Fragment Preuves de Moïse n° 2 / 7  – Papier original : RO 491-6

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Preuves de Moïse n° 329 p. 153 / C2 : p. 183-184

Éditions savantes : Faugère II, 354, XIII / Havet XXV.185 / Michaut 879 / Brunschvicg 587 / Tourneur p. 274-3 / Le Guern 274 / Lafuma 291 / Sellier 323

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Bibliographie

 

 

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

HELLER Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-308.

HIGAKI Julie, “Pascal et saint Paul”, in D. Descotes (dir.), Pascal, auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 71-112.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, p. 333-334.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Cette religion si grande en miracles – saints purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois – David – établis, Isaïe prince du sang –, si grande en science, après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse ni signe, mais la Croix et la folie.

 

Saints purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois – David, établis, Isaïe prince du sang : le désordre de la rédaction s’explique par le fait que ces lignes sont placées en addition (voir la transcription diplomatique). Pascal ajoute en style abrégé différents points qui peuvent venir à l’appui de l’idée principale.

Preuves de Jésus-Christ 17 (Laf. 315, Sel. 346). Moïse d’abord enseigne la Trinité, le péché originel, le Messie.

David grand témoin. Roi, bon, pardonnant, belle âme, bon esprit, puissant. Il prophétise et son miracle arrive. Cela est infini.

Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par J.-C. Nous ne connaissons Dieu que par J.-C. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. Par J.-C. nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans J.-C. n’avaient que des preuves impuissantes. Mais pour prouver J.-C. nous avons les prophéties qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies et prouvées véritables par l’événement marquent la certitude de ces vérités et partant la preuve de la divinité de J.-C. En lui et par lui nous connaissons donc Dieu. Hors de là et sans l’Écriture, sans le péché originel, sans médiateur nécessaire, promis et arrivé, on ne peut prouver absolument Dieu, ni enseigner ni bonne doctrine, ni bonne morale. Mais par J.-C. et en J.-C. on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. J.-C. est donc le véritable Dieu des hommes.

Mais nous connaissons en même temps notre misère, car ce Dieu là n’est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connaître Dieu qu’en connaissant nos iniquités.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 323-324. L’idée que la connaissance de Dieu est au-delà de toute connaissance et se fonde comme sa négation appartient à une tradition : celle de la mystique chrétienne issue du néoplatonisme.

Sur la preuve que l’on peut tirer de la sainteté et la vertu d’une âme chrétienne, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 506 sq.

 

Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la Croix, sans sagesse ni signe, et point non les signes sans cette vertu.

 

Ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère : ce sont les prophètes, mais aussi les apôtres, comme saint Paul, auquel l’expression folie de la Croix fait directement allusion.

Expression un peu contournée : entendre que ceux qui méritent d’être crus par les signes des prophéties et la sagesse de la religion déclarent que sagesse et signe ne sont pas des preuves convaincantes dans la folie de la croix, et que la vraie religion n’a pour véritable signe que cette folie, qui n’a pas besoin de signes ni de sagesse. Sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu : ces mots sont en addition à gauche du texte principal, ce qui explique peut-être une certaine irrégularité de la rédaction. Voir la transcription diplomatique.

Ces lignes répondent à la fin du fragment Dieu par Jésus-Christ cité plus haut, qui se termine aussi par l’idée que c’est la folie de la prédication, stultitiam praedicationis, qui sauve les hommes : voir Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par J.-C. [...] Quia non cognovit per sapientiam, placuit Deo per stultitiam predicationis salvos facere.

Pascal renvoie ici à Saint Paul, Cor. I, I, 17-25 (tr. de Port-Royal).

« Jésus-Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l’Évangile, et le prêcher sans y employer la sagesse de la parole, pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ.

18. Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire, pour nous, elle est la vertu et la puissance de Dieu.

19. C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants.

20. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ?

21. Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui.

22. Les Juifs demandent des miracles, et, les gentils cherchent la sagesse.

23. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux Juifs, et une folie aux gentils ;

24. Mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit Juifs ou gentils,

25. Parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes, et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes ».

Pascal commente ce passage comme suit :

Miracles II (Laf. 842, Sel. 427). Notre religion est sage et folle, sage parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix - ne evacuata sit crux. Et ainsi saint Paul qui est venu en sagesse et signes dit qu’il n’est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir, mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et signes.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 90 sq., sur la sagesse et la folie de la religion. Il faut faire une différence entre les deux sagesses de l’homme et de Dieu : p. 90. Ce qui est folie pour l’homme est sagesse pour Dieu et inversement. L’idée de la folie est liée à l’idée que Pascal se fait de la conversion : p. 92. Du point de vue humain, dans la langue commune, le mot folie signifie l’absence de la sagesse surnaturelle ; mais dans le langage chrétien il désigne le manque de sagesse surnaturelle : p. 93. Si la vraie sagesse est folie, celui qui ne cherche pas est fou de n’être pas fou : p. 93.

Cette folie n’est pas pour autant déraisonnable : voir Vanité 2 (Laf. 14, Sel. 48). Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies. Omnis creatura subjecta est vanitati, liberabitur. Ainsi saint Thomas explique le lieu de saint Jacques pour la préférence des riches, que s’ils ne le font dans la vue de Dieu ils sortent de l’ordre de la religion.

Les chrétiens ont conscience du caractère apparemment déraisonnable de leur foi :

Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne, quand on le lui présente ?

Ce qui rend cette croyance sinon rationnelle, du moins raisonnable. C’est un raisonnement que Pascal emploie aussi dans le fragment Infini rien, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) : Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.

Ce qui permet de comprendre pourquoi, au regard de la sagesse surnaturelle, les chrétiens, tout fous qu’ils soient aux yeux des autres, sont tout de même sages, et ce sont ceux qui ne cherchent pas qui peuvent être taxés de folie : voir le fragment Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192) : Il n’y a que trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.

Pensée n° 17 R (Laf. 933, Sel. 761). Dieu seul donne la sagesse et c’est pourquoi : qui gloriatur in domino glorietur.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 422. Seule la folie de la Croix peut tourner l’homme vers Dieu. La foi est différente de la preuve.

Cela conduit au fragment qui ouvre la liasse Conclusion : Conclusion 1 (Laf. 377, Sel. 409) : Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer.

Surtout, si la foi pouvait être suscitée par la science ou la sagesse humaine, on pourrait en conclure qu’il n’était pas besoin que le Christ se sacrifie sur la croix pour le salut des hommes : les facultés naturelles auraient été suffisantes pour les sauver.

Miracles II (Laf. 842, Sel. 427). Notre religion est sage et folle, sage parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix - ne evacuata sit crux. Et ainsi saint Paul qui est venu en sagesse et signes dit qu’il n’est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir, mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et signes. Ne evacuata sit crux : voir ci-dessus, I Cor, v. 22 : « pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ. »

Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 297-308. Voir p. 305, pour l’intervention de T. Goyet. Liste des textes pascaliens sur la folie cités par Pascal : p. 303-304.

Higaki Julie, “Pascal et saint Paul”, p. 82 sq. Inefficacité des preuves sans le don de l’inspiration.

 

Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace, et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

 

Cette conclusion générale est placée en addition du texte initial, en marge de gauche. L’idée principale est venue à Pascal après la rédaction de la partie centrale. Voir la transcription diplomatique.

Notre religion est folle en regardant à la cause efficace : ce qui crée la véritable croyance est le sacrifice du Christ sur la croix, qui apparaît à la raison naturelle comme une folie.

Sage en regardant à la sagesse qui y prépare : la sagesse de la religion est visible dans les prophéties et les Écritures, mais ce ne sont pas ces dernières qui suscitent l’adhésion par la foi.

L’expression cause efficace n’est pas fréquente chez Pascal ; mais elle renvoie à la doctrine de la grâce : les causes sont envisagées dans le Traité de la prédestination, et le mot efficace est associé à celui de grâce.

Pascal recourt ici à un procédé dont il a déjà fait usage dans les Écrits sur la grâce, particulièrement dans la Lettre sur la possibilité des commandements, où il a montré que, selon le point de vue où l’on se place, on peut dire que Dieu cherche l’homme le premier, ou que c’est l’homme qui cherche Dieu. Dans le cas présent, selon le point de vue, on peut parler, quoique toujours dans des sens différents, de la sagesse de Dieu et de la folie de Dieu, de la folie de l’homme et de la sagesse de l’homme. Il n’est pas sans intérêt de souligner ici la continuité qui existe entre les Écrits sur la grâce et les Pensées.