Fragment Soumission et usage de la raison n° 16 / 23  – Papier original : RO 214-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 235 p. 83 v° / C2 : p. 110

Éditions de Port-Royal : Chap. V - Soumission, et usage de la raison : 1669 et janvier 1670 p. 49  / 1678 n° 5 p. 51

Éditions savantes : Faugère II, 348, II / Havet XIII.6 / Brunschvicg 272 / Tourneur p. 231-1 / Le Guern 171 / Lafuma 182 / Sellier 213

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Bibliographie

 

 

ARNAULD Antoine, et NICOLE Pierre, La logique, ou l’art de penser, IV, ch. XI (1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 58 sq. 

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1971, p. 259.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 531. 

 

Éclaircissements

 

Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.

 

Un paradoxe analogue se retrouve dans d’autres passages des Pensées. Pascal raisonne ici comme dans le fragment Infini rien, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), lorsqu’il écrit : Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens. L’argument repose sur la substitution de la cohérence de l’attitude intellectuelle à la pure et simple rationalité de la doctrine. Dans l’argument du pari, Pascal admet que la vérité de la religion chrétienne ne peut être démontrée par la voie de la raison, en raison du mystère qu’elle enferme, mais c’est pour ajouter immédiatement que les chrétiens sont cohérents avec eux-mêmes lorsqu’ils s’abstiennent de chercher à démontrer une religion qu’ils savent indémontrable par raison. La cohérence logique est ainsi transférée de la doctrine à la manière dont cette doctrine est proposée ; on pourrait dire, en termes techniques, que Pascal admet qu’au niveau du discours, la religion n’est pas démontrable par raison, mais qu’au niveau du méta-discours, l’attitude des chrétiens est cohérente, raisonnable et même rationnelle. Voir l’analyse de Henri Gouhier, Blaise Pascal. Commentaires, p. 259, écrit que l’argument du pari substitue au rationnel (de premier degré) le raisonnable (de degré supérieur)

Dans le présent fragment, Pascal admet que la raison est contrainte de céder sur les principes, c’est-à-dire qu’elle est contrainte de renoncer aux principes purement philosophiques, et d’en admettre d’autres dont elle n’est pas la source, car ils proviennent d’une autorité surnaturelle. Mais il ajoute que cette attitude même, qui consiste à soumettre la raison, est raisonnable et cohérente, parce qu’elle est imposée par la démarche de la raison elle-même, après qu’elle a compris par expérience que les principes issus de la philosophie naturelle la conduisent à des contradictions inextricables.

Le caractère raisonnable de la soumission de la raison et de son usage s’appuie sur le principe formulé dans Soumission 7 (Laf. 173, Sel. 204). Si on soumet tout à la raison notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule. Une religion qui n’exige pas de soumission, c’est-à-dire qui n’a rien de mystérieux, n’est rien d’autre qu’une philosophie naturelle. Mais cette religion doit avoir des motifs raisonnables pour justifier l’acte de soumission : ce sont ces motifs qui ont été présentés dans le premier mouvement des papiers classés.

Pascal s’appuie sur une idée qui remonte à saint Augustin : voir Soumission 8 (Laf. 174, Sel. 205). Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle se doit soumettre.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 531. Cette formule paradoxale résume un paragraphe de l’Epistola 120-222 d’Augustin, n. 3 : « Ut ergo in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nondum percipere valemus, sed aliquando valebimus, fides praecedat rationem, qua cor mundetur, ut magnae rationis capiat et perferat lucem, hoc utique rationis est. Et ideo rationabiliter dictum est per prophetam : Nisi credideritis, non intellegetis [...] Proinde ut fides praecedat rationem, rationabiliter iussum est. Nam si hoc praeceptum rationabile non est, ergo irrationabile est : absit. Si igitur rationabile est ut ad magna quaedam, quae capi nondum possunt, fides praecedat rationem, procul dubio quantulacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ».

En fait, le texte dont s’inspire saint Augustin n’est pas exactement celui qu’il cite : voir Isaïe VII, 9. « Si non credideritis, non permanebitis » ; tr. de Sacy : « Si vous n’avez une ferme foi, vous ne persévérerez point ». Commentaire de Sacy : « Le prophète ajoute : Si vous n’avez une ferme foi, vous ne persévérerez point. Comme s’il disait [...] : Si vous n’êtes très persuadé que c’est Dieu qui vous délivrera de vos ennemis, vous ne persévérerez point dans la fidélité que vous lui devez, et vous retomberez bientôt dans des pensées présomptueuses qui vous perdront, en attribuant à vos propres forces ce que vous n’aurez reçu que de Dieu ».

On trouve un écho de cette idée dans Arnauld Antoine, et Nicole Pierre, Logique de Port-Royal, IV, ch. XI (1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 58 sq. :

« Que si on compare ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est, la raison, et la foi, il est certain que la foi suppose toujours quelque raison : car comme dit saint Augustin dans sa lettre 122 et en beaucoup d’autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadé qu’il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre. Ce qui est principalement vrai à l’égard de la foi divine, parce que la vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même il ne nous peut tromper en ce qu’il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit saint Paul, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement, ce qui est l’origine de toutes les fausses religions, mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sous l’autorité de Dieu, lorsqu’il nous a donné des preuves suffisantes, comme sont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent de croire que c’est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nous devons croire. »

En fait, ce n’est pas à la lettre 122 de saint Augustin qu’il faut se rapporter, mais à la lettre 120, I, 3, à Consentius (qui portait jadis le n° 222) :

« Absit, inquam, ut ideo credamus, ne rationem accipiamus sive quaeramus ; cum etiam credere non possemus, nisi rationales animas haberemus. Ut ergo in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nondum percipere valemus, sed aliquando valebimus, fides praecedat rationem, qua cor mundetur, ut magnae rationis capiat et perferat lucem, hoc utique rationis est. Et ideo rationabiliter dictum est per prophetam : Nisi credideritis, non intellegetis. Ubi procul dubio discrevit haec duo, deditque consilium quo prius credamus, ut id quod credimus intellegere valeamus. Proinde ut fides praecedat rationem, rationabiliter jussum est. Nam si hoc praeceptum rationabile non est, ergo irrationabile est : absit. Si igitur rationabile est ut ad magna quaedam, quae capi nondum possunt, fides praecedat rationem, procul dubio quantulacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ».

Ce passage de la Logique provient des Réflexions d’un docteur de Sorbonne sur l’avis donné par Monseigneur l’évêque d’Alet, sur le cas proposé touchant la souscription de la dernière constitution du pape Alexandre VII, et du formulaire de l’assemblée générale du clergé de France, d’Arnauld (27 avril 1657), inséré dans le Cas proposé touchant la signature de la bulle d’Alexandre VII et du formulaire du clergé, reproduit in Arnauld A., Œuvres, XXI, p. 22. La Logique cite Corinthiens II, X, 4-5 : « Nam arma militiae nostrae non carnalia sed potentia Deo ad destructionem munitionum consilia destruentes, et omnem altitudinem extollentem se adversus scientiam Dei et in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi ».

La même idée a été formulée par saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, I, chap. 6, éd. Michon, p. 151 sq. Donner son assentiment à ce qui relève de la foi n’est pas faire preuve de légèreté, bien que cela soit au-dessus de la raison.

L’idée est complétée par un argument a fortiori dans le fragment Soumission 23 (Laf. 188, Sel. 220) : La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela.

Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t‑on des surnaturelles ?

 

Pour approfondir…

 

On retrouve une démarche analogue dans des fragments qui n’appartiennent pas à Soumission et usage de la raison, non plus dans la perspective de la soumission de la personne qui se trouve en voie de conversion, mais comme réponse faite aux objections des incrédules. L’argument est à peu près le même, mais il se présente comme une justification de la foi chrétienne face à une attaque.

Voir le fragment Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne, quand on le lui présente ?

Fondement 5 (Laf. 228, Sel. 260). Que disent les prophètes de J.-C. ? qu’il sera évidemment Dieu ? non mais qu’il est un Dieu véritablement caché, qu’il sera méconnu, qu’on ne pensera point que ce soit lui, qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté puisque nous en faisons profession.

Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois, David, établis, Isaïe prince du sang, si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. [...] Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.