Fragment Soumission et usage de la raison n° 13 / 23 – Papier original : RO 244-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 233 p. 81 v°-83 / C2 : p. 109
Éditions savantes : Faugère II, 350, V / Havet XXV.47 / Brunschvicg 256 / Tourneur p. 230-2 / Le Guern 168 / Lafuma 179 / Sellier 210
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Bibliographie ✍
GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, 2e éd., Paris, Vrin, 1986, p. 117 et p. 228. THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in LOPEZ Denis, MAZOUER Charles et SUIRE Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2008, p. 237-256. |
✧ Éclaircissements
Il y a peu de vrais chrétiens. Je dis même pour la foi.
Voir Soumission 15 (Laf. 181, Sel. 212), pour la notion de superstition : La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu’à la superstition c’est la détruire.
Charron Pierre, De la Sagesse, II, 5, éd. Negroni, Fayard, 1986, p. 455. « Plutarque déplore l’infirmité humaine, qui ne sait jamais tenir mesure, et demeurer ferme sur ses pieds ; car elle penche ou dégénère ou en superstition et vanité, ou en mépris et nonchalance des choses divines. »
Le fragment Miracles III (Laf. 908, Sel. 451), permet de comprendre en quoi la superstition engendre une foi qui n’est pas celle du cœur, qui est seule véritable et efficace : la superstition naît d’une crainte mauvaise, qui vient du doute : elle est jointe au désespoir parce qu’on craint le Dieu auquel on n’a point eu foi. C’est donc la concupiscence qui se trouve à la racine de cette mauvaise crainte. Elle engendre naturellement les scrupules et la superstition, car on cherche dans des actes purement extérieurs ou dans des cérémonies formelles de quoi conjurer cette crainte. La vraie foi au contraire enferme une crainte jointe à l’espérance et qu’on espère au Dieu que l’on croit.
On en trouve un bon exemple dans la neuvième Provinciale, à propos des dévotions à la Vierge Marie que les jésuites recommandent à leurs dirigés, « comme d’avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi un rosaire, ou bien une image de la Vierge », « saluer la Sainte Vierge au rencontre de ses images, dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge, prononcer souvent le nom de Marie ». Ces dévotions ne supposent nullement, selon le bon père jésuite qui les récite, que l’on donne son cœur à Marie, « quand on est trop attaché au monde ». Elles n’ont pour objet que de s’assurer « d’obtenir le cœur de la Vierge », en partant du principe que « qu’importe […] par où nous entrions dans le paradis, moyennant que nous y entrions », et que « soit de bond ou de volée, que nous en chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire ? » (Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 154-156). Pascal reproche aux casuistes de substituer une superstition alimentée par des scrupules à la véritable foi du cœur.
Il y en a bien qui croient mais par superstition. Il y en a bien qui ne croient pas, mais par libertinage ; peu sont entre deux.
Pascal n’emploie le mot libertinage qu’à deux reprises dans les Pensées (Soumission 13, et RO 279 (Laf. 954, Sel. 789)). Il n’emploie jamais le mot libertin dans les Pensées. Voir le dossier thématique sur le Libertinage.
Pascal estime que dans beaucoup de cas, sinon dans tous, le libertinage est une pose avantageuse, fréquente, mais qui n’implique pas un examen approfondi du problème religieux. Il s’en explique comme suit, dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), dans lequel il décrit cette attitude : Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir un si grand nombre, que cela serait surprenant si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté. C’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug, et qu’ils essayent d’imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses et qui savent que la seule voie d’y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ? Prétendent-ils nous avoir bien réjoui, de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ? et n’est-ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la plus triste ?
Le mot libertinage dans ce fragment a fait l’objet d’interprétations différentes. Henri Gouhier, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 117 et p. 228 et n. 32, rappelle que Baudin comprend libertinage d’esprit. Brunschvicg, lui, entend dérèglement de mœurs : Pascal parlerait ici de ceux qui « cherchent par libertinage » une « religion accommodée » (voir RO 279 - Laf. 954, Sel. 789).
Voir sur l’idée d’entre deux le fragment Commencement 3 (Laf. 152, Sel. 185). L’interprétation de ce terme fait toute la difficulté du fragment Soumission 13. Quel est ce terme intermédiaire, dont Pascal ne précise pas la nature ?
L’entre deux, dans ce fragment, ne se tient pas entre les contraires croire et ne pas croire, car aucun milieu peut exister entre eux. Il ne peut être qu’entre la superstition, qui est la caricature de la véritable soumission, et le libertinage, qui est la caricature du libre usage de la raison.
Selon Brunschvicg, le terme intermédiaire serait représenté par les vrais chrétiens, dégagés tout à la fois de la superstition et du libertinage, qui constitueraient une troisième catégorie. Cette interprétation se heurte au fait que, dans la deuxième partie du fragment, Pascal met ces véritables chrétiens entièrement à part de ce qu’il a dit dans la première.
H. Gouhier, de son côté, interprète le texte en un sens différent, qui met les vrais chrétiens entièrement à part. Il distingue trois catégories : les libertins, les croyants superstitieux, et un petit nombre de personnes intermédiaires, que leur refus des superstitions n’a pas conduites au libertinage, ni à l’incrédulité, mais qui ne vont pas jusqu’à vivre dans le monde sans être du monde comme le voudrait le vrai christianisme. Les véritables chrétiens qui sont dans la véritable piété de mœurs et croient par un sentiment du cœur formeraient une catégorie que la deuxième partie de Soumission 13 met entièrement à part.
Cette interprétation a pour elle de mettre vraiment à part, comme le fait Pascal, les vrais chrétiens qui pratiquent à la fois la soumission de la raison et son usage. Et du même coup, elle évite d’identifier sans justification ceux qui sont « entre deux » et « ceux qui croient par un sentiment du cœur ».
Elle a en revanche l’inconvénient de forger de toutes pièces une catégorie dont il n’est guère question chez Pascal, les personnes que leur refus des superstitions n’a conduites ni au libertinage, ni à l’incrédulité, mais qui ne vont pas jusqu’à vivre comme le voudrait le vrai christianisme.
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Je ne comprends pas en cela ceux qui sont dans la véritable piété de mœurs et tous ceux qui croient par un sentiment du cœur.
Voir un procédé d’exception analogue dans le fragment Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169), dernier §, à propos du roi sans divertissement, Pascal ajoute une réserve : Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.
De manière analogue, après avoir caractérisé les attitudes ordinaires parmi les hommes, Pascal met ici à part ce qui relève de la pure foi chrétienne des vrais chrétiens, qui ne sont pas vertueux par scrupule superstitieux, et dont la foi repose sur le sentiment du cœur. Voir Preuves par discours I (Laf. 424, Sel. 680) : C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. Comme l’indique le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142), seule cette foi du cœur fait sortir de la foi purement humaine, qui n’engendre que la mauvaise crainte et la superstition : ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.
Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement, Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes, il incline leur cœur à croire ; on ne croira jamais d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera. Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc.
La vraie foi du cœur engendre naturellement une conduite morale qui ne repose pas sur la concupiscence et l’amour propre, mais au contraire sur l’humilité qui conduit à la prière. Voir sur ce point, le fragment Conclusion 5 (Laf. 381, Sel. 413) : Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments c’est parce qu’ils ont une disposition intérieure toute sainte et que ce qu’ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu’un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu’eux-mêmes. Ils sentent qu’ils n’en ont pas la force d’eux-mêmes, qu’ils sont incapables d’aller à Dieu et que si Dieu ne vient à eux ils sont incapables d’aucune communication avec lui et ils entendent dire dans notre religion qu’il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-même, mais qu’étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s’est fait homme pour s’unir à nous. Il n’en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité.
Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414). Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l’esprit. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire et ainsi ils sont très efficacement persuadés.
J’avoue bien qu’un de ces chrétiens qui croient sans preuves n’aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle, qui en dira autant de soi, mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu’il ne peut le prouver lui-même.
Car Dieu ayant dit dans ses prophètes, (qui sont indubitablement prophètes) que dans le règne de J.-C. il répandrait son esprit sur les nations et que les fils, les filles et les enfants de l’Église prophétiseraient il est sans doute que l’esprit de Dieu est sur ceux-là et qu’il n’est point sur les autres.
La véritable foi par sentiment du cœur répond à la règle de soumission, contraire au libertinage, et d’usage de la raison, contraire à la superstition.