Fragment Misère n° 20 / 24 Papier original :  RO 73-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 99 p. 21 / C2 : p. 40

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 184 / 1678 n° 3 p. 180

Éditions savantes : Faugère II, 89, XXIV / Havet II.2 / Brunschvicg 405 / Tourneur p. 187-1 / Le Guern 67 / Maeda III p. 138 / Lafuma 71 / Sellier 105

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Bibliographie

 

ARNAULD D’ANDILLY Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Evêque d’Ipre.

Saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, Livre XIV, p. 411 et note p. 534. Voir aussi le De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129, sur la tentation du pouvoir.

NICOLE Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 27.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 182 sq. Théorie du péché originel chez saint Augustin. La faute originelle a consisté en une rébellion orgueilleuse : p. 248.

 

Éclaircissements

Contradiction.

 

Problème du sens de ce titre : on n’a pas apparemment ici une contradiction, mais un dilemme, puisque cacher ses misères et les découvrir aboutissent également à satisfaire l’orgueil. En revanche, il semble que ce dilemme conduise bien, dans l’esprit de Pascal, à une contradiction.

On peut en effet interpréter comme une contradiction le fait que l’homme se glorifie de quelque chose qui n’est pas glorieux. Dans Laf. 627, Sel. 520, il y a bien une pareille contradiction : La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut‑être cette envie, et peut‑être que ceux qui le liront...

Mais surtout, il y a contradiction entre ce que l’homme dit et ce qu’il fait, entre son discours et son attitude. Voir le fragment Laf. 655, Sel. 539 : Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes. La première rédaction disait aux superbes.

La superbe caractérise principalement les philosophes stoïciens : ce sont eux qui découvrent les faiblesses de l’homme ; mais ils ne le font pas à la manière des pyrrhoniens et de Montaigne, qui y trouvent une raison pour abaisser l’homme : ils en font une matière d’orgueil, d’une part dans la mesure où ils soutiennent que l’homme doit échapper à ses propres faiblesses, et d’autre part dans la mesure où ils s’enorgueillissent de stigmatiser les faiblesses auxquelles ils prétendent que leur sagesse les fait eux-mêmes échapper. C’est précisément ce que Pascal remarque dans ce fragment.

 

Orgueil,

 

Voir dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, et le dossier Concupiscence.

L’orgueil est la dénomination française de la libido dominandi.

L’orgueil est le terme français qui correspond au latin superbia, et en style théologique augustinien à la libido dominandi, forme de la concupiscence consécutive au péché originel qui consiste à imposer tyranniquement une autorité qui rapporte tout à soi, au lieu de rapporter tout à Dieu.

Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XIV, p. 411 et note p. 534. Adam a commencé par mettre en soi sa propre complaisance. Ce péché d’orgueil caché a préparé la voie du péché en acte : p. 415. « L’homme ne serait pas tombé au pouvoir du diable... s’il n’avait déjà commencé à se complaire en lui-même ». Voir aussi le De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129, sur la tentation du pouvoir.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 182 sq. Théorie du péché originel chez saint Augustin. La faute originelle a consisté en une rébellion orgueilleuse : p. 248.

Nicole Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 27. « L’orgueil est une enflure du cœur par laquelle l’homme s’étend et se grossit en quelque sorte en lui-même, et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d’excellence ». L’orgueil des grands est de même nature que celui des riches, et consiste dans l’idée qu’ils ont de leur force : p. 28. « Un grand dans son idée n’est pas un seul homme, c’est un homme environné de tous ceux qui sont à lui, et quoi s’imagine avoir autant de bras qu’ils en ont tous ensemble, parce qu’il en dispose et qu’il les remue. Un général d’armée se représente toujours à lui-même au milieu de tous ses soldats. »

Arnauld d’Andilly Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Evêque d’Ipre, p. 52 sq. « La raison de cela est qu’il y a un désir d’indépendance gravé dans le fonds de l’âme, et caché dans les replis les plus cachés de la volonté, par lequel elle se plaît à n’être qu’à soi, et à n’être point soumise à un autre, non pas même à Dieu. Si nous n’avons point cette inclination, nous n’aurions point de difficulté à accomplir ses commandements ; et l’homme eût rejeté sans peine ce désir d’indépendance lorsqu’il le conçut la première fois. Étant visible qu’il n’a désiré autre chose dans son péché, sinon de n’être plus dominé de personne, puisque la seule défense de Dieu qui avait la domination sur lui, devait l’empêcher de commettre le crime qu’il a commis » : p. 54-55.

Il existe une forme intellectuelle de la libido dominandi, que Pascal reconnaît particulièrement chez les philosophes stoïciens, et qu’il attaque dans la « superbe diabolique » d’Épictète dans l’Entretien avec M. de Sacy. Voir sur ce sujet la liasse Philosophes.

 

Lire le dossier thématique sur l’orgueil...

contrepesant toutes les misères

 

Le mot contrepeser, au sens de faire contrepoids, appartient au vocabulaire technique de la physique, et plus précisément de la statique physique. Voir Furetière : « Peser autant qu’une autre chose » ; mais le mot peut aussi avoir un sens moral : être d’égal mérite ou valeur.

 

Pour approfondir

 

Voir L’équilibre des liqueurs et La pesanteur de la masse de l’air. Dans ce style, pour signifier que le contrepoids prévaut, on dit qu’il l’emporte. C’est le teme qui apparaît avec contrepeser dans le fragment Voir Preuves par les Juifs VI (Laf. 477, Sel. 712: L’orgueil contrepèse et emporte toutes les misères. Voilà un étrange monstre, et un égarement bien visible. Le voilà tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude. C’est ce que tous les hommes font. Voyons qui l’aura trouvée.

Voir L’équilibre des liqueurs, II, où le mot est employé pour désigner l’équilibre qui se trouve entre deux colonnes de liquide (que ce soit le même liquide ou deux liquides différents). En marge du chapitre V de L’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1053, le principe d’archimède, Des corps flottants, I, Prop. 3 à 7, éd. Mugler, p. 9-17 est énoncé sous la forme Un corps plongé dans l’eau est contrepesé par un volume d’eau pareil. En revanche, dans le texte de Pascal proprement dit, au même chapitre, on trouve le mot contre-balance (OC II, p. 1053-1054), à côté de contre-peser (OC II, p. 1054) et dans le même sens. Contre-peser apparaît aussi dans La pesanteur de la masse de l’air, chapitre III, OC II, p. 1081 par exemple.

Le substantif correspondant contrepoids apparaît en plusieurs endroits des Pensées :

Morale chrétienne 1 (Laf. 351, Sel. 383). Le christianisme est étrange ; il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable, et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject.

Laf. 674, Sel. 553. Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le contrepoids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires. Ôtez un de ces vices nous tombons dans l’autre. Il s’agit du contrepoids de deux vices opposés ; en ôtant un vice, on tombe dans l’autre. Cela illustre bien ce fragment.

Laf. 748, Sel. 621. Obj. Ceux qui espèrent leur salut sont heureux en cela, mais ils ont pour contrepoids la crainte de l’enfer. Resp. Qui a plus sujet de craindre l’enfer, ou celui qui est dans l’ignorance s’il y a un enfer, et dans la certitude de la damnation s’il y en a ; ou celui qui est dans une certaine persuasion qu’il y a un enfer, et dans l’espérance d’être sauvé s’il est. Contexte du pari.

 

Ou il cache ses misères, ou s’il les découvre, il se glorifie de les connaître.

 

Découvrir : dévoiler, mettre en évidence, donner à voir (et non faire la découverte de). Le contraire de cacher ou dissimuler.

Voir Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146). C’est être grand que de connaître qu’on est misérable... Mais dès lors qu'on est grand, on est exposé à l'orgueil.