Fragment Morale chrétienne n° 6 / 25  – Papier original : RO 146-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177-177 v° / C2 : p. 210

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 267-268  / 1678

n° 62 p. 260

Éditions savantes : Faugère I, 214, CXIX / Havet XXIV.38 / Brunschvicg 539 / Tourneur p. 291-1 / Le Guern 337 / Lafuma 356 / Sellier 388

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Bibliographie

 

 

ARNAULD Antoine l’Avocat, Plaidoyé de M. Antoine Arnauld avocat en Parlement et ci-devant procureur général de la défunte Reine mère des Rois pour l’Université de Paris demanderesse contre les Jésuites défendeurs, des 12 et 13 juillet 1594, À Paris, par Mamert Patisson, Imprimeur du Roi, 1594.

LOYOLA Ignace de, Écrits, Paris, Desclée de Brouwer, 1991.

MESNARD Jean, “Pascal et la spiritualité des chartreux”, Équinoxe, n° 6, été 1990, Rinsen Books, p. 5-20.

PASCAL Pierre, “L’abbé de Saint-Cyran, les chartreux et les solitaires de Port-Royal”, in Port-Royal et l’école de spiritualité française, Chroniques de Port-Royal, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2007, p. 173-188.

PASQUIER Etienne, Le catéchisme des jésuites, éd. Sutto, Sherbrooke, Éditions de l’Université de Shererooke, 1982.

 

 

Éclaircissements

 

Quelle différence entre un soldat et un chartreux quant à l’obéissance ?

 

Dictionnaire de l’Académie, article Soldat : homme de guerre qui est à la solde d’un prince, d’un état, etc. Il se dit des simples soldats, à la différence des officiers. Il se dit plus particulièrement de ceux qui servent dans l’infanterie. On dit qu’un homme est soldat pour dire qu’il est brave, vaillant, déterminé ; ex. : Il est plus soldat que capitaine. La différence est aussi sensible par la définition qu’en donne Furetière : Soldat se dit de tout homme qui est brave. C’est ce qu’il faut pour servir de chair à canon. Être guerrier exige des qualités de stratège et de tacticien que le soldat n’a pas nécessairement, surtout s’il fait partie de la piétaille. Retz, Mémoires, Seconde partie, éd. Hipp et Pernot, Pléiade, p. 289, porte sur La Rochefoucauld ce jugement sévère à l’égard d’un duc : « Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat ».

Bluche François, Dictionnaire du grand siècle, art. Soldat, p. 1454-1455, remarque que la discipline et l’obéissance militaires étaient rigoureuses : le soldat est « façonné par la discipline. Les plus petites fautes étaient punies par des châtiments corporels » douloureux.

Chartreux : ordre religieux fondé par saint Bruno en 1084. Sur l’ordre des chartreux depuis la création de l’ordre des Chartreux en 1086 par saint Bruno, voir le Dictionnaire des ordres religieux ou Histoire des ordres monastiques, religieux et militaires, t. 1, Paris, Migne, 1847, du P. Héliot (corrigé par M.-L. Badiche), art. Chartreux, col. 843 sq.

Sur la place des chartreux chez Pascal, voir Mesnard Jean, “Pascal et la spiritualité des chartreux”, p. 5-20. L’ordre est distingué pour sa fidélité à la règle, et la renonciation à la volonté propre. Pascal connaît sans doute le couvent de Vauvert, proche de la rue des Francs-Bourgeois Saint-Michel. Parmi les relations étroites de sa famille, on compte deux chartreux, Jean-Baptiste Boué et dom Étienne Gemarys. On ne trouve cependant pas de marque d’influence de leur part. Pascal connaît sans doute le Discours en forme de lettre de Notre Seigneur Jésus-Christ à l’âme dévote, traduit du latin par Lanspergius (Jean Juste, Gerecht de son nom allemand), prieur de la Chartreuse de Juliers, approuvé par Thomas Fortin : p. 7. Le fragment sur la comparaison du chartreux et du soldat dans la liasse Morale chrétienne s’inscrit dans le thème du conflit entre l’amour de soi et l’amour des autres, et à travers l’image du corps plein de membres pensants, figure du corps mystique. L’obligation de renoncer à la volonté propre est le principe de la « morale chrétienne », qui enferme la lutte contre l’amour de soi.

Pascal Pierre, “L’abbé de Saint-Cyran, les chartreux et les solitaires de Port-Royal”, in Port-Royal et l’école de spiritualité française, Chroniques de Port-Royal, 2007, p. 173-188.

La réflexion de Pascal a peut-être été suscitée par la lecture d’un dialogue d’Érasme, Les colloques, XXII, Le soldat et le chartreux, dans lequel un soldat et un chartreux comparent leurs conditions, notamment sur la restriction de la liberté qui leur est respectivement imposée. La question de l’obéissance à la discipline est aussi abordée, mais d’une manière toute différente, et même diamétralement inverse, de celle de Pascal. Voir l’éd. V. Develay, Paris, Librairie des bibliophiles, 1875, p. 231-232. « Le Chartreux. [...] Lequel des deux vous semble le plus dur, d’obéir à un homme bon, que nous nommons le prieur, qui nous appelle pour la prière, pour de saintes lectures, pour de salutaires instructions, pour chanter les louanges de Dieu, ou d’obéir à un centurion barbare, qui souvent par de grandes marches de nuit, vous fait aller et revenir à son gré, qui vous expose aux coups des bombardes, qui vous commande de rester en position pour tuer ou être tué ?

Le Soldat. Ce sont là les moindres inconvénients du métier.

Le Chartreux. Si je m’écarte un peu de la règle de cet institut, on m’inflige un avertissement ou autre punition légère ; vous, si vous commettez quelque infraction aux lois de l’empereur, ou vous serez pendu, ou il vous faudra vous présenter nu aux fers des lances dirigés contre vous, car avoir la tête tranchée est une grâce ».

À cause des Copies, l’édition de Port-Royal propose le texte suivant : « Quelle différence entre un soldat et un Chartreux quant à l’obéissance ? Car ils sont également obéissants, et dépendants, et dans des exercices également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir le maître, et ne le devient jamais ; car les capitaines et les Princes même sont toujours esclaves et dépendants. Mais il espère toujours l’indépendance, et travaille toujours à y venir ; au lieu que le Chartreux fait vœu de n’être jamais indépendant. Ils ne diffèrent pas dans la servitude perpétuelle que tous deux ont toujours ; mais dans l’espérance que l’un a toujours, et que l’autre n’a pas. » Pascal n’écrit pas « le Chartreux fait vœu de n’être jamais indépendant », mais « que dépendant » (Voir la transcription diplomatique). Les deux expressions semblent être équivalentes du point de vue logique. Si l’on n’est jamais indépendant, on n’est toujours que dépendant. La tournure restrictive de Pascal marque mieux la volonté des chartreux de fonder leur spiritualité sur cet unique caractère.

 

Car ils sont également obéissants et dépendants, et dans des exercices également pénibles ;

 

Ce point est expressément traité par Érasme.

 

mais le soldat espère toujours devenir maître et ne le devient jamais, car les capitaines et princes mêmes sont toujours esclaves et dépendants, mais il l’espère toujours, et travaille toujours à y venir,

 

Les capitaines et princes mêmes sont toujours esclaves et dépendants : Pascal excepte visiblement les rois. Le mot capitaine désigne un général d’armée en chef ; mais capitaine se dit aussi d’un moindre officier d’armée qui commande une compagnie de soldats, à pied ou à cheval. Pascal entend sans doute ici le mot au premier sens : il ne s’agit pas seulement de la discipline militaire ordinaire, mais du fait que les chefs des armées, quelle que soit leur puissance, sont toujours soumis à l’autorité royale.

Dans le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), les capitaines figurent, avec les rois et les riches, parmi les grands de chair.

 

au lieu que le chartreux fait vœu de n’être jamais que dépendant. Ainsi ils ne diffèrent pas dans la servitude perpétuelle, que tous deux ont toujours, mais dans l’espérance que l’un a toujours et l’autre jamais.

 

Pascal aurait pu choisir l’exemple des jésuites, qui font aussi vœu d’obéissance. Voir sur ce point Loyola Ignace de, Écrits, p. 462. Devoir d’obéissance pour ceux qui sont admis dans la Compagnie : voir p. 463, et p. 526 sq., qui est en rapport avec l’obéissance que l’on doit à la volonté divine. Obéissance aveugle qui renonce à toute opinion personnelle : ne rien demander pour soi, et se persuader que ce que veut le supérieur est le meilleur pour soi : p. 528-529. Un jésuite doit se conduire comme un corps mort ou un bâton entre les mains du supérieur : p. 528. Nécessité de la promptitude dans l’obéissance : p. 527. Voir p. 520, le texte de la déclaration.

Cependant, les gallicans ne considèrent pas le vœu d’obéissance au pape comme véritablement sincère, et pensent qu’en réalité, les jésuites cherchent à s’attribuer discrètement toute la puissance possible au sein de l’Église. Ces idées se trouvent déjà dans Pasquier Etienne, Le catéchisme des jésuites, éd. Sutto, p. 104. Le principe de la primauté du pape cache mal son effacement progressif devant la volonté propre de la Compagnie. Les jésuites mettent tout en œuvre pour concentrer l’autorité éparse dans l’Église sur la personne du pape, mais des indices permettant de penser que la Compagnie pense faire abdiquer ses pouvoirs au pape en sa faveur : p. 104. Cette soi-disant aveugle obéissance au pape fait schisme dans l’Église française : p. 303-304.

On retrouve des idées analogues dans Arnauld Antoine l’Avocat, Plaidoyé de M. Antoine Arnauld avocat en Parlement et ci-devant procureur général de la défunte Reine mère des Rois pour l’Université de Paris demanderesse contre les Jésuites défendeurs, des 12 et 13 juillet 1594, À Paris, par Mamert Patisson, Imprimeur du Roi, 1594, p. 17 sq., qui ajoute que l’obéissance au supérieur, chez les jésuites, conduit toujours à une obéissance à l’Espagne : « Leur principale vertu est d’obéir per omnia et in omnibus à leur Général et supérieur, qui est toujours Espagnol, et choisi par le Roi d’Espagne. L’expérience le montre trop clairement. Loyola leur premier Général était Espagnol : Laynes le second aussi Espagnol ; le troisième Everardus, était Flamant sujet d’Espagne ; Borgia quatrième était Espagnol. Aquaviva le cinquième, et qui l’est aujourd’hui, est Napolitain sujet d’Espagne » : p. 17-18.

Les Provinciales, notamment la Ve Provinciale, § 4, insistent sur l’idée « qu’ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l’aveu de leurs Supérieurs ». Voir aussi Provinciale IX, 5. L’obéissance des membres de la Compagnie aux supérieurs et leur dévouement à l’intérêt de leur ordre interdisent donc toute comparaison avec les chartreux. L’idée que l’obéissance des jésuites à leurs supérieurs n’est qu’une conséquence de la volonté de puissance de la Compagnie de Jésus exclut évidemment qu’elle puisse servir de contre-exemple au cas du soldat.