croire même les articles de foi, il faut que l’on ait des motifs qui fassent voir que l’on doit croire ; ce qu’ils appellent motiva credibilitatis. »
Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, ch. III, p. 198 sq. L’Église revendique des signes distinctifs, des propriétés essentielles qui la rendent visible et reconnaissable : p. 199. Le symbole de Nicée en compte quatre. En fait, c’est le concile de Constantinople (381) qui ajoute au Symbole de Nicée cette liste : unam, sanctam, catholicam et apostolicam ecclesiam dans l’Expositio fidei CL patrum ; voir Conciliciorum œcumenicorum decreta, Bologne, Edizioni Dehoniane, 1996, p. 24. Voir aussi Hurter H., Theologiae dogmaticae compendium in usum studiosorum theologiae, Tomus 1, Oeniponte, 1896, Tract. III, de Ecclesia, Caput IV, De notis Ecclesiae, § 315, p. 328 sq., Thesis LXIII, Unitas, sanctitas, catholicitas et apostolicitas, quae sunt proprietates Ecclesiae Christi, jure optimo ejusdem notae necessariae et sufficientes existimantur, § 319, p. 330. Les marques auxquelles Pascal pense sont indiquées dans le fragment Miracles III (Laf. 894, Sel. 448) : Les trois marques de la religion : la perpétuité, la bonne vie, les miracles. Ils détruisent la perpétuité par la probabilité, la bonne vie par leur morale, les miracles en détruisant ou leur vérité, ou leur conséquence. Si on les croit l’Église n’aura que faire de perpétuité, sainteté, ni miracles. Les hérétiques les nient, ou en nient la conséquence, eux de même, mais il faudrait n’avoir point de sincérité pour les nier, ou encore perdre le sens pour nier la conséquence.
et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur,
Voir les dossiers thématiques sur la Recherche de Dieu et Le cœur.
quel avantage peuvent‑ils tirer, lorsque dans la négligence où ils font profession d’être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu’ils objectent à l’Église, ne fait qu’établir une des choses qu’elle soutient sans toucher à l’autre et établit sa doctrine bien loin de la ruiner ?
Profession : déclaration publique et solennelle qu’on fait de sa croyance, de sa religion (Furetière). La négligence des incrédules dans la recherche sera illustrée plus bas par le discours que Pascal prête à l’incroyant paresseux.
Pascal vise à réfuter le discours que Cyrano de Bergerac attribuera plaisamment au Fils de l’hôte dans ses États et empires de la lune, éd. Alcover, p. 156-157 : « Par votre foi, mon petit animal, si la croyance de Dieu nous était si nécessaire, enfin si elle nous importait de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en aurait-il pas infus à tous des lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne. Car de feindre qu’il ait voulu jouer entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfants : « Toutou, le voilà », c’est-à-dire tantôt se masquer, tantôt de démasquer, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ç’a été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvait me donner une âme ou des organes imbéciles qui me l’auraient fait méconnaître, et si au contraire il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’aurait pas été de ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je l’eusse compris ».
Pascal répond que l’objection que les incrédules tirent du fait que Dieu n’est nulle part visible dans l’univers créé, loin d’aller contre la religion chrétienne, joue au contraire en sa faveur.
D’une part, l’affirmation que Dieu n’est pas visible dans la création est conforme au principe que Dieu se cache ; elle ne contredit donc pas la religion chrétienne.
D’autre part, l’affirmation que Dieu n’est pas visible dans la création n’exclut pas la seconde thèse de la religion chrétienne, que « Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement » : elle montre seulement que les incrédules ne les voient pas.
De sorte que cette objection confirme le premier principe de la religion et ne fait rien contre le second.
Cette argumentation a été esquissée, pour la forme comme pour le fond, dans Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183) : Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les chrétiens ; il ont leurs cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs saints, leurs religieux comme nous, etc. Cela est-il contraire à l’Écriture ? ne dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos. Mais si vous désirez de tout votre cœur de la connaître ce n’est pas assez regardé au détail. C’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va de tout... Et cependant après une réflexion légère de cette sorte on s’amusera, etc. Qu’on s’informe de cette religion, même si elle ne rend pas raison de cette obscurité peut-être qu’elle nous l’apprendra.
Il faudrait pour la combattre qu’ils criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour chercher partout et même dans ce que l’Église propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction. S’ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ces prétentions. Mais j’espère montrer ici qu’il n’y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte et j’ose même dire que jamais personne ne l’a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Écriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais en vérité je leur dirais ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon. Il s’agit de nous‑mêmes et de notre tout.
Comme Pascal a posé que Dieu, tout caché qu’il est, se laisse trouver à ceux qui le cherchent de tout leur cœur par des marques visibles de lui dans tous les temps, l’argumentation précédente présuppose que les incrédules qui ne parviennent pas à connaître Dieu ne le cherchent pas vraiment de tout leur cœur, et qu’ils se contentent d’une « réflexion légère ».
Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s’agit de nous-mêmes, et de notre tout : cette formule rappelle le vous êtes embarqué du fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), qui place aussi la question sur le terrain de l’intérêt. Dans une affaire qui engage la destinée éternelle de la personne, il n’est pas possible de se contenter d’une réflexion négligente et sommaire.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Je ne prends point cela par bigoterie, mais par la manière dont le cœur de l’homme est fait, non par un zèle de dévotion et de détachement, mais par un principe purement humain et par un mouvement d’intérêt et d’amour propre. (texte barré verticalement) NB : Pascal a évité le mot bigoterie dans la rédaction développée.
Descotes Dominique, “De la XIe Provinciale aux Pensées”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 75-83. Cette remontrance est conforme à la quatrième règle de la polémique chrétienne que Pascal énonce dans la onzième Provinciale, éd. Cognet, Garnier, 1983, p. 205-206, qui prescrit de conserver dans le cœur l’intérêt et le salut de ceux contre qui on parle.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 106 sq. Mise au point sur le sens du mot indifférence, qui peut avoir deux significations dans le langage de la spiritualité à l’époque. Dans la doctrine du pur amour, indifférence signifie indifférence à tout ce qui n’est pas la volonté de Dieu. Chez Pascal, le mot désigne l’indifférence à son salut. La première indifférence est un sommet dans la vie spirituelle et mystique ; la seconde est une aberration monstrueuse.
Je leur dirais ce que j’ai dit souvent : voir Voltaire, Lettres philosophiques, éd. Naves, Garnier, p. 281, note XXI de 1777 sur l’édition de Condorcet : « À quoi bon nous apprendre que vous l’avez dit souvent ? »