Fragment Misère n° 22 / 24 – Papier original : RO 69-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 101 p. 21 / C2 : p. 40
Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 328-329 / 1678 n° 17 p. 323
Éditions savantes : Faugère I, 191, XLI / Havet VI.45 / Michaut 195 / Brunschvicg 110 / Tourneur p. 187-3 / Le Guern 69 / Maeda III p. 147 / Lafuma 73 / Sellier 107
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Bibliographie ✍
La Rochefoucauld, Maximes, 175, éd. Truchet, p. 175. Constance et inconstance. La Rochefoucauld, Réflexions diverses, XVIII, De l’inconstance, éd. Truchet, p. 222-223. Érasme, De la double abondance des mots et des idées, in Œuvres choisies, éd. J. Chomarat, Livre de Poche, 1991, p. 250 sq. Variation sur l’idée d’inconstance humaine. Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 33-34. Sur l’inconstance des phénomènes, voir Vanité 15 (Laf. 27, Sel. 61). Le froid et le chaud. Inconstance des qualités dans le cas de la fièvre. |
✧ Éclaircissements
Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents et l’ignorance de la vanité des plaisirs absents cause l’inconstance.
Ce fragment peut être mis en rapport avec l’Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, p. 40-41, qui décrit le trouble et la crainte qui saisissent l’âme au commencement du processus de la conversion.
« La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle.
Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices.
Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son cœur.
Mais elle trouve encore plus d’amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D’une part, la présence des objets visibles la touche plus que l’espérance des invisibles, et de l’autre la solidité des invisibles la touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection ; et la vanité des uns et l’absence des autres excitent son aversion ; de sorte qu’il naît dans elle un désordre et une confusion qu’[...].
Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries ; et dans la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie.
De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mépris, l’autorité, l’indigence, la santé, la maladie et la vie même ; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le dessein de cette âme qui recherche sérieusement à s’établir dans une félicité aussi durable qu’elle-même.
Elle commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu ; et quand elle considère d’une part le long temps qu’elle a vécu sans faire ces réflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. »
Il existe bien des parentés entre cet Écrit sur la conversion du pécheur et le fragment Misère 22. On a bien affaire, dans les deux cas à une situation de recherche qui naît des sentiments que suscite en l’homme le dégoût des objets présents ou visibles.
Mais il ne s’agit pas de la même recherche.
Il faut d’abord noter que Misère 22, qui parle des plaisirs, met l’accent sur l’affection que provoquent les choses présentes ou absentes, alors que l’Écrit sur la conversion parle des choses qui suscitent ces affects.
D’autres différences sont plus significatives encore.
Primo, dans l’Écrit sur la conversion du pécheur, il s’agit de la recherche d’objets invisibles qui sont absents mais solides : par solidité, il faut entendre une consistance effective, une permanence (par opposition à la vanité) qui les rend constants et non périssables. C’est pourquoi ils engendrent la satisfaction, sauf en ce que leur invisibilité engendre le déplaisir de ne pas les posséder (voir Loi figurative 15 - Laf. 260, Sel. 291).
En revanche, dans le fragment Misère 22, la solidité n’est pas en cause : les plaisirs absents sont aussi vains que les présents, la seule différence consistant en ce que l’on connaît la vanité des uns et que l’on ignore celle des autres.
Secundo, Pascal compose, par combinaison d’éléments par couples, deux situations également insatisfaisantes qui engendrent chacune à sa manière une recherche.
L’Écrit sur la conversion présente deux couples. Les objets visibles sont présents et vains, c’est-à-dire instables et sujets à disparaître : or comme dit le fragment Laf. 757, Sel. 626, C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. D’autre part, les objets invisibles sont absents et solides : le déplaisir de ne pas les posséder engendre un certain déplaisir. L’homme tend à quitter les premiers, et à désirer les seconds, sans toujours pouvoir les connaître et les obtenir.
Dans Misère 22, il s’agit aussi de la recherche des plaisirs, par insatisfaction de ceux dont on dispose, et par désir de ceux que l’on n’a pas, dont on ignore la vanité. Mais à la différence de l’Écrit, on ne se situe pas ici dans une recherche spirituelle : il n’est pas question dans Misère 22 des choses visibles et invisibles, mais seulement des plaisirs que peuvent apporter les choses absentes et présentes. Rien ne dit que ces plaisirs absents puissent être autres que purement naturels. Le texte exclut même que l’on identifie les « plaisirs absents » mentionnés ici, avec ce que peuvent apporter les « choses invisibles » de l’Écrit sur la condition du pécheur. Les objets invisibles de l’Écrit sont qualifiées de solides, alors que les plaisirs absents du fragment Misère 22 sont dites vains. Il ne s’agit donc pas des mêmes choses. Les réalités auxquelles se réfère l’Écrit sont les réalités surnaturelles de Dieu, dont rien dans le fragment Misère 22 ne marque qu’on les prenne en considération ; bien au contraire, leur vanité témoigne de leur caractère exclusivement naturel et terrestre.
Il y a donc entre les deux textes une différence de perspective : alors que dans l’Écrit sur la conversion du pécheur, Pascal parle en directeur de conscience chrétien, dans Misère 22 il se situe dans le seul univers de la nature, et parle en moraliste.
Les sentiments décrits sont différents.
L’Écrit sur la conversion fait apparaître une combinaison d’affection et d’aversion : la présence des objets visibles et solidité des invisibles engendre un partage des affections ; et la vanité des visibles et absence des invisibles (qu’on espère) excite l’aversion. Les objets visibles comme les invisibles comportent tous deux un aspect d’affection et d’aversion. Le trouble de l’âme est, au bout du compte, présenté comme le produit de ce partage des affections, et des aversions.
Le fragment Misère 22 n’envisage que deux situations simples : une aversion, qui tient au doute sur les plaisirs présents et une affection, le désir de plaisirs absents (dont on ignore la vanité).
Il en découle que les processus décrits sont aussi très différents l’un de l’autre. Quoique dans les deux cas, Pascal décrive une situation dans laquelle l’âme se trouve en une situation d’instabilité, il s’agit en fait de deux réalités presque diamétralement opposées.
Le fragment Misère 22 amorce la description d’un cercle vicieux qui, à cause de l’ignorance de la vanité des plaisirs absents, conduit du dégoût des plaisirs présents à la recherche de plaisirs absents, qui une fois présents relanceront une nouvelle poursuite d’autres plaisirs absents, et cela indéfiniment : c’est un processus analogue à celui du divertissement qui se dessine implicitement dans ce passage. En revanche, le trouble décrit dans l’Écrit sur la conversion du pécheur engendre une recherche qui s’ouvre sur le surnaturel et ne tourne pas en cercle vicieux éternel.
En revanche, si le sentiment de la fausseté des plaisirs présents invoqué dans Misère 22, paraît avoir quelque parenté avec le fait que la solidité des invisibles touche l’âme plus que la vanité des visibles, comme dit l’Écrit sur la conversion, rien dans cet Écrit sur la conversion ne se rapporte à l’ignorance de la vanité des plaisirs absents. Le trouble dans lequel l’âme se trouve dans la conversion aboutit à un sentiment de plus en plus fort de la réalité et de la solidité des choses invisibles, qui engendre un progrès spirituel de l’âme vers Dieu.
Le rapport des deux textes est donc en réalité d’opposition : Pascal esquisse ici la différence entre la fausse recherche qu’est le divertissement, et la vraie recherche en quoi consiste la conversion.
La liasse Souverain bien montrera aussi comment l’homme, privé du vrai bien qui est en Dieu, le cherche dans les choses les plus diverses, dont il ignore qu’elles ne sauraient lui donner satisfaction.
♦ Inconstance
Voir Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87). Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme. Et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.