Preuves par discours II - Fragment n° 1 / 7 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 33 p. 209 à 217 / C2 : p. 419 à 429
Éditions de Port-Royal : Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janvier 1670 p. 1-18 /
1678 n° 1 p. 1-17
Éditions savantes : Faugère II, 5 / Havet IX.1 / Michaut 898 / Brunschvicg 194 / Le Guern 398 / Lafuma 427 (série III) / Sellier 681
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✧ Éclaircissements
Sommaire
Analyse du texte Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent... Analyse du texte L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort... Analyse du texte Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde...
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Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi‑même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle‑même, et ne se connaît non plus que le reste.
On trouve des indications analogues, mais dans un autre registre rhétorique, dans Transition 4 (Laf. 199, Sel. Sel. 230). Ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait. Et ainsi, si nous sommes simples matériels nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples spirituelles ou corporelles [...]. Qui ne croirait à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps que ce mélange-là nous serait bien compréhensible. C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins ; l’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c’est que corps et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés et cependant c’est son propre être : modus quo corporibus adherent spiritus comprehendi ab homine non potest, et hoc tamen homo est.
Les rapprochements avec les Essais de Montaigne que signale Bernard Croquette, Pascal et Montaigne, p. 45 sq., ne sont pas très substantiels.
Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit.
Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour.
Sur l’infinité de l’espace, voir l’Introduction à la géométrie, OC III, éd. J. Mesnard, p. 436. Principe 2. L’espace est infini selon toutes les dimensions ; et L’esprit géométrique, § 23, OC III, éd. J. Mesnard, p. 402.
Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 321 sq. Pascal construit un « psychodrame », dans lequel il prête la parole au « libertin » qui découvre le caractère tragique de sa condition.
L’éd. Brunschvicg, GEF XIII, p. 127 interprète ce passage comme le « cri pénétrant [...] d’un savant et d’un chrétien ». L’édition Ph. Sellier Classiques Garnier, 2010, p. 270, sur le fragment Transition 7 (Laf. 201, Sel. 233), fait remarquer que saint Augustin, Sur le Psaume 145, n. 12, tient à peu près le même langage : « Tu lèves les yeux vers le ciel et tu es frappé d’effroi [...]. Tu considères l’ensemble de la terre, et tu frissonnes ». Mais dans le présent fragment, ce discours est évidemment celui de l’incrédule. Il faut en conclure que, pour Pascal, le chrétien partageant avec l’incrédule la condition humaine, peut sur certains points partager aussi certains de ses sentiments.
Pascal tient compte de deux éléments : le refus de raisonner chez les incrédules, et le fait que ce refus a quelque chose de séduisant. Pour tourner la difficulté, il présente l’attitude de l’incrédule sous la forme d’un discours autodestructeur. Visée argumentative double : d’abord dégoûter les autres, ensuite faire réagir l’auteur du discours (quelque chose comme je ne dis pas cela…).
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 147 sq. Analyse de l’éloquence de ce passage.
Une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour : cette expression forme presque un alexandrin. Ce n’est pas le seul cas où Pascal place un vers dans un texte en prose. Voir l’expression Au prix du vaste tour que cet astre décrit, dans Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), remarquée par Montfaucon de Villars dans le cinquième dialogue de son De la délicatesse, voir éd. Descotes Dominique, La première critique des Pensées, Paris, C.N.R.S., 1980, p. 52. Voir Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 139, qui fait référence à la lettre de Voltaire à Mme Du Deffand du 4 mai 1772 : « Un philosophe nommé Timée a dit, il y a plus de deux mille cinq cents ans, que notre existence est un moment entre deux éternités ; et les jansénistes ayant trouvé ce mot dans les paperasses de Pascal, ont cru qu’il était de lui ». Havet corrige : plutôt que Timée, Sainte-Beuve cite des vers de l’Anthologie Palat., VII, 472 (tr. Fr. Jacobs : « Ô homme, des milliers de siècles se sont écoulés avant ta naissance, et des milliers de siècles s'écouleront après ta mort. Quelle part de vie te reste-t-il ? Un instant, et quelque chose de moins qu'un instant. Et encore cette courte existence n'a-t-elle pas le moindre charme : elle est plus triste que le noir trépas »).
Renvoi implicite à Transition 4 (Laf. 199, Sel. Sel. 230). Mais le ton est très différent. Alors que Disproportion de l’homme conduit à l’admiration silencieuse, le spectacle des infinités inspire seulement à l’incrédule le sentiment de sa précarité essentielle.
Misère 17 (Laf. 68, Sel. 102). Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante - memoria hospitis unius diei praetereuntis - le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ?
Transition 7 (Laf. 201, Sel. 233). Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 366-385. Voir p. 352. ✍
McKenna Antony, “Le libertin interlocuteur de Pascal dans les Pensées”, in Romeo Maria Vita (dir.), Abraham : individualità e assoluto, Atti delle giornate Pascal 2004, p. 117 sq. ✍
Diderot, Pensées philosophiques, éd. Vernière, XXVIII, p. 7. À l’objection qu’on ne peut vivre en repos sans savoir d’où l’on vient, qui on est, où on va, pourquoi on est venu, le sceptique répond : « je me pique d’ignorer tout cela, sans être plus malheureux [...] : ce n’est point ma faute, si j’ai trouvé la raison muette quand je l’ai questionnée sur mon état. Toute ma vie, j’ignorerai, sans chagrin, ce qu’il m’est impossible de savoir. » C’est la même attitude, mais présentée comme cohérente. Pour la faire verser dans l’absurde, Pascal doit montrer primo que la raison n’est pas muette, secundo que les connaissances demandées ne sont pas hors de la portée humaine.
La Bruyère, Caractères, Des esprits forts, I (I). « Les esprits forts savent-ils qu’on les appelle ainsi par ironie ? Quelle plus grande faiblesse que d’être incertains quel est le principe de son être, de sa vie, de ses sens, de ses connaissances, et quelle en doit être la fin ? Quel découragement plus grand que de douter si son âme n’est point matière comme la pierre et le reptile, et si elle n’est point corruptible comme ces viles créatures ? N’y a-t-il pas plus de force et de grandeur à recevoir dans notre esprit l’idée d’un être supérieur à tous les êtres, qui les a tous faits, et à qui tous se doivent rapporter ; d’un être souverainement parfait, qui est pur, qui n’a point commencé et qui ne peut finir, dont notre âme est l’image, et si j’ose dire, une portion, comme esprit et comme immortelle ? »
Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.
Pascal a composé une méditation sur la nature de la mort dans sa Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 851 sq. Mais il s’agit en l’occurrence de la mort chrétienne, alors que c’est un incrédule qui en parle dans le présent fragment. En 1651 déjà cependant, Pascal écrit que « sans Jésus-Christ », la mort « est horrible, elle est détestable et l’horreur de la nature » (p. 854).
Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude.
McKenna Antony, “Le libertin interlocuteur de Pascal dans les Pensées”, in Romeo Maria Vita (dir.), Abraham : individualità e assoluto, Atti delle giornate Pascal 2004, p. 117 sq. ✍
Voir plus haut l’expression l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux : dans l’argument du pari, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), Pascal n’a pas fait explicitement état de cette alternative, qui correspond au pari contre Dieu, qui conduit à l’anéantissement si Dieu n’est pas, et à la damnation s’il existe.
Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). Divertissement. On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire, il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.
Comme je ne sais d’où je viens : voir Voltaire, Lettres philosophiques, éd. Naves, Garnier, p. 283, note XXIV de 1777 sur l’édition de Condorcet.
Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut‑être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n’en veux pas prendre la peine ni faire un pas pour le chercher. Et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 288. Sur la manière dont Pascal, par une affectation de logique rigoureuse, souligne dans ce passage le manque de logique de la déduction. Il suffit à l’incrédule d’exposer son point de vue pour le rendre indéfendable, comme c’était déjà le cas du jésuite dans les Provinciales.
Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Avant que d’entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l’injustice des hommes qui vivent dans l’indifférence de chercher la vérité d’une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près. De tous leurs égarements, c’est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d’aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature. Car il est indubitable que le temps de cette vie n’est qu’un instant, que l’état de la mort est éternel, de quelque nature qu’il puisse être, et qu’ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l’état de cette éternité, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.
Il n’y a rien de plus visible que cela et qu’ainsi, selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s’ils ne prennent une autre voie. Que l’on juge donc là-dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissant conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s’ils pouvaient anéantir l’éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement.
Cependant, cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée.
Voilà sans doute d’une terrible conséquence. Ils sont dans le péril de l’éternité de misères ; et sur cela, comme si la chose n’en valait pas la peine, ils négligent d’examiner si c’est de ces opinions que le peuple reçoit avec une facilité trop crédule, ou de celles qui, étant obscures d’elles-mêmes, ont un fondement très solide, quoique caché. Ainsi ils ne savent s’il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s’il y a force ou faiblesse dans les preuves. Ils les ont devant les yeux ; ils refusent d’y regarder, et, dans cette ignorance, ils prennent le parti de faire tout ce qu’il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu’il soit, d’attendre à en faire l’épreuve à la mort, d’être cependant fort satisfaits en cet état, d’en faire profession et enfin d’en faire vanité. Peut-on penser sérieusement à l’importance de cette affaire sans avoir horreur d’une conduite si extravagante ? Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comme raisonnent les hommes quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu’ils sont et sans rechercher d’éclaircissement. Je ne sais, disent-ils.
Montaigne, Essais, III, IX, De la vanité, éd. cit., p. 1016 : « Je me plonge la tête baissée, stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit d’un saut, et m’étouffe en un instant, d’un puissant sommeil, plein d’insipidité et indolence. » Et III, XII, De la physionomie, p. 1098 : « Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L’une nous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est pas contre la mort, que nous nous préparons, c’est chose trop momentanée : un quart d’heure de passion sans conséquence, sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers. » Voir Laf. 680, Sel. 559. Montaigne. Les défauts de Montaigne sont grands. [...] Ses sentiments sur l’homicide volontaire, sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir. Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie [...] mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne songe qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre.
Pintard René, Le libertinage érudit dans la première moitié du dix-septième siècle, p. 28. Cas du maréchal de C., qui dit de la mort : « je m’en vas donner tête baissée dans l’avenir ». Faute d’une conviction, certains libertins se jettent dans la mort comme dans une mêlée incertaine.
De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 366-385. Voir p. 351. ✍
Les incrédules paresseux sont aussi attaqués par le jésuite François Garasse, mais en un tout autre style : voir Garasse François, La doctrine curieuse, Livre 4, Section 5, p. 354. Première proposition ridicule des beaux esprits prétendus. Qu’il faut aller son grand chemin sans se soucier de chose quelconque, ni de foi, ni de salut, ni de vertu, ni de bonnes œuvres, ains seulement de jouir de ses plaisirs et se donner du bon temps. Voir aussi p. 373 sq. « Nous ne disons pas, disent nos dogmatisants, qu’il faille se précipiter dans les hasards, et se jeter à l’aveugle au travers des hallebardes ou dans le milieu des ondes, car (p. 374) ce serait prévenir la destinée, mais nous disons qu’il ne faut user d’aucun discours, d’aucun préservatif, d’aucun antidote, et ne laisser saisir ou emporter son cœur à aucune crainte panique, comme sont les faibles esprits, mais se présenter hardiment aux hasards, affronter les destinées, et faire comme Lucilio qui mourut dans Tholose pouvant sauver sa vie, et ne le voulut pas faire de peur de perdre l’occasion de mourir en philosophe » [NB : Lucilio désigne Vanini, mort brûlé vif à Toulouse en 1619]. Voir Livre 4, Section 9, p. 388, Troisième proposition ridicule, des beaux esprits prétendus. Qu’il ne se faut point mettre en peine de son salut ou de sa damnation ; d’autant que Dieu a vu ce que nous devons devenir, et que nous ne saurions démentir la science divine : ce sera ce qu’il a prévu.
Diderot, Pensées philosophiques, éd. Vernière, XXVIII, Garnier, p. 7. À l’objection qu’on ne peut vivre en repos sans savoir d’où l’on vient, qui on est, où on va, pourquoi on est venu, le sceptique répond : « je me pique d’ignorer tout cela, sans être plus malheureux [...] : ce n’est point ma faute, si j’ai trouvé la raison muette quand je l’ai questionnée sur mon état. Toute ma vie, j’ignorerai, sans chagrin, ce qu’il m’est impossible de savoir. » C’est la même attitude, mais présentée comme cohérente. Pour la faire verser dans l’absurde, Pascal doit montrer primo que la raison n’est pas muette, secundo que les connaissances demandées ne sont pas hors de la portée humaine.
Voltaire, Lettres philosophiques, Dernières remarques, XXIV, éd. Naves, p. 283. Si on ne sait où on va, comment peut-on savoir qu’on tombera infailliblement dans le néant ou entre les mains d’un Dieu irrité ? Qui dit que Dieu peut être irrité ? N’est-il pas plus probable qu’il soit bienveillant ?
L’indifférence aristocratique à l’égard de la religion et de la mort est illustrée au théâtre par le Dom Juan de Molière, qui n’est nullement un rationaliste, ni un vrai libertin philosophe. Le rapprochement entre les textes de Pascal et de Molière est établi par Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, p. 48 sq. Voir aussi, sur le même sujet, mais dans un sens assez différent, Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 36 sq.
Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ?
Et enfin, à quel usage de la vie on le pourrait destiner ?
À quel usage de la vie on le pourrait destiner : il n’y a aucune raison de substituer à la leçon des Copies l’expression le pourrait-on destiner.
Pascal souligne l’opposition de la conduite de l’incrédule paresseux et de ce que doit être la conduite d’un honnête homme. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, p. 134-135. Sur l’ironie et les traits qui, dans ce passage, visent l’amour propre bien compris.
En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables, et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus‑Christ.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 147. Sur la manière dont ce passage constitue chez Pascal une sorte de définition du christianisme.
Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 29, sur les deux points qui constituent la foi chrétienne ; voir aussi le fragment Conclusion 2 (Laf. 378, Sel. 410). La conversion véritable consiste à s’anéantir devant Dieu et à connaître que sans médiateur il ne peut y avoir de communication entre l’homme et Dieu.
Rédemption : voir Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 568-573. Le latin redimere désigne l’acte par lequel un esclave est racheté et rendu à la liberté. Dans les Écritures, il désigne l’action salvatrice de Dieu qui délivre l’homme du péché par le sacrifice de la Croix. Voir aussi, sur la doctrine de la Rédemption, Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 339-350.
Or, je soutiens que s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.
Pascal entame ici la rétorsion qui retourne l’attitude des incrédules paresseux contre eux-mêmes. La rétorsion consiste à montrer que l’adversaire lui-même est le meilleur argument qui soit contre sa propre thèse. Voir Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, p. 274. La rétorsion, que l’on appelait au Moyen Âge la redarguitio elenchica, constitue un usage de l’autophagie, ou de l’auto-inclusion : c’est un argument qui montre que la personne qui pose une thèse est elle-même la preuve du contraire de cette thèse. Voir aussi Reboul Olivier, Introduction à la rhétorique, p. 171, qui définit ce procédé polémique comme une manière de reprendre l’argument de l’adversaire en montrant qu’il s’applique en réalité contre lui.
Pascal use de ce procédé dans les Provinciales, lorsqu’il fait présenter les casuistes par un jésuite naïf qui, en faisant l’éloge de leur théologie morale, en montre par là même les excès et la corruption. Voir Descotes Dominique, “Fonction argumentative de la satire dans les Provinciales”, in Baader Horst (éd.), Onze études sur l’esprit de la satire, p. 43-65 ; surtout p. 50-51 ; Ferreyrolles Gérard, Blaise Pascal. Les Provinciales, p. 58-59 ; Thirouin Laurent, “Imprudence et impudence. Le dispositif ironique dans les Provinciales”, in Descotes Dominique (dir.), Treize études sur Blaise Pascal, p. 167-193.
Pascal a utilisé aussi ce procédé contre les philosophes dans la partie de son apologie consacrée à réfuter les philosophes, lorsqu’il a montré que les défenseurs de la grandeur de l’homme prouvent en fait par leur discours même sa misère, et que les sceptiques qui affirment la misère de l’homme en prouvent la grandeur. Voir le fragment Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155). Ainsi la personne même des philosophes tient lieu preuve du contraire de ce qu’ils soutiennent : ce ne sont pas seulement les doctrines qui prouvent chacune la doctrine contraire, mais ceux-là même qui les tiennent : c’est une position difficile et passablement ridicule pour un philosophe que d’être en sa propre personne le meilleur argument en faveur de la thèse contraire à la sienne. Sur ce procédé, voir Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, p. 509-524, et L’argumentation chez Pascal, p. 428 sq. Voir aussi Susini Laurent, L’écriture de Pascal, p. 496, sur la rétorsion dans le présent fragment.
Un procédé analogue permet à Pascal de s’en prendre aux incrédules en montrant que leur attitude d’indifférence à l’égard de ce qui les touche le plus est une preuve de la corruption de la nature humaine, de sorte qu’ils sont eux-mêmes la preuve de la religion qu’ils nient ou méprisent. Il a été esquissé dans les notes suivantes :
Preuves par discours II (Laf. 432, Sel. 684). Je leur demanderais s’il n’est pas vrai qu’ils vérifient par eux-mêmes ce fondement de la foi qu’ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans la corruption.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Mais ceux-là mêmes qui semblent les plus opposés à la gloire de la religion n’y seront pas inutiles pour les autres. Nous en ferons le premier argument qu’il y a quelque chose de surnaturel car un aveuglement de cette sorte n’est pas une chose naturelle. Et si leur folie les rend si contraires à leur propre bien, elle servira à en garantir les autres par l’horreur d’un exemple si déplorable, et d’une folie si digne de compassion (texte de la Copie C1).
Voir aussi le fragment Preuves par discours II (Laf. 431, Sel. 683) : Ainsi, les deux preuves de la corruption et de la Rédemption se tirent des impies, qui vivent dans l’indifférence de la religion, et des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables.
Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 128. Les impies servent de preuve à la religion.
Voir Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 191. Sur le texte dont Port-Royal a usé comme introduction à ce fragment. « Les impies qui s’abandonnent aveuglément à leurs passions sans connaître Dieu, et sans se mettre en peine de le chercher, vérifient par eux-mêmes ce fondement de la foi qu’ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans la corruption. Et les Juifs qui combattent si opiniâtrement la Religion Chrétienne, vérifient encore cet autre fondement de cette même foi qu’ils attaquent, qui est que Jésus-Christ est le véritable Messie, et qu’il est venu racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misère où ils étaient ; tant par l’état où l’on les voit aujourd’hui et qui se trouve prédit dans les prophéties, que par ces mêmes prophéties qu’ils portent, et qu’ils conservent inviolablement comme les marques auxquelles on doit reconnaître le Messie. Ainsi les preuves de la corruption des hommes, et de la rédemption de Jésus-Christ, qui sont les deux principales vérités du Christianisme, se tirent des impies qui vivent dans l’indifférence de la Religion, et des Juifs qui en sont les ennemis irréconciliables. »
L’existence des athées peut être prise comme preuve soit pour, soit contre l’existence de Dieu : voir Busson Henri, La pensée religieuse…, p. 44, sur Cyrano de Bergerac, La mort d’Agrippine, II, 4 :
Terentius : Mais s’il n’en était point (des dieux), cette machine ronde…
Sejanus : Oui, mais s’il en était, serais-je encore au monde ?
On trouve l’argument contraire, en faveur des chrétiens chez De la Serre, Tombeau des athées, in Œuvres chrétiennes, p. 275 : « Athée, tu dis qu’il n’y a point de Dieu, et ne connais-tu pas sensiblement sa bonté, puisqu’il ne tire point vengeance de tes blasphèmes. Le seul exemple de l’énormité de ton crime te prouve de nouveau l’infinité de sa miséricorde. »
Rien n’est si important à l’homme que son état. Rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent, et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui‑là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes.
C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Quelque offense imaginaire à son honneur : Ph. Sellier estime qu’il y a là une allusion aux paroles de Don Diègue souffleté par le comte de Gormas, dans Le Cid de Corneille. Le mot imaginaire ne signifie pas que l’offense n’a pas eu lieu, mais que le soufflet reçu par Don Diègue apparaît comme une offense à son honneur par l’effet de l’imagination. Sur les méfaits de l’imagination, voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, particulièrement p. 139-186.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce une chose à dire avec joie. C’est une chose qu’on doit donc dire tristement.
Le beau sujet de se réjouir et de se vanter la tête levée en cette sorte : Donc réjouissons-nous, vivons sans crainte et sans inquiétude et attendons la mort puisque cela est incertain et nous verrons alors ce qu’il arrivera de nous. Je n’en vois pas la conséquence.
Est-ce courage à un homme mourant d’aller dans la faiblesse et dans l’agonie affronter un Dieu tout-puissant et éternel ? (texte barré verticalement)
Pascal souligne parfois que l’indifférence paresseuse aux choses qui touchent l’homme au plus près est un phénomène si extraordinaire que les forces de la nature ne suffisent pas pour l’expliquer ; il estime qu’elle ne peut s’expliquer que par une cause surnaturelle, qui ne peut être que le manque de la grâce de recherche. Voir Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195) : Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme, etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu. Ainsi non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.
L’extrême sensibilité des hommes aux petites choses et leur indifférence aux grandes sont marquées dans Dossier de travail (Laf. 383, Sel. 2). D’être insensible à mépriser les choses intéressantes, et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus. Voir aussi Laf. 632, Sel. 525. La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité aux plus grandes choses, marque d’un étrange renversement. Pascal emploie le terme encore plus fort d’enchantement dans Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce qu’ils sont si fermes qu’ils soient insensibles à tout ce qui les touche ? Éprouvons-les dans la perte des biens ou de l’honneur. Quoi ? c’est un enchantement. Enchantement : charme, effet merveilleux d’une puissance magique, d’un art diabolique. C’est aussi un effet surprenant dont on ne connaît point la cause, et qu’on rapporte à quelque chose d’extraordinaire (Furetière).
Nicole Pierre, Essais de morale, I, De la crainte de Dieu, ch. III, éd. 1755, p. 167. « C’est pourquoi cette prodigieuse insensibilité qu’on voit dans les hommes à l’égard des choses dont ils devraient être le plus touchés, est une marque évidente qu’ils ne sont point dans l’état où ils ont été formés, et que leur nature est corrompue. Cette stupidité ne saurait être naturelle. Ils s’affligent des moindres choses jusqu’au désespoir ; et lorsqu’il y va de tout leur être, et de leur bonheur ou de leur malheur éternel, ils n’en sont non plus touchés que s’il s’agissait d’une chose de néant ».
Du point de vue théologique, le divertissement peut être considéré non seulement comme une forme de diversion, mais comme ce qu’Augustin appelle aversion. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 163 sq. : aversio, conversio, divertissement. La vie du chrétien consiste dans l’attention à Dieu. Le péché consiste à se détourner de Dieu. C’est à la passion de regarder vers Dieu qu’est due, dans les Pensées, l’importance des développements sur le divertissement, qui est la forme mineure de l’aversio mentis a Deo, que saint Augustin évoque dans les Confessions, X, 35. Philippe Sellier remarque cependant une différence entre Pascal et saint Augustin : celui-ci n’a évoqué l’aversio-conversio que dans une perspective immédiatement religieuse. « C’est en théologien surtout qu’il s’adresse à ses lecteurs ou auditeurs. Il est tout de suite question de Dieu, de l’éternité…, comme de réalités dont on ne saurait douter sérieusement : dès lors le divertissement est un oubli de Dieu, dû à la faiblesse qui nous vient du péché originel, et à une mauvaise disposition de la volonté. Mais, au XVIIe siècle, l’incroyance gagne. Nous ne voyons rien, répètent les interlocuteurs de Pascal. Aussi ce dernier, même s’il reprend souvent la perspective et les termes mêmes de son prédécesseur, a-t-il dans une certaine mesure laïcisé la théorie. Il s’adresse à un athée. Il parlera donc souvent moins de Dieu que de la condition humaine, et le leitmotiv de l’Apologie est bien exprimé par cette pensée lapidaire : « si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser ». Notre condition, c’est l’ignorance, le temps qui fuit, la maladie, la mort : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser ». Mais cette laïcisation ne doit pas nous empêcher de voir à quel point l’apologiste est resté proche de son maître : d’abord, ce divertissement n’est évidemment possible qu’à cause du pouvoir de la volonté augustinienne ; elle détourne l’intelligence de considérer ce qui est déplaisant, ce qui risque de l’entraîner à de douloureux renoncements. À la base du divertissement, on trouve la mauvaise foi. C’est pourquoi l’homme est coupable, responsable de cette aversio, aussi bien chez Pascal que chez Augustin. Le divertissement le conduit insensiblement à sa perte, et à une perte méritée ; il est l’une des faces de la concupiscence ; c’est elle qui détourne de Dieu. C’est pourquoi Pascal voit dans « cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes [...] un enchantement incompréhensible et un assoupissement surnaturel, qui marque une force route puissante qui le cause ; elle prouve à ses yeux « la corruption de la nature ». Le divertissement est donc une des suites du péché originel et de la royauté de la concupiscence » : p. 166-167.
Thirouin Laurent, “Se divertir, se convertir”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 299-322. ✍
Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, p. 312. ✍
Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté. C’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug, et qu’ils essayent d’imiter.
McKenna Antony, “Le libertin interlocuteur de Pascal dans les Pensées”, p. 118 sq. La déraison et l’insouciance ne sont, chez les libertins, qu’une feinte et, au fond, qu’une imposture.
Cette idée que certaines personnes se contrefont se trouve déjà chez Montaigne : voir Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 45 ; Montaigne, Essais, II, 12, « il s’en est vu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et réformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s’ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l’avoir plantée en leur conscience [...]. Hommes bien misérables et écervelés, qui tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent. »
Une idée analogue se trouve, de façon assez inattendue, sous la plume de certains auteurs postérieurs. Voir Diderot Denis, Pensées philosophiques, éd. Vernière, XXII, p. 23. Il y a trois classes d’athées : les vrais, les athées sceptiques et « ceux qui font semblant d’en être persuadés, qui vivent comme s’ils l’étaient : ce sont les fanfarons du parti. Je déteste les fanfarons : ils sont faux ; je plains les vrais athées : toute consolation me semble morte pour eux ; et je prie Dieu pour les sceptiques : ils manquent de lumières ». On ne sait pas trop si Diderot a vraiment prié Dieu pour les sceptiques…
Il faut cependant remarquer que Pascal ne dit pas ici que tous les libertins « se contrefont et ne sont pas tels en effet », il le dit seulement de la plupart d’entre eux. Ce n’est pas le libertinage en soi qui lui semble être une imposture, mais une certaine volonté d’attraper le bon air qui conduit une partie des gens du monde à jouer la comédie du libertinage. En revanche, il ne nie nullement l’existence de libertins réellement athées ou incrédules, dont il a pu certainement rencontrer des exemples dans le monde. Il l’affirme au contraire explicitement, comme il a été expliqué plus haut : c’est d’eux que Pascal écrit, dans le fragment Laf. 432 série XXX, Sel. 662 : Cela montre qu’il n’y a rien à leur dire : non par mépris, mais parce qu’ils n’ont pas le sens commun. Il faut que Dieu les touche. (texte barré verticalement)
Emporter se dit en parlant des violentes agitations de l’âme. Les gens prompts et colériques s’emportent dès qu’on les contredit. Cet homme est fort emporté, quand il est amoureux ou pris de vin (Furetière).
Secouer le joug : le jésuite François Garasse, dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels : contenant plusieurs maximes pernicieuses à la religion, à l’État et aux bonnes mœurs, combattue et renversée, Livre I, Maxime I, 1623, p. 1, attribue déjà aux libertins la maxime qu’il faut « secouer le joug » de la religion et de la superstition : « Que les seuls libertins ont l’esprit bon, comme personnes curieuses, qui tâchent d’entrer jusques dans le secret des causes naturelles, et secouer le pesant joug de la superstition, qui tient les esprits en minorité, et fait que sans oser examiner ce qu’on nous propose, nous nous laissons aller à l’accoutumance, et traîner comme buffles ayant l’esprit interdit : et demeurant toujours par une humeur bigote et pédantesque, comme des enfant sous la férule. »
Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses et qui savent que la seule voie d’y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or quel avantage y a‑t‑il pour nous à ouïr dire à un homme qui nous dit qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi‑même ? Pense‑t‑il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ?
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 107. Analyse de ce passage. Les vraies bonnes manières du monde tournent contre celui qui joue au bel indifférent, car le critère d’utilité joue aussi contre lui.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 166. Sur les propos de l’extravagant, et son rapport avec le sceptique et Montaigne. Même doute universel, même constat de la faiblesse de l’homme, même désintérêt pour la recherche de la vérité. Cette attitude a quelque chose de monstrueux en ce qu’elle marque un manque d’amour propre (au sens de souci de soi-même). Cependant ce discours sans amour propre n’empêche pas l’extravagant qui le tient de tomber lui aussi dans un discours marqué par la superbe : il fait gloire d’être dans cet état. On retrouve donc ici ce qui a été dit par Pascal dans Misère 20 (Laf. 71, Sel. 105) : Contradiction. Orgueil contrepesant toutes les misères, ou il cache ses misères, ou s’il les découvre, il se glorifie de les connaître.
Prétendent‑ils nous avoir bien réjoui, de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content ? Est‑ce donc une chose à dire gaiement ? Et n’est‑ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la plus triste ?
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce une chose à dire avec joie. C’est une chose qu’on doit donc dire tristement. (texte barré verticalement)
Notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée : l’idée est présente dès l’Antiquité, chez les présocratiques : voir Les écoles présocratiques, éd. J.-P Dumont, Paris, Gallimard, 991, p. 46. Dans l’Antiquité, selon Aétius, Anaximandre, Anaximène et Archélaos « ont dit que l’air constitue la substance naturelle de l’âme ». On la retrouve chez Épicure, Lettre à Hérodote, 63-67. « L’âme est un corps à fine structure, diffus dans l’agrégat tout entier, ressemblant beaucoup au souffle du vent avec un certain mélange de chaleur, et ressemblant au vent à certains égards, et à la chaleur à d’autres » ; et « lorsque l’agrégat se désintègre en totalité, l’âme se disperse ». Voir le commentaire de Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, I, Pyrrhon. L’épicurisme, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 148 sq. Cette doctrine suppose que la psyché ne peut survivre à la mort du corps : elle se disperse dans l’espace et perd son existence, comme le corps lui-même. Les stoïciens aussi conçoivent l’âme comme un souffle : voir Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 340 ; selon Chrysippe, De l’âme, « l’âme est un souffle connaturel à nous, s’étendant de façon continue à travers la totalité du corps, aussi longtemps que la bienfaisante respiration vitale est présente dans le corps » : p. 340.
Contrairement à Pascal, Épicure considère que l’idée de la survie de l’âme, et celle des récompenses et des peines de la vie future, démoralisent les hommes.
Quelque certitude qu’ils eussent, c’est un sujet de désespoir, plutôt que de vanité.
Aucun signe dans la marge des Copies ne détermine avec précision la place où pourrait être insérée cette note.
Le fragment Laf. 432 série XXX, Sel. 662 mentionne aussi l’idée de désespoir dans la formule Quelle consolation, dans le désespoir de tout consolateur. (texte barré verticalement)
S’ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l’honnêteté et si éloigné en toutes manières de ce bon air qu’ils cherchent, qu’ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et en effet, faites‑leur rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu’ils ont de douter de la religion. Ils vous diront des choses si faibles et si basses, qu’ils vous persuaderont du contraire. C’était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait‑il, en vérité vous me convertirez. Et il avait raison, car qui n’aurait horreur de se voir dans des sentiments où l’on a pour compagnons des personnes si méprisables ?
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 107. Analyse de ce passage, sur la nécessité de convertir d’abord à l’honnêteté ceux que l’on veut ensuite convertir à la religion. Les vraies bonnes manières du monde tournent contre celui qui joue au bel indifférent, car le critère d’utilité joue aussi contre lui.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662 (texte barré verticalement). Cela n’est point du bon air. Le bon air : voir Méré, Discours, Des agréments, éd. Boudhors, Paris, éd. F. Roches, 1930, p. 19 sq. Voir p. 23 : « le bon air ne consiste qu’à prendre les bonnes voies, s’instruisant des meilleurs maîtres, ou plutôt inventant de soi-même si l’esprit s’en trouve capable ». Voir aussi la définition de Méré, Conversations, éd. Boudhors, III, p. 42. « Avoir le bon air c’est être bon acteur, et bien faire ce qu’on fait ». Différence avec l’agrément : p. 42-43.
Les libertins par comédie se trompent en cherchant le « bon air » dans des manières emportées ; Pascal pense au contraire, selon Morale chrétienne 7 (Laf. 357, Sel. 389), que nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable.
Ce que leur disait un jour fort à propos une personne : Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez : Voir Laf. 432 série XXX, Sel. 662 (texte barré verticalement). « Vous me convertirez. » Havet, éd. des Pensées, I, 1866, p. 146, voit dans ce trait l’origine du mot attribué à Duclos : « ils en feront tant qu’ils me feront aller à confesse » ; voir GEF XIII, p. 111. On voudrait bien savoir quelle est cette personne. Ce ne peut être qu’un mondain.
Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, p. 305.
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S’ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n’avoir pas plus de lumière, qu’ils ne le dissimulent pas ! Cette déclaration ne sera point honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir. Rien n’accuse davantage une extrême faiblesse d’esprit que ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu. Rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles. Rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu’ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables. Qu’ils soient au moins honnêtes gens s’ils ne peuvent être chrétiens, et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu’ils ne le connaissent pas.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce courage à un homme mourant d’aller dans la faiblesse et dans l’agonie affronter un Dieu puissant et éternel ? (texte barré verticalement)
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 46 ; Montaigne, Essais, II, 18, « car que peut-on imaginer de plus vilain, que d’être couard à l’endroit des hommes, et brave à l’endroit de Dieu ? ».
Mal nés : voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 108. ✍
Commencement 6 (Laf. 156, Sel. 188). Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux. Invectiver contre ceux qui en font vanité.
Qu’ils soient au moins honnêtes gens s’ils ne peuvent être chrétiens : Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 108 sq. Sur l’expression qu’ils soient au moins honnêtes gens... Elle peut être mise en correspondance avec le Troisième discours sur la condition des grands, où Pascal, après avoir expliqué à un prince les devoirs que lui impose son état, conclut en ces termes, OC IV, p. 1034 : « si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c'est toujours une grande folie que de se damner ; et c'est pourquoi il n'en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l'état véritable de cette condition. »
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux‑mêmes si peu dignes de leur soin qu’ils ne sont pas dignes du soin des autres et qu’il faut avoir toute la charité de la religion qu’ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu’à les abandonner dans leur folie. Mais, parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu’ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d’eux‑mêmes et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières. Qu’ils donnent à cette lecture quelques‑unes de ces heures qu’ils emploient si inutilement ailleurs : quelque aversion qu’ils y apportent, peut‑être rencontreront‑ils quelque chose, et pour le moins ils n’y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apportent une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité, j’espère qu’ils auront satisfaction, et qu’ils seront convaincus des preuves d’une religion si divine, que j’ai ramassées ici, et dans lesquelles j’ai suivi à peu près cet ordre.
Sans le connaître ni le chercher : voir Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192) : Il y a trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.
Laf. 432 série XXX, Sel. 662. On doit avoir pitié des uns et des autres, mais on doit avoir pour les uns une pitié qui naît de tendresse, et pour les autres une pitié qui naît de mépris.
Il faut bien être dans la religion qu’ils méprisent pour ne les pas mépriser.
[...] Cela montre qu’il n’y a rien à leur dire non par mépris, mais parce qu’ils n’ont pas le sens commun. Il faut que Dieu les touche. (texte barré verticalement)
L’idée du mépris est immédiatement rejetée pour laisser place à celle du devoir d’assistance et de correction fraternelle qu’impose la religion chrétienne.
Sur la recherche du salut d’autrui de la part de l’auteur, voir les règles de la polémique chrétienne dans la Provinciale XI.
Cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu’ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont : les Écrits sur la grâce montrent que les justes ne sont jamais assurés d’avoir à un moment de leur vie la grâce que Dieu leur a accordée aux moments précédents. En revanche, la grâce de Dieu est si victorieuse qu’elle peut entraîner les conversions les plus surprenantes, comme celle de saint Paul sur le chemin de Damas. Il en résulte que le chrétien doit se garder de tout pharisaïsme à l’égard des incrédules, de peur de se trouver réduit à la même condition qu’eux au moment où ils s’y attendent le moins. C’est pourquoi Pascal a écrit à plusieurs reprises que nul n’a droit de mépriser les incrédules, quelque irritante que soit leur indifférence à leur destin surnaturel.
Sellier Philippe, “Le Saint Augustin de Pascal”, Rivista di storia e letteratura religiosa, p. 359-371. Voir p. 366. Réflexion qui fait écho à saint Augustin : le De correptione et gratia pose la question de savoir à quoi bon réprimander quiconque, puisque chacun est prédestiné ? Pascal pose le problème : pourquoi écrire une apologie, si chacun est prédestiné ? Sa réponse transcrit celle de saint Augustin : chapitres 15-16 : nous ignorons en cette vie qui est prédestiné et devons donc regarder tous les hommes comme capables de la grâce qui peut les éclairer : il faut offrir à tous les médiations humaines dont peut se servir la grâce.
Voir Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 316 sq. Sur le régime énonciatif de ce passage.
Sur la phrase finale, voir Mesnard Jean, Les Pensées, 2e éd., 1993, p. 187, qui lie ce fragment à Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46). Ordre. Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison, Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle soit vraie, et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.