Fragment Loi figurative n° 17 / 31 – Papier original : RO 37-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Loi figurative n° 303 p. 131 / C2 : p. 158
Éditions de Port-Royal : Chap. X - Juifs : 1669 et janvier 1670 p. 86 / 1678 n° 13 p. 86
Éditions savantes : Faugère II, 325, XXV / Havet XV.8 bis / Brunschvicg 762 / Tourneur p. 261-1 / Le Guern 245 / Lafuma 262 / Sellier 293
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Bibliographie ✍
DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 513. DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993, p. 419-420. PERELMAN Chaïm et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Paris, P. U. F., 1958. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ?
La formule ne signifie pas que tous les Juifs ont été ennemis du Christ. Pascal distingue les vrais Juifs, qui sont spirituels, et les Juifs charnels. Dans le dilemme qui suit, c’est bien des vrais Juifs, que Pascal suppose qu’ils ont reçu Jésus pour Messie. C’est en revanche des Juifs charnels qu’il écrit qu’ils ont refusé Jésus, mais que ce refus se retourne contre eux. Mais en tout état de cause, par l’une ou l’autre branche du dilemme, Jésus-Christ est confirmé comme Messie.
S’ils le reçoivent ils le prouvent par leur réception, car les dépositaires de l’attente du Messie le reçoivent
Les dépositaires de l’attente du Messie le recevaient : entendre que, comme les Juifs ont été choisis par Dieu pour être les dépositaires de l’attente du Messie, dans l’hypothèse où les Juifs auraient reconnu le Messie en Jésus-Christ, ce dernier aurait été reçu par ceux qui étaient attitrés pour le faire. La formule condense un syllogisme.
Les Juifs étaient dépositaires de l’attente du Messie.
(Hypothèse) Jésus a été reçu par les Juifs.
Donc Jésus a été reçu par les dépositaires de l’attente du Messie.
et s’ils le renoncent ils le prouvent par leur renonciation.
Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, Paris, Presses Universitaires de France, 1958, p. 319. Pour que les deux branches du dilemme aboutissent au même résultat, il faut admettre l’équivalence des moyens de preuve dont on fait état, car dans le premier cas, on se fonde sur l’autorité des Juifs, dans le deuxième sur l’autorité des Écritures.
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 504. Le dilemme dans les Pensées de Pascal.
Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 513-514.
Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 416 sq., sur les pièges argumentatifs chez Pascal.
La structure de ce type de dilemme comporte deux temps : Pascal commence par poser les deux branches d’une alternative, pour montrer ensuite que la seconde se réduit à la première.
Dans le cas présent, les Juifs peuvent soit recevoir Jésus comme Messie (ce que font les vrais Juifs), soit le récuser (comme le font les charnels qui en sont ennemis).
Dans le premier cas, Pascal n’a rien à ajouter.
Dans le second en revanche, il distingue le sens explicite de l’attitude des Juifs charnels et sa signification profonde. Le sens explicite en est évidemment le refus du Messie spirituel, qui finit crucifié. Mais si l’on cherche la signification profonde de ce refus, dont les Juifs charnels ne sont du reste pas conscients, on aboutit à la conclusion qu’elle le contredit directement. Le fait même qu’ils le refusent est une preuve en faveur de Jésus-Christ.
En effet, d’une part, cette renonciation est prédite (comme l’indique explicitement l’édition de Port-Royal), de sorte qu’elle confirme ce qui avait été annoncé sur le Messie. D’autre part, l’hostilité des Juifs fait d’eux des témoins irréprochables de celui qu’annoncent les prophéties dont ils sont dépositaires, puisqu’ils ne peuvent être suspects d’avoir voulu le favoriser.
Si bien que, tout en refusant Jésus-Christ, les Juifs charnels le confirment pas leur conduite même.
Voir Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, notamment p. 419 sq., sur le présent fragment. D’autres fragments des Pensées insistent sur le fait que les Juifs charnels se trouvent comme pris au piège par ce dilemme : quoi qu’ils fassent, ils prouvent Jésus-Christ. Le procédé est toujours le même : Pascal distingue deux possibilités, l’une favorable, l’autre défavorable ; puis il montre que la seconde revient en dernière analyse à la première. De sorte que, quelle que soit la branche de l’alternative que choisissent les Juifs, ils prouvent toujours Jésus-Christ.
Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). Raison pourquoi figures. [...] Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût eu des prophéties précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects et d’une diligence et fidélité et d’un zèle extraordinaire et connu de toute la terre.
Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait.
Et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie assurant toutes les nations qu’il devait venir et en la manière prédite dans les livres qu’ils tenaient ouverts à tout le monde. Et ainsi ce peuple déçu par l’avènement ignominieux et pauvre du Messie ont été ses plus cruels ennemis, de sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et zélé qui se puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes qui les porte incorrompus.
De sorte que ceux qui ont rejeté et crucifié J.-C. qui leur a été en scandale sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui et qui disent qu’il sera rejeté et en scandale, de sorte qu’ils ont marqué que c’était lui en le refusant et qu’il a été également prouvé et par les justes juifs qui l’ont reçu et par les injustes qui l’ont rejeté, l’un et l’autre ayant été prédit.
Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734). Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie.
Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables.
Et en le tuant et continuant à le renier ils ont accompli les prophéties.
De sorte que, paradoxalement, Pascal peut soutenir d’une part que c’est le refus même des Juifs qui est le fondement de notre créance : voir Loi figurative 28 (Laf. 273, Sel. 304). Ceux qui ont peine à croire cherchent un sujet en ce que les Juifs ne croient pas. Si cela était si clair, dit-on, pourquoi ne croiraient-ils pas ? et voudraient quasi qu’ils crussent afin de n’être point arrêtés par l’exemple de leur refus. Mais c’est leur refus même qui est le fondement de notre créance. Nous y serions bien moins disposés s’ils étaient des nôtres : nous aurions alors un bien plus ample prétexte. D’autre part que si les Juifs étaient des nôtres, c’est-à-dire avaient partagé la foi des chrétiens dans le Christ, il aurait été beaucoup plus difficile de leur faire confiance, parce qu’ils auraient alors témoigné en faveur d’un Messie auquel ils auraient été favorables : Nous y serions bien moins disposés s’ils étaient des nôtres : nous aurions alors un bien plus ample prétexte.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 490-491. L’idée de l’étau n’est pas chez saint Augustin.
Le même procédé sert à Pascal dans d’autres domaines, par exemple dans le cas du fragment Sel. 784 (Joly de Fleury f° 248 v° ; voir Blaise Pascal, textes inédits, recueillis et présentés par Jean Mesnard, extraits de l’édition du Tricentenaire (Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer), p. 33). Pourquoi Dieu ne se montre‑t‑il pas ? En êtes‑vous dignes ? Oui. Vous êtes bien présomptueux, et indigne par là. Non. Vous en êtes donc indigne.
Le même raisonnement est employé contre les incrédules : si, malgré l’évidence de la nécessité de chercher, ils se refusent de chercher Dieu, leur indolence même et le peu de souci qu’ils ont de leur intérêt propre sont si peu naturels qu’ils témoignent d’une force surnaturelle qui se manifeste : voir Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195) : Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu. Ainsi non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.
Critique
Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, Paris, Presses Universitaires de France, 1958, p. 319. La question est de savoir si, les deux autorités (des Juifs d’une part, des Écritures d’autre part) étant équivalentes, le raisonnement inverse, qui retournerait les deux solutions contre le Messie, ne serait pas également admissible. Un adversaire de Pascal pourrait dire : ou bien les Juifs n’ont pas reconnu Jésus-Christ comme le Christ, et, du point de vue des Juifs, il n’était pas le Messie, car il n’a pas été reconnu, ou bien les Juifs ont reconnu Jésus comme le Christ, et, du point de vue Chrétien, il n’était pas le Messie. Jésus n’était donc pas le Christ, car les Écritures avaient prédit que le Messie ne serait pas reconnu et Jésus l’a été.